HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE
HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE Victor Schoelcher Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852 tome II ANNEXES
Annexe 2 — Conduite des proscrits de 1848 et 1849 au 2 décembre.
C’est pour nous un bonheur d’avoir à le dire, les proscrits français de 1848 et 1849, en Angleterre-, en Suisse, en Belgique, partout, ont fait au 2 décembre ce qu’on pouvait attendre d’hommes comme eux. Ceux de Suisse avaient coutume de se réunir de temps à autre, soit à Genève soit à Lausanne, pour s’entendre et se préparer à agir de concert. Le 2 décembre, comme s’ils avaient deviné ce qui se passait à Paris, ils se trouvaient rassemblés au nombre de trente environ chez le citoyen Beyer, à Bardonnex, près de Genève. Ils employèrent la nuit à discuter ce qu’ils feraient dans l’éventualité d’un coup d’état. Le citoyen Kersausie voulait qu’on tentât en masse une pointe sur Nantua. Le citoyen Boichot, considérant la difficulté des passages encombrés de neige ou formidablement gardés ; considérant d’ailleurs que des proscrits en aussi petit nombre, sans munitions et sans armes, seraient tout d’abord infailliblement écrasés, proposa d’opérer par groupes qui soulèveraient les populations à eux connues ; on pouvait ainsi mettre sur pied plusieurs localités importantes à la fois et former une petite armée avec laquelle on marcherait sur Paris pour aider directement les Parisiens ou attirer dehors une partie de la garnison de la capitale. Cet avis prévalut et l’on se sépara. Onze heures après, la nouvelle du guet-apens nocturne arrivait à Genève. Aussitôt la plus grande agitation se répandit dans la ville. Les proscrits, sur l’offre du président du Grütli[1], se réunirent dans la vaste salle où cette société démocratique et sociale tient ses séances. L’assemblée était fort nombreuse ; on y voyait, outre les Français, des Italiens, des Allemands et même des Suisses. Un comité révolutionnaire fut tout d’abord nommé ; il se composait des citoyens Beyer, Boichot, Kersausie- et Thoré. On proposait déjà des mesures d’urgence, lorsque M. James Fazy, président de la république genevoise, entra dans la salle, et s’efforça de dissuader les réfugiés de toute tentative ; il parla de mouvements de troupes aux frontières, il s’étonna de voir là des gens qui n’avaient pas le droit d’y être[2], et il termina, non point en sommant, mais en invitant instamment la réunion à se dissoudre. L’assemblée, après une violente discussion, se sépara, chargeant son comité d’aviser à tout ce que les circonstances exigeraient. Les quatre membres établis en permanence chez le citoyen Petit-Jean, au Pâquis, se mirent immédiatement en communication avec la frontière. D’heure en heure ils recevaient des nouvelles qui étaient aussitôt transmises aux réfugiés. La décision de la veille fut maintenue. — Boichot et Thoré avaient leur route par Lausanne ; ils y arrivèrent le soir du 4, et se réunirent avec Avril et Rolland chez le citoyen Kopp, où Beyer et Pflieger, se rendant à Bale, vinrent les rejoindre le lendemain. Là fut rédigée la pièce suivante qu’un imprimeur tira clandestinement à plusieurs milliers d’exemplaires.
AU PEUPLE FRANÇAIS.
« Après deux ans de conspiration et de complicité entre les ennemis du peuple, le plus audacieux d’entre eux vient de consommer contre la République un attentat brutal et perfide. Tu as compris les desseins criminels qu’un traître veut cacher sous les noms de République, de souveraineté et de suffrage. Tu es debout pour te venger. — L’Europe aussi se lèvera ! Tous les rebelles sont HORS LA LOI ! et il ne reste plus rien des institutions du passé. Accomplis donc enfin la grande Révolution qui réalisera pour tous les peuples la Liberté, l’Egalité et la Fraternité ! Nous sommes prêts à faire notre devoir comme tu vas faire le tien. Aux armes ! Vive la République démocratique et sociale !
Signé : Avril, représentant du peuple ; Boichot, id. ; Beyer, id. ; Kopp, id. ; Pflieger, id ; Rolland, id. ; Thoré, rédacteur de la Vraie République. »
Le citoyen Boichot qui, outre sa qualité de représentant du peuple, était, comme on le sait, sergent-major, fit, de son côté, une chaleureuse adresse à l’armée. — On se partagea les exemplaires de ces deux pièces destinées à être répandues dans les populations aussitôt que les signataires auraient passé la frontière. Avant de se séparer, peut-être pour ne plus se revoir, les sept amis firent un frugal souper et burent avec enthousiasme au triomphe de la République universelle. Le lendemain, Pflieger et Beyer prenaient le chemin de l’Alsace, Boichot franchissait le Jura à la Chaux-de-Fonds, Avril et Rolland allaient à Genève pour se diriger de là, l’un sur l’Isère, l’autre sur le département de Saône-et-Loire. Kopp resta à Lausanne. Déjà l’avant-veille plusieurs groupes s’étaient dirigés sur la France par la Savoie. Un premier détachement de vingt-cinq hommes, essayant de franchir le pont de Seyssel, dut reculer devant les forces qui garnissaient ce passage. Cependant quatre hommes de cette petite troupe voulant savoir si derrière les esclaves armés ne se trouvaient pas une population républicaine, traversèrent le Rhône à la nage, au-dessous de Seyssel, et touchèrent la terre de France. C’était CHARLET, Veillas, Champin et Perrier. Attaqués par les douaniers, ces quatre braves, après un engagement où succomba un de leurs adversaires, cherchèrent à repasser le fleuve. Veillas seul parvint sur la rive savoisienne. Perrier périt entre deux glaçons, Charlet et Champin furent pris. Champin est à Cayenne ! Dans un chapitre consacré aux assassinats juridiques des décembriseurs, nous dirons comment Charlet honora l’échafaud de son sang. Un second groupe, composé des citoyens Crinand ( ?), Petit-Jean, Bourat et Berthaud était entré en France par les Echelles ; mais mal accueillis, nous sommes forcé de l’avouer, par les habitants, ils furent obligés de revenir sur leurs pas. Enfin un autre départ avait eu lieu. Les citoyens qui le composaient, Mazon, Pascal, R. Bravard, Fouillade, Félix Tabouret, après s’être égarés dans les montagnes couvertes de neige, étaient venus camper à Chancy (Suisse). Le triste résultat de ces petites mais courageuses expéditions était dû moins encore aux obstacles matériels qu’elles avaient rencontrés qu’à l’attitude froide des populations. Ce qui se passait dans l’Ain et dans l’Isère avait lieu à peu près sur toute la ligne. — Le Jura (Poligny excepté), le Doubs, le Haut et le Bas-Rhin, ces départements de l’Est sur lesquels la démocratie comptait, ne purent ou ne voulurent faire aucun mouvement. En face de pareilles dispositions, et après les échecs éprouvés, il n’y avait plus qu’à se résigner et attendre. Les nouvelles de Paris achevèrent de porter le découragement dans tous les coeurs. Avril et Rolland avaient été obligés de s’arrêter sur les bords du Rhône. Boichot, après une tentative sur Mortaux (route de Besançon), était revenu à Bâle que ses amis n’avaient pu dépasser. Meyer et Smith, rédacteurs de journaux démocratiques de l’Alsace, y arrivèrent. Un comité fut formé, mais son influence sur le Haut et le Bas-Rhin demeura presque nulle. Ce comité n’en continua pas moins d’exister jusqu’au 21 décembre et de correspondre soit avec les populations limitrophes, soit avec deux autres centres formés à Lausanne et à Genève. Toutes ces réunions furent forcées de se dissoudre au moment où le soi-disant vote du peuple eut couvert de sa menteuse sanction les attentats de la conspiration militaire. Le conseil fédéral, qui jusque là était resté dans une prudente expectative, ne tarda pas à donner tort aux vaincus en les expulsant violemment du territoire de la Confédération. Le gouvernement de la Suisse, comme celui de la Belgique, a perdu les grandes traditions qui firent une si belle gloire aux Cantons. Nous ne pouvons dire tout ce qu’ont tenté les Français réfugiés en Belgique. Si ferme et si courageux que se soit montré le jury belge quand M. Bonaparte a fait poursuivre devant lui la presse vengeresse, nos amis ne sont que tolérés en Belgique. Dans l’intérêt de leur sécurité nous croyons ne pas devoir parler du rôle qu’ils ont joué lors du 2 décembre ; nous nous bornerons à dire qu’ils n’ont pas plus manqué à leur devoir que leurs compatriotes de Suisse et d’Angleterre. Dès le soir même de l’attentat, l’un d’eux, vétéran de la démocratie, s’est risqué jusqu’à Valenciennes pour essayer de soulever le département du Nord. Un autre, jeune homme intrépide, a pénétré jusqu’à Lille ; tous étaient prêts. Un jour, quand le despotisme qui déshonore la France aura cessé, ou bien quand la Belgique sera redevenue la terre hospitalière d’autrefois, on pourra dire ce que l’avant-garde de la proscription française a fait. Comme ceux de la Suisse et de la Belgique, les proscrits français de Londres, aussitôt qu’ils apprirent les événements de Paris, furent sur pied. Beaucoup, et entre autres le citoyen Ledru-Rollin, pensèrent ce que nous avions toujours pensé, ce qui était toujours entré dans nos prévisions : c’est que, l’Elysée attaquant, la révolution était faite. Le peuple ne l’a pas voulu. Néanmoins, les républicains réfugiés à Londres ne songèrent plus qu’à une chose, rentrer en France pour prendre part à la lutte. Mais ils avaient s à cela moins de facilité encore que les autres. Il leur fallait d’abord des passe-ports supposés, et il était presque impossible d’en obtenir tout de suite. Plus éloignés de la frontière, il leur fallait aussi plus d’argent pour s’y rendre. La difficulté d’en procurer à tout le monde fit décider que chacun individuellement gagnerait la terre du danger comme il le pourrait. Ils n’y réussirent pas tous, malgré leurs efforts. On ne saurait croire combien de proscrits vivent au jour le jour, particulièrement en Angleterre où il est si difficile pour les Français de trouver des moyens d’existence. Une vingtaine cependant, entre lesquels les citoyens Martin Bernard et Louis Blanc, parvinrent en Belgique, où malheureusement ils apprirent que tout était perdu. Les citoyens Ribeyrolles et Caussidière s’étaient embarqués sur un bateau pêcheur qui avait pris l’engagement de les descendre sur la côte de Fécamp ; mais, arrivés dans la nuit du 5 au 6, le patron ne voulut pas aborder à la côte, de crainte des douaniers. Entrer dans le port était se livrer ; bon gré mal gré, il fallut retourner à Londres. En somme, les- proscrits de 1848 et 1849 ont fait énergiquement leur devoir, et si on ne les a pas vus au milieu des combattants, c’est qu’ils ont rencontré, pour arriver, des obstacles insurmontables. Une chose à constater est celle-ci : Pendant le voyage du citoyen Louis Blanc, le bruit s’était répandu qu’ayant pu pénétré en France, il avait été arrêté et même, selon quelques journaux, fusillé. Eh bien, telle était l’horreur que le crime de Louis-Napoléon avait inspiré aux Anglais que, les premiers jours de son retour à Londres, le citoyen Louis Blanc se vit l’objet des sympathies les plus touchantes, non seulement de la part de ceux qui le connaissaient personnellement, mais de la part d’étrangers qui, l’apercevant dans la rue, courraient à lui et lui disaient : « C’était donc faux, votre arrestation ? Laissez-nous vous féliciter, monsieur…. Ah ! quel brigand ! »
[1] Société composée presque exclusivement de jeunes suisses ouvriers et étudiants. [2] Allusion à la présence des citoyens Beyer, Boichot et Pflieger, qui, comme les citoyens Avril, Pyat et Rolland, étaient expulsés de Suisse, pour avoir protesté contre la violation du droit d’asile.
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