LES BAGNES D’AFRIQUE

LES BAGNES D’AFRIQUE

 

HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE

 

par Charles Ribeyrolles, 

ex-rédacteur en chef de La Réforme

 

JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET.

 

Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade

 

1853

CHAPITRE VII

L’INTERNEMENT

 

 

L’armée des proscrits, dans ses divisions principales, a déjà passé devant nous. Le Bab-Azoun d’Alger nous est connu : nous avons suivi nos frères, étape par étape, des grands camps de Birkadem et Douéra, jusque dans les colonies éparses et lointaines que la vengeance a semées sur cette terre sauvage ; nous venons enfin de quitter Bône, le Belle-Isle de la côte africaine.

 

Que de douleurs dans cette odyssée aux vaillantes agonies, aux dévouements obscurs, aux cruautés lâches, aux tortures raffinées, — dans cette odyssée de la République égorgée par la trahison et crucifiée dans ses hommes ! — Ce n’est pas là tout, pourtant : il reste encore une grande misère à raconter, un pèlerinage à suivre ; il nous reste la légion qui souffre et qui meurt à l’écart, celle de l’internement !

 

Cette dernière tragédie n’effacera point les autres ; mais elle a des trahisons et des hypocrisies qui lui sont particulières, et l’on verra si, de tous points, elle n’est point digne du petit Sylla de Décembre ! (159)

 

 

L’INTERNEMENT

 

Dans l’échelle établie par les comités d’instruction, comités de police, d’administration ou de caserne, l’internement en France ne frappait que les citoyens contre lesquels la dénonciation n’avait pu fournir que des preuves de notoriété républicaine, sans acte aucun pouvant entraîner la condamnation soit à l’Afrique, soit à Cayenne.

 

C’était logique de la part du crime : il internait, sous la surveillance de ses polices, les hommes qu’il ne pouvait frapper pour flagrant délit de résistance, mais qui le pouvaient gêner, comme sympathiques à la République.

 

Il était donc juste, d’après les divisions établies, que l’internement en Algérie vint après l’Afrique-plus et l’Afrique-moins, et ne fut imposé qu’à des hommes que le soupçon seul ou la dénonciation anonyme avait désignés aux craintes des forbans.

 

Aux termes de la charte-Randon elle-même, l’internement ne devait-il pas être une faveur ?

 

Or, examinons ce qu’est en réalité cet adoucissement.

 

A peine arrivés au Lazaret, avant même que la police ait examiné les dossiers et pris les signalements, les portes sont rigoureusement fermées aux familles, aux amis, et s’ouvrent exclusivement devant des juifs autorisés à venir visiter les prisonniers.

 

— Avez-vous de l’argent ? Voulez-vous louer une belle maison ?

 

— Nous avons de l’argent, répondent quelques-uns, mais comment voulez-vous que nous puissions louer vos maisons : nous sommes condamnés à l’Afrique-plus !

 

— Soyez sans inquiétude : louez ma maison, je me charge du reste.

 

— Comment ?

 

— Voici qui ne vous laissera point de doute…

 

Et le juif exhibe une permission délivrée par le secrétariat général ; de son côté, quelque de Mongeot reçoit l’ordre de confier les prisonniers à ces spéculateurs borgnes, pour qu’ils puissent ensemble visiter les propriétés qu’ils voudraient acheter ou louer…On partagera plus tard !

 

Nos amis ne comprennent rien à ce qui se passe autour d’eux : ils se souviennent encore de leur comparution dernière devant les de Goyon : ils se rappellent combien ce terrible justicier faisant ses enquêtes dérisoires, insistait sur ses commutations du plus au moins ; ils croient enfin que ces entremetteurs sont envoyés pour insulter à leur misère et caresser leur désespoir, par la perspective d’une liberté-mensonge :

 

— Allez-vous habiller, messieurs, je reviens vous prendre, leur disait le juif.

 

Chacun procède lentement, car il doute encore — on doute toujours après tant de sinistres ! — mais s’il y a certitude ou caution d’argent, les courtiers revenaient bientôt munis d’un exeat en bonne et due forme. Que de mères se lamentant attendaient, pour un regard, pour une caresse, derrière les juifs !

 

Nos amis sortent, doutant toujours ; mais ils rentrent bientôt enivrés de cet air libre qu’ils viennent de respirer ; on les entoure ; on veut savoir ce que signifient et ce que valent ces petites avances au malheur. — Quelques-uns, les paysans surtout, espèrent : ils sont de l’Afrique-moins !

 

Comment croire, en effet, quand le juif avait obtenu si facilement ce que la famille éplorée demandait en vain, qu’il serait fait un long refus aux pauvres, aux impuissants, au menu-peuple de la proscription bonapartiste ?

 

Ces paysans si dévoués au martyr de Sainte-Hélène, ces paysans qui ont laissé leur sang dans toutes les batailles de l’empire, et leurs votes dans toutes les urnes, comment croire qu’ils seraient oubliés quand on fait miséricorde aux bourgeois et longue chaîne à tous ces Gracques sortis du Mont-Sacré de 89 ?

 

Ces avocats, ces industriels, ces médecins, ces propriétaires, chefs d’action et chefs de propagande, on les admettait à l’internement : n’y avait-il pas là, pour les soldats, une promesse de liberté prochaine ?

 

Pauvres gens ! ils devaient apprendre bientôt le but financier de ces distinctions, et le sort qui leur était réservé !

 

« Il faut, disait Monnier, que l’ivraie soit séparée du bon grain ; » c’est-à-dire, que les riches ou les moins dépourvus obtenaient l’internement pour être mis à sec, et qu’on gardait les pauvres pour les envoyer sur les routes ! Double spéculation au profit de la caisse des voleurs.

 

On ne les avait pas tous pourtant ces privilégiés de la fortune ; et les plus énergiques, les plus clairvoyants, les plus dévoués des bourgeois ont mieux aimé rester sur la paille des camps ou des forts, prêchant le droit et la dignité par la parole et par l’exemple, que d’aller, dans les internements, becqueter leurs derniers revenus en compagnie des juifs !

 

L’index frappait ces oisifs rebelles à l’escroquerie des administrations ; mais on détestait et l’on traquait encore plus les ouvriers, les artisans qui n’avaient point finance pour l’internement, c’est-à-dire pour la spéculation, pour le vol : ils étaient, ceux-là, plus coupables que leurs camarades, coupables de ne point avoir le capital !

 

Toutefois, comme ces pauvres paysans rompus aux fatigues étaient l’espoir des spéculateurs de la bande noire africaine, on les ménageait un peu, pour les décider au travail, en leur parlant famille, foyers du village, souvenirs du champ et de la haie, — affections inconnues ou mortes pour les bourreaux, mais qui pouvaient remuer les fibres et l’âme de ces tristes exilés du chaume et de la patrie.

 

Ne demandez point l’internement, leur disait-on ; casematés dans vos foyers d’exil, foyers limités, comme le veut le règlement, vous sériez oubliés par l’administration centrale, tandis que dans les camps, dans les villages et sur les routes, le gouvernement vous voit, vous a sous la main, et les rapports hebdomadaires adressés à M. Randon auront pour résultat votre mise en liberté. Vous serez avant peu tous rentrés ; — travaillez, travaillez donc ! cela seul peut vous ouvrir les portes de France !

 

Et, pour donner force à ces exhortations des chercheurs de primes, les villes principales dans lesquelles l’ouvrier aurait pu trouver un peu de travail, étaient interdites aux travailleurs. C’est vainement qu’ils sollicitaient le séjour d’Alger, d’Oran ou de Blidah ; à quelques rares exceptions près, le gouvernement n’accordait aucune permission pour ces villes, tant il redoutait le contact des transportés avec ces populations républicaines.

 

Les internés, rebelles quand même, ou qu’on avait triés et pesés à la balance des spéculateurs, se rendaient au lieu de leur destination munis de feuilles de route portant le règlement suivant : il n’était question d’aucune indemnité dans cette cédule ; nourriture, logement, entretien, tout restait à leur charge :

 

RÈGLEMENT spécial POUR LES TRANSPORTÉS INTERNÉS.

 

1. Les transportés auxquels le gouverneur-général aura assigné une résidence spéciale, conformément à l’art. 33 du règlement du 20 mars dernier, devront reconnaître la mesure favorable dont ils auront été l’objet, par une conduite réservée et tranquille, et en s’abstenant de tout propos et de toute démonstration politiques.

 

2. L’autorité militaire locale, sous les ordres de laquelle ils seront placés, déterminera la circonscription dans laquelle ils devront résider et exercera une surveillance constante sur leurs démarches.

 

Elle prescrira un appel journalier, ou l’obligation pour chaque transporté d’apposer sa signature sur un registre ad hoc, déposé au bureau de la place.

 

3. L’interné qui se montrerait rebelle à l’autorité, qui manifesterait des opinions démagogiques, qui chercherait à nouer des relations politiques avec la population, la garnison, ou ses co-détenus, serait immédiatement réintégré dans l’un des forts ou camps.

 

4. Celui qui quitterait sa résidence sans autorisation, serait remis, après son arrestation, à la disposition du gouvernement, pour être transporté à la Guyane, conformément à l’art. 5 du décret du 5 mars dernier.

 

5. L’autorité verra avec satisfaction que les internés se livrent à des occupations en rapport avec leurs aptitudes respectives ; elle favorisera particulièrement les travaux et les exploitations agricoles.

 

Alger, le 16 avril 1852.

 

Le gouverneur-général , Signé RANDON.

 

Pour ampliation : Le secrétaire-général, Signé G. MERCIER.

 

 

Dans le premier article du rescrit sur les internés, M. Randon leur déclare que c’est une mesure de faveur, qu’ils auront à reconnaître, en s’abstenant de tout propos et de toute démonstration politiques.

 

L’internement, pénalité disciplinaire, n’a jamais été pris au sérieux, nous l’avons dit déjà : c’est la spéculation africaine qui a voulu, besogneuse et rapace, escompter les douleurs et les bourses. Mais si nous avions besoin de preuves, ne sont-elles pas écrites, dans ce rappel au devoir muet, à l’abstention des captifs !

 

Des hommes condamnés sont justiciables de la peine et seulement de la peine encourue. Ici M. Randon déclare que ses condamnés aient à se souvenir de la miséricorde administrative qui leur est concédée par les philantropes du Coup d’Etat, et, s’ils l’oublient, voici ce que dit l’article 3 :

 

« Le coupable en révolte, par relations avec les habitants, ou par opinions démagogiques manifestées, serait immédiatement renvoyé dans les forts ou les camps Algérie-plus, » (grande Algérie !)

 

Que si quelqu’un des internés, rebelle aux soins paternels, quittait jamais sa résidence, il serait remis, après son arrestation « (Art. 4.) à l’autorité compétente, » — la militaire, et, de par un décret du gouvernement (mars, art. 5), expédié sur Cayenne !

 

Ainsi M. Randon peut changer, sur délation ténébreuse, le simple internement, en séquestration dans les forts, et, grâce à l’un des édits de la dictature, il peut, de par, ou sans délation, envoyer son monde aux marais de la Guyane, et le condamner à l’agonie lente, à la mort sèche !

 

Que deviennent les tribunaux, et leurs considérants et leurs arrêts ? Nous parlons des tribunaux du guet-à-pens ; que devient la justice exceptionnelle et parjure qui a réglé le sort des victimes ?

 

Il n’y a donc plus, comme nous l’avons établi vingt fois et prouvé dans ces pages, il n’y a donc plus, là-bas, ni conseils de guerre, ni commissions mixtes, ni juges, ni condamnés : il n’y a plus que des Chrétiens au cirque et les hyènes d’Afrique !

 

Voilà les priviléges que s’est réservés le gouverneur Randon : voici maintenant ceux qu’il a laissés à ses vaincus, sous horizon de Cayenne.

 

 

Journal d’un interné (le citoyen Ay…)

 

Constantine, ce 30 mai 1852.

 

Le lendemain du jour de notre arrivée au Lazaret, à onze heures, nous montions à bord du Colbert, où nous fûmes très mal nourris pendant la traversée. La mer était calme, calme comme la Seine de notre vieux et cher Paris. Nous couchâmes sur le pont, enveloppés dans des couvertures ; pendant la nuit la pluie tomba par torrents et nous étions sous le déluge ; enfin après une traversée de trente-deux heures nous arrivons à Stora ; il est impossible de débarquer à Philippeville, mauvais pied, disent les marins. — Là les sergents qui nous accompagnent reçoivent l’ordre de nous faire partir sans retard… nous étions si dangereux ! On nous expédie à trois heures : arrivés à El-Arrouche, étape intermédiaire, à trente-deux kilomètres de Philippeville, on nous fait faire halte. On nous dirige de là sur Smendon, et enfin le samedi nous arrivons à destination. La dernière étape se comptait par 36 kilomètres ; déjà nous apercevions Constantine, situé a trois lieues de nous, perché sur un rocher comme un nid d’aigle.

 

Il y a des nuées de corneilles, de cigognes et d’hirondelles qui planent au-dessus de la vieille ville arabe ; ces dernières, entre autres, sont tellement familières dans le pays qu’elles font leurs nids dans l’intérieur des maisons, nous en avons vu toute une famille dans une auberge d’Elarrouche. Nos camarades qui vont à Sétif ont reçu depuis Philippe-Ville un franc vingt-cinq centimes par jour, et nous rien ! mais ces pauvres amis les ont bien gagnés ; car en arrivant à Constantine nous avons eu la douleur de les voir emprisonner, tandis que nous restions libres. Pourquoi cela ? Les sergents nous ont dit qu’ils n’étaient point internés dans les mêmes conditions que nous, et qu’ils avaient accepté le travail pour le compte du gouvernement. J’ai fait quelques protestations, mais vaines paroles, qui se perdaient au vent ! Nos amis ont été jetés en prison comme ceux de Lambessa qui ont refusé le travail, et qui doivent passer devant le Conseil de guerre.

 

Ils sont ainsi restés huit jours détenus, et ne sont partis pour Sétif que samedi dernier. De Constantine à Sétif, quatre étapes, et sur la route quatre maisons : quelle hospitalité possible ? nos pauvres amis sont bien à plaindre !

 

Ici le travail va peu, nous sommes presque tous oisifs forcés, et sans espoir de trouver avant longtemps une occupation sérieuse.

 

Les Français sont en grande minorité, tout le commerce est fait par les Juifs, les Arabes et les Maltais. Les vivres heureusement n’y sont pas très chers, mais en revanche les meubles, les vêtements et les loyers nous écrasent ; la plus petite et la plus modeste chambre garnie coûte de vingt-cinq à trente francs par mois ; le prix de Paris et de Londres ! N’était la liberté de parcourir librement la ville, la position ne serait point à risquer, si l’on ne risquait tout pour échapper à certains bourreaux ; mais nous étions des princes pourtant : quel devait être en effet le sort de ceux que l’on confinait dans les villages de l’intérieur : tels que Batna près du désert, Mascara ou Guelma, occupés par la troupe ? Nous avons vu ce qu’était l’internement à Beni-Mansour ; ne dirait-on pas que cette peine avec ses misères n’était infligée à plusieurs que comme raffinement de supplice et comme nouveau châtiment ?

 

 

Ce n’était point assez du règlement général donné par Randon ; venaient, par séries, les circulaires des derniers chefs d’administration ; chacun voulait avoir sa part d’autorité, chacun cherchait une vexation, un supplice, une preuve à donner : dans tous les rangs on travaillait à monter, par les crimes, jusqu’au maître !

 

Autre correspondance sur les tristes conditions de l’internement. La lettre qui suit est de ce même de Caudin, dont le nom s’est déjà trouvé dans ces pages, et qu’ont tué les terribles nostalgies de l’idée impuissante et de la patrie perdue :

 

 

Bône, 9 août 1852.

 

Mon cher ami,

 

J’ai reçu ta bonne lettre et j’y ai vu ce que je craignais d’y voir : une monotonie désolante dans vos joies et la presque impossibilité d’y substituer le moindre travail honnête et libre. — C’est à peu près le sort qui attend tous ceux de nos camarades dont l’impatience a été plus grande que la mienne et qui ont espéré d’un changement de position ce que le changement seul des choses pouvait leur donner : l’indépendance !

 

J’attends toujours avec le même calme et la même foi dans un meilleur avenir. Mais pour moi, pas d’internement.

 

… … …

 

Tu comprends facilement, toi mon ami, qu’une fois la ville où je serais épuisée de portraits, ce qui ne serait pas long, je courrais grand risque de mourir de faim, et je ne veux pas de cela. Mais je doute que M. le gouverneur comprenne la nécessité de me laisser vivre. Tu te rappelles que d’Aiguillon répondait à un solliciteur qui lui disait : « — Mais, monseigneur, il faut bien que je vive ! — Je n’en vois pas la nécessité. » Le bon mot du grand seigneur est au fond la pensée, la dernière pensée de nos maîtres !

 

Je vous embrasse de cœur, mes bons amis. Je suis avec vous tous, mais de loin, de bien loin… J’attends !

 

A vous,

 

Jules de CAUDIN.

 

 

Cette lettre du martyr de Caudin était adressée au citoyen Frond, interné à Dellys, et dans les notes duquel nous trouvons encore les détails qui suivent :

 

 

Sur quarante-cinq internés qu’il y avait à Dellys, trois ou quatre travaillaient un peu, mais tous vivaient de privations ou du peu de ressources que leur envoyaient leurs familles. Encore fallait-il que ces ressources ne fussent pas arrêtées à la poste par les craintes ou les calculs de notre administration si paternelle.

Point de chambres à louer, point de lits, points de meubles : trois mois, nous avons couché sur la paille, dans une masure éventrée, et si nous n’avions formé les faisceaux de famille, c’est-à-dire tout mis en commun, les plus dénués de la colonie seraient morts de faim.

 

 

Extrait d’un autre journal d’Afrique :

 

Les premières nouvelles que nous reçûmes de nos amis, dit le citoyen Lasserre, nous vinrent de la côte. Parmi eux se trouvaient un commis voyageur de Paris et un élève de l’école des mines, les autres étaient presque tous ébénistes et menuisiers. « Nous n’avons pas de travail, écrivaient-ils, nous n’en trouvons même pas, on ne fait point de meubles ici ; nous couchons et nous vivons à raison de trente centimes chacun, à la caserne où nous faisons des baquets. » Pour moi, dit le commis voyageur, j’ai pris une place de domestique chez une vieille dame veuve.

 

… … …

 

A Guelma, ils vivaient en commun dans une petite chambre vide de tout meuble, mal close, couchés sur la paille ; le loyer était de douze francs par mois. Ici, m’écrivait mon ami Durand, c’est la terre des déceptions, le présent m’inquiète et l’avenir m’épouvante. Sans Fourcade, qui seul a une occupation, j’ignore ce que nous serions devenus… Si avant la fin du mois nous ne recevons pas quelques fonds de France, il faudra nous résoudre aux plus dures privations. Nous sommes au milieu d’une population assez sympathique ; mais qui lutte elle-même contre le besoin.

 

… … …

 

Je suis enfin à Philippe-Ville, écrit un autre interné, assez mal nourri et plus mal logé, je paie quarante-deux francs par mois ; la ville n’est pas trop déplaisante, mais il n’y a que peu d’ouvrage, et par conséquent rien à espérer pour moi qui n’ai pas d’état ; dites à nos camarades de toutes professions de ne pas venir ici, il n’y a d’occupation et bien faible encore que pour les raccommodages.

 

… … …

 

Ne venez pas à Sétif ; conseillait-on de cette ville, il n’y a rien faire. Un de nos amis avait trouvé deux leçons à donner… l’administration vient de lui intimer l’ordre de les cesser, sous prétexte qu’il faisait tort aux écoles chrétiennes.

 

— Gardez-vous de venir à Mascara, disait un ferblantier, il n’y a que des soldats, et partant rien de bon à attendre ; je nettoie et raccommode les lanternes…

 

— Cette contrée est magnifique, écrivait, de Miliana, le citoyen Crubailhes ; c’est un paradis terrestre, mais pour y vivre il faut avoir des rentes… impossible d’y trouver une occupation quelconque ; la vie y est chère et les rentiers nous détestent ; ne venez pas ici.

 

— Je vous écris sur mes genoux, mandait-on de Constantine, attendu que je n’ai ni chaise, ni table, ni lit ; nous sommes une vingtaine ensemble, couchant sur la paille, vivant en commun. Le nombre des internés ici est considérable, peu trouveront de l’occupation ; il fait une chaleur étouffante et le Sirocco souffle de toutes ses vapeurs. Marle travaille dans une imprimerie, mais il ne pourra continuer, il n’y voit plus. Quelques-uns de nos camarades travaillent comme manoeuvres, d’autres se sont mis garçons de cave et de café, quelques autres puisent de l’eau. Le plus grand nombre est sans ressources ; qu’allons-nous devenir ?

 

On écrivait encore de Constantine : j’ai ouï dire que l’hiver l’ouvrier est très malheureux, que celui qui n’a pas le bonheur de travailler et de faire des économies l’été, est réduit, durant le mauvais temps, aux plus cruelles privations. C’est le sort qui nous attend presque tous.

 

De tous les points de l’Afrique, en un mot, l’on nous donnait les mêmes renseignements. Quant aux promesses de concession de terrain, de colonisation, ce n’était qu’un leurre. Les nombreuses familles qui, sous l’administration de Cavaignac et par les soins de M. Trélat, allèrent en Afrique, y sont mortes, les unes de misère, victimes de l’esprit tracassier de l’administration militaire, d’autres par les fièvres ou les fatigues du défrichement. Celles qui ont pu résister y traînent une misérable existence ou sont rentrées en France entièrement ruinées. Un commandant de place ou un simple capitaine peut vous déposséder à son gré. Choisissez donc un internement dans ces cercles de l’arbitraire !

 

 

Mais ce n’étaient pas l’oisiveté forcée, la misère et ses privations si rudes qui tourmentaient seuls les privilégiés de l’internement : la police venait en aide à la vermine, au climat, à la faim !

 

Qu’on lise la circulaire suivante :

 

La gendarmerie doit exercer une surveillance active, incessante sur les ennemis de l’ordre et de la société.

 

Les commandants de brigades sont tenus d’ouvrir immédiatement un registre sur lequel seront inscrits, avec le plus grand soin, les noms, prénoms, âge, profession, lieu de naissance, signalement complet de chaque interné, le motif de sa transportation, les renseignements recueillis sur son compte, enfin les observations sur sa conduite habituelle.

 

Il me sera fourni par chaque commandant de brigade, le 16 et le dernier de chaque mois, un rapport spécial.

 

Les commandants de brigades devront exiger que chaque interné vienne tous les jours à la caserne donner sa signature : c’est surtout dans ses tournées, et particulièrement près des surveillants des établissements disciplinaires, que la gendarmerie devra prendre les informations qui lui sont nécessaires pour éclairer ma religion et celle de l’autorité supérieure.

 

Les internés qui obtiendront des autorités la faveur de s’absenter momentanément, devront être munis d’une permission écrite et seront, pendant la durée de leur absence, l’objet d’une surveillance spéciale dont le rapport me sera fait.

 

La gendarmerie devra signaler à la bienveillance du gouvernement les internés vraiment repentants, et à sa juste sévérité ceux qui n’aspirent à la liberté que pour porter atteinte à celle d’autrui.

 

Le colonel de VERNON.

 

 

Une autre circulaire du mois d’août disait que les internés étaient complètement à la discrétion de la gendarmerie, qu’ils ne pouvaient invoquer aucune loi, aucun droit, qu’il était défendu d’avoir aucun rapport avec eux ; que serait puni très rigoureusement tout gendarme qui ne fournirait pas des renseignements sur la conduite et les actes des internés.

 

Avec de pareilles mesures, alors même qu’il en eût eu les moyens, quel interné pouvait former un établissement, asseoir un intérêt sérieux et tenter une longue échéance ? Dans ces atroces conditions, était-il jamais sûr du lendemain ?

 

Voici ce que dit le gouverneur Randon dans sa circulaire du 28 juillet 1852 :

 

A MM. les généraux commandant les divisions militaires.

 

Alger, 28 juillet 1852.

 

Général,

 

En exécution de l’art. 33 du règlement du 20 mars, que M. le ministre de la guerre a bien voulu approuver, j’ai autorisé l’internement, dans différentes localités de l’Algérie, d’un certain nombre de transportés de 1852.

Il ne faut pas que les individus qui ont été l’objet de cette faveur, se méprennent sur leur véritable caractère.

 

Les internements que le gouverneur accorde, en vertu des pouvoirs qui lui sont confiés, sont essentiellement provisoires et révocables. Ils laissent subsister, dans toute leur plénitude, les condamnations encourues.

 

Je vous invite à faire adresser très nettement, par la voie de l’ordre, cette observation à tous les transportés.

 

J’ajoute avec satisfaction, d’après une communication que je reçois de M. le ministre de la guerre, que le prince-président est disposé à la clémence et à sanctionner, par des commutations de peines accordées sur la demande expresse et formelle des transportés, quelques-uns des internements que j’ai autorisés et qui deviendront ainsi définitifs.

 

Les demandes dont il s’agit devront être adressées au prince-président lui-même, et lui parvenir par mon intermédiaire.

 

Veuillez, général, faire recueillir immédiatement celles que les transportés se disposeront à faire, et me les transmettre avec un état du modèle ci-joint.

 

Les transportés qui, exerçant la profession de cultivateurs, voudraient entreprendre des exploitations agricoles, et faire venir dans ce but leurs familles en Afrique, devront indiquer très exactement le domicile desdites familles, afin que si des passages gratuits leur sont accordés, on puisse les en informer sans retard.

 

Il a déjà été bien entendu que le gouvernement accordera en outre, aux internés qui le mériteront par leur bonne conduite, des concessions de terre d’une étendue en rapport avec leurs moyens d’exploitation.

 

Recevez, etc.

 

Signé : Randon.

 

 

De ces divers décrets, publiés par l’autorité supérieure, que résulte-t-il ? Que les internés qui ne peuvent ni recevoir d’argent, ni directement envoyer de lettres aux familles sont, en même temps, soumis à la surveillance incessante, absolue, tracassière de messieurs les gendarmes : — qu’il est enjoint à ces derniers de fournir, deux fois par mois à l’administration centrale, des rapports détaillés et secrets sur les actes et la conduite de leurs administrés — qu’avec les pratiques habituelles aux subalternes, cette surveillance devait tourner fatalement à l’espionnage, à la délation, aux calomnies intéressées, et que par suite, les cercles d’internement, où l’on rendait tout travail impossible, n’étaient en fait qu’un préau de prison, des espèces de limbes policières s’ouvrant sur Cayenne ou les forts !

 

Dans les circulaires, dans les correspondances on parlait différemment, et la colonisation y marchait le long des phrases : mais au fond, il n’y eut jamais d’intérêts protégés, de terres concédées, de familles mises en sol et provisions de culture : le gendarme seul y défrichait pour son ambition et sa paie !

 

L’internement, toutefois, avait quelques avantages, mais pour ceux-là seulement auxquels des revenus certains assuraient la vie tranquille et les calmes loisirs : quant aux ouvriers qui n’avaient point accès dans les villes, ils languissaient dans la misère et mouraient à l’écart, comme ces anciens esclaves de Rome qu’on jetait avec les vieux chevaux dans les îles désertes.

 

La vie de ces hommes, relégués dans des villages, véritables prisons cellulaires, était un supplice permanent : leur dignité saignait sous le haillon, leurs entrailles se tordaient sous la faim, et, dans l’impérieux besoin de leur nature vaillante, l’oisiveté forcée leur était, à la fois, agonie et remords.

 

Que faire cependant ? L’ébéniste de Paris pouvait-il trouver clientèle au milieu de ces masures qui n’avaient pas un bahut ? Le graveur, l’orfèvre, le chef de métier de Lyon pouvaient-ils tisser la soie, tailler les métaux, orner de figurines à la Médicis les grossières poteries du désert ? Le charron lui-même, le charpentier, le tailleur, le bottier, le forgeron avaient-ils chance d’organiser une clientèle, dans leur milieu de colons étiques et de pêcheurs à moitié nus ?

Jetez Benvenuto Cellini loin de Florence ou de Rome, au-delà de la mer, dans une contrée sauvage et pauvre, et le grand artiste, qui fut l’orgueil de son temps, s’éteindra bientôt, comme les paysans en prison, en vous redemandant le château Saint-Ange !

 

Mais c’était là, précisément, la pensée du prince, comme aurait dit Machiavel : ceux de ses prolétaires que pouvaient embaucher les hypocrites séductions des missionnaires-geôliers, il les envoyait sur ses routes de pestilence, où la mort les frappait par centaines, et — ceux des grands centres de Lyon ou de Paris, les ouvriers intelligents, au caractère indomptable, à l’esprit élevé, les maîtres de l’outil et de l’idée, trempés dans les révolutions, il les jetait dans ses forts ou dans les cellules de l’internement, entre le désespoir et la faim !

 

Il savait bien que ceux qui ne mourraient pas ou de la misère ou des fièvres tomberaient bientôt sous les grandes nostalgies ; il spéculait sur l’isolement et les épuisements du désert ; il ralliait de loin ses vaincus pour le char de l’empire !

 

Et voilà pourquoi M. Randon avait écrit ses circulaires de clémence, — et voilà pourquoi, dans les camps, dans les colonies, dans les forts comme dans les cercles d’internement, on provoquait à la soumission, par le mensonge, par la promesse, par la menace, par toutes les espérances sacrées, par tous les souvenirs de la famille et de la patrie.

 

On pensait que la persécution avait porté coup, et que les suppliciés, les cadavres du malheur ne résisteraient pas long temps. — Ils avaient tant souffert !

 

Enfin, quand tout fut ainsi préparé, pour donner plus de force à cette politique infâme, qui cherche partout des hontes complices, on envoya dans les bagnes africains un commissaire des grâces, déjà connu, le de Goyon de Saint-Lazare et des écuries de l’Elysée.

 

Ce philanthrope de la haine et de l’éperon fit son entrée dans la ville d’Alger en proconsul hilare et fringant : il étalait toutes les insolences du panache et toutes les courtoisies du bon .prince ; il visita le Lazaret, Douéra, Birkadem, quelques-uns des camps-colonies, discourant partout, injuriant les uns, menaçant les autres, et prenant, de toutes mains, des placets qui se perdaient dans ses fontes.

 

Qu’y avait-il, en effet, de sérieux au fond de ces bienveillances gasconnes, insolentes, éperonées ? Le dialogue suivant nous le dira — dialogue surpris entre un fonctionnaire et notre grand général qu’un vapeur de l’Etat emportait d’Alger à Bône.

 

Le haut commissaire était sur le pont en pantouffles jaunes, robe de chambre à reflets d’or et toque verte, comme un ancien sénéchal en tournée ; sa Grâce caressait l’officier d’une parole ou d’un salut, jetait un cigare au marin, un sourire aux femmes, et coquetait de son mieux avec tous les passagers.

 

— Que pensez-vous des événements ? dit-il à un de ces derniers qu’illustrait une croix d’honneur, triste signe en ce temps des gloires malvenues.

 

— Son Altesse, général, a sauvé la France d’un grand cataclysme !

 

— Vous avez mille fois raison, monsieur ; mais cela n’a pas été sans peine : les forces de l’anarchie étaient formidables… J’y étais !

 

— Ce vous est un grand honneur, général ; quant au prince, je vous le répète, il nous a tous sauvés !

 

— Oh ! si l’insurrection avait duré, nous aurions bombardé Paris : c’était le plan des généraux et la pensée du prince !

 

— Et vous auriez bien fait ma foi : ce Paris est un volcan qui fume toujours quand il n’éclate pas… Mais vous venez, général, faire grâce et largesse aux brigands ?

 

— Oh ! soyez tranquille, monsieur, la pensée du prince m’est connue : nous avons causé longtemps, et la pluie de clémence n’amènera pas d’orages. Il a’agit d’amnistier les petits coupables, les impuissants, les égarée qui feront amende honorable et soumission absolue : vous voyez que les Jacques ne rentreront pas en bien grosse phalange. Quant à tous ces plumassiers, à ces buveurs d’encre, à ces avocats bavards, à ces médecins ignares, à toute cette bourgeoisie libérale et révolutionnaire qui est l’effroi des honnêtes gens, le prince n’en veut plus : ils pourriront en Afrique, avec le chacal, leur frère, sans grâce et sans espérance.

 

— Vous pensez juste et dites vrai, reprit la rosette, et dans ces conditions, l’amnistie n’est pas fort redoutable… Quel grand prince que Louis Bonaparte ! — Il est vraiment de la famille des aigles !

 

— Oui sans doute, mais je crois, entre nous, qu’il est plus grand que l’autre !

 

 

Sur ce, les deux hommes d’Etat se saluèrent, et M. de Goyon entrant dans le port, inscrivit sur ses tablettes, pour le placer plus tard, ce grand mot qu’il devait à son compère de la police : il est vraiment de la famille des aigles !

 

A Bône, M. de Goyon recruta peu malgré ses harangues ; mais comme il avait déjà fait bonne récolte de placets dans les camps, il put reprendre la mer la sacoche était pleine.

 

Triste comédie, vraiment, et qui devait laisser derrière elle bien des désespoirs !

 

Combien, en effet, en est-il revenu de ces paysans égarés, de ces impuissants, de ces petits coupables ? Quelques centaines sur dix ou douze mille : la grande armée est toujours là-bas, dans ses cercles désolés, morne, sombre, affaiblie ; tombant sur les routes et n’attendant plus ; car on a tué jusqu’à l’espérance !

 

Ce sont maintenant les INTERNéS de la mort.

 

Voici pourtant ce qu’écrivait, il y a quelques années, l’empereur-bourreau, l’exilé de jadis :

 

O vous que le bonheur a rendus égoïstes, qui n’avez jamais souffert les tourments de l’exil, vous croyez que c’est une peine légère que de priver les hommes de leur patrie ! Or, sachez-le, l’exil est un martyre continuel, c’est la mort ; mais non la mort glorieuse et brillante de ceux qui succombent pour la patrie, non la mort plus douce de ceux dont la vie s’éteint au milieu des charmes du foyer domestique, mais une mort de consomption, lente et hideuse, qui vous mine sourdement et vous conduit sans bruit et sans effort ,à un tombeau désert. Dans l’exil, l’air qui vous entoure vous étouffe, et vous ne vivez que du souffle affaibli qui vient des rives lointaines de la terre natale.

 

L.—N. BONAPARTE.

 

 

Ainsi chantait le caïman quand il était à sec, sur le rivage de l’étranger.

 

O Révolution, feu du ciel, foudres vengeurs qui vous allumez aux autels de la justice éternelle, n’éclaterez-vous pas, enfin ! et la terre ne sera-t-elle pas purifiée ?