LES BAGNES D’AFRIQUE
LES BAGNES D’AFRIQUE HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE. par Charles Ribeyrolles, ex-rédacteur en chef de La Réforme JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET. Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade 1853
CHAPITRE VI LES CAMPS-COLONIES première partie
De ses deux grands déversoirs, Bir-Kadem et Douéra, le gouvernement algérien envoyait par caravanes, sur tous les points de l’Algérie, les transportés recensés d’abord, soit au Lazaret, soit à la Maison-Carrée. La politique indiquée par les correspondances centrales, disait : « Eloignez des principaux centres qui servent d’entrepôt, les ouvriers rebelles, refusant le travail que l’administration leur offre : éloignez surtout les ouvriers capables d’entraîner, par l’énergique propagande de l’exemple et de la parole, ceux de leurs camarades qu’auraient séduits les promesses des commandants, ou qu’auraient vaincus les besoins sacrés de la famille. » Cette politique à plusieurs visées désirait surtout faire défricher par ses hommes-instruments les terres incultes qu’on avait toujours négligées au milieu des petites guerres, et faire dessècher les marais trop mal-sains pour les troupes en campagne. On voulait aussi couvrir des dilapidations où se trouvent mêlés et compromis des noms qui font merveille aujourd’hui dans la haute sphère ; dilapidations que les martyrs devaient effacer, en laissant aux chefs de l’administration algérienne les bénéfices de leurs sueurs et l’escompte de leurs vies. Plus tard, on verra combien était sérieuse cette dernière préoccupation des déficits à cacher, des primes à percevoir ; les hommes, en effet, qui se sont laissé entraîner à servir ces diplomaties ténébreuses, n’ont jamais reçu leur compte, et le vol a toujours usuré leur travail ! L’administration algérienne est connue depuis longtemps : elle sait enregistrer ses victoires à grandes fanfares, et créer des héros pour ses bulletins du fond de ses antichambres ; mais son incapacité, comme colonisation et comme gouvernement, n’est plus à débattre. Ainsi, quand elle eut à choisir l’emplacement des colonies de travail, où jeta-t-elle ses regards ? Sur les terres sans valeur et sans espérance, sur les terres qui ne se prêtaient point à l’exploitation sérieuse, mais qui portaient la mort. Soleil ardent, bourrasques inopinées, vents humides ou brûlants, toutes les conditions climatériques où la fièvre peut germer et s’étendre, on les a trouvées. C’était là, du reste, le grand but de Bonaparte, à qui l’Afrique à coloniser importe peu, mais lui a besoin que ses vaincus soient sous terre ! Pour tous ces camps de pestilence ayant nom la Bourkika, Aïn-Benian, Aïn-Sultan, Aizib-Ben-Nchoud, Guelma, Beni-Mansour, etc., etc., les Monnier ou les de Mougeot désignaient les victimes, et Randon expédiait par décret dans chaque cimetière. Faire l’histoire détaillée de tous ces bagnes inférieurs, raconter les épopées tragiques du courage isolé contre ses bourreaux, donner enfin toutes ces grandes légendes du silence et du désert, cela ne nous est pas possible. Nos frères tombés dans ces ossuaires lointains appartiennent encore à la vengeance lâche et sourde. Nous n’avons pu suivre les petits Verrès dans toutes leurs pistes, et nous sommes impuissants à dire toutes les tragédies particulières. Mais les règlements, qu’on ne l’oublie pas, étaient partant les mêmes : c’était toujours la faim lente sous un soleil torride, toujours la vermine, toujours l’insulte et les fièvres. Nous avons d’ailleurs quelques détails curieux sur ces fosses aux lions, et nous allons les livrer à la justice de la conscience humaine. Ce sont des travailleurs qui parlent. Nous taisons leurs noms ; ils sont encore aux mains des bourreaux !
LES CAMPS-COLONIES Voici la distribution des contingents dans cette transportation errante et semée, çà et là, jusqu’aux points extrêmes du désert. Ces divisions ne sont pas arbitraires, elles sortent, avec la malédiction, la plainte et le sanglot, de la correspondance des transportés eux-mêmes : c’est le cadastre des misères républicaines et la carte des camps-tombeaux coupant le grand cirque africain.
AIN-SULTAN Aïn-Sultan est situé à trente-cinq lieues de Douéra, sur le versant d’une des hautes montagnes qui forment la chaîne de l’Atlas. A l’un des côtés du village se trouvent des cimes élevées, complètement arides ; à l’autre s’étend la plaine de la Mitidjah, plaine très fertile au bas des mamelons, marécageuse dans la partie basse, et traversée dans ses lignes par l’Harach et le Mazafran. Là comme partout, la température subit des variations rapides et qui tuent. Aux fraîcheurs du matin, succèdent les chaleurs accablantes du grand soleil, puis vient l’humidité de la nuit, chargée de rhumatismes. Le village entier de Aïn-Sultan compte trente-quatre barraques construites par les transportés qui l’habitent seuls. — Chacune de ces barraques se compose de deux pièces, servant, la première de dortoir, la seconde de cuisine et de salle à manger. — Ce n’est pas la salle de Lucullus ! — Les prisonniers sont divisés par escouades de 10 hommes, et chaque escouade habite une de ces barraques ; le régime est le même qu’à Douéra, moins le Monnier et les sergents-chiourmes ; la nourriture est l’ordinaire des travailleurs, amaigri comme partout par l’escompte et l’usure des commandites intéressées. Cette chétive pitance est préparée par un transporté-cuisinier, payé au même taux que les travailleurs des routes. — Il est désigné par chaque section de cent hommes. Trois planches élevées sur deux tréteaux, une paillasse sans traversin, un sac de campement et une couverture, voilà le duvet pour les membres brisés de ces ouvriers à la tâche, de ces galériens de la corvée ! C’est là que sont envoyés les mutins du petit Gessler-Monnier, les uns parce qu’ils ont refusé son travail qu’ils n’accepteront pas mieux ailleurs, les autres, parce qu’ils déplaisent à cette tyrannie de toutes les heures, qui sans abattre leur courage, brise leurs forces. Les listes dressées et le convoi bien fourni, l’on sonne le réveil : l’appel est fait, les groupes se forment, et chacun après avoir dit un adieu, le dernier peut-être, à ses amis, se met en route. Après cinq heures de marche le détachement arrive à Bouffarik ; c’est là la première étape. — Aux soldats d’escorte on distribue des billets de logement, mais les transportés n’ont droit qu’à la caserne de la gendarmerie. — Parqués dans la cour pendant la journée, sous le grand soleil, ils sont autorisés à s’abriter la nuit dans les écuries ! Dans cette ville de Bouffarik, on distribue aux transportés des couvertures, des bidons, des marmites, et tous les ustensiles indispensables pour faire leur cuisine pendant la route. Le lendemain, dès trois heures du matin on quitte l’étape, et l’on remonte son calvaire, détournant la tête, par intervalles, pour saluer une dernière fois les lieux habités, les lieux qui sentent l’homme ! Le premier village que nous trouvâmes, dit le journal d’un transporté, s’appelle Beni-Mered ; c’est là qu’est élevée une immense colonne sur laquelle sont écrits ces mots : AUX VINGT-DEUX BRAVES DU 26eDE LIGNE BATAILLE DU 21 AVRIL 1833 CONTRE DOUZE MILLE ARABES.
Ce souvenir nous fit palpiter ; et nous aussi, nous avions du sang à donner pour la patrie, pour la France, qui nous laisse casser des pierres au désert ! Blidah se trouvait sur notre chemin ; on nous fit passer par la traverse, afin sans doute de dérober aux yeux du peuple l’iniquité de notre supplice, et de cacher une honte ; mais après un inutile parcours de deux heures, nous fûmes forcés de revenir à la porte de la ville pour rejoindre la route, et nous pûmes saluer au passage quelques amis, dont la parole et le regard nous consolèrent comme une espérance. Les autres villages n’offrent rien de remarquable, si ce n’est le petit bourg auquel la rivière l’Ouedjer a donné son nom. — A la sortie de cette bourgade chétive, et vers la droite, on remarque une petite montagne qui porte à son sommet un monument sépulcral sublime de simplicité ; c’est là que reposent les cendres du père d’Abd-el-Kader. — Un des fils de l’émir nous voyant passer nous demanda ce que la France avait fait de son père ; — et nous, qu’a-t-on fait de nos enfants ? Arrivés à chaque étape l’estomac toujours creux, il fallait s’occuper de faire la soupe, grimper sur les montagnes ou descendre dans les ravins chercher le bois, toujours bien rare, pour faire du feu. Nous étions forcés de rapiner à droite et à gauche, soit pour notre nourriture, soit pour ajouter quelque chose à notre trop modeste literie. Le plus souvent des cantines venaient s’établir auprès du bivouac, mais là comme partout ce n’était qu’à des prix exorbitants qu’on pouvait se procurer soit un peu de vin pour réparer ses forces, soit quelque mauvais morceau, de viande ou de pain blanc, pour ajouter à la ration si maigre qu’allouait l’administration. Lorsque arrivait la nuit, on dressait les tentes, et c’est sous ce modeste abri, exposés à tous les vents, que nous reposions nos membres brisés sur la terre humide, n’ayant pour tout lit qu’une couverture et quelque fois un peu de paille ! Notre voyage avait pourtant des aspects variés : tantôt nous gravissions des montagnes gigantesques, tantôt nous descendions dans des ravins-abymes ; nous traversâmes quinze fois la Chiffah, dix-huit fois l’Ouedger, rarement à pied sec, presque toujours dans l’eau jusqu’aux genoux. Les voitures ne marchent que par sauts et cahots à travers ces sentiers impraticables, elles ne pouvaient nous suivre ; mais grâce à la force incroyable des mulets, et à l’adresse des charretiers du train, elles arrivaient un jour après nous. Les curiosités, les bizarreries, les grandeurs du paysage nous ont fait plus d’une fois oublier la fatigue. Nous cheminions lentement, en chantant nos hymnes patriotiques. Mais voici qui vaut mieux que tous les grands spectacles de cette nature sauvage : nous voyons tout-à-coup accourir du haut des montagnes des citoyens français. Ce sont nos amis, nos camarades d’infortune, de la colonie d’Aïn-Benian, qui viennent nous serrer la main ! Nous faisons là une grande halte de deux heures. La chaleur, la faim, la soif, tout s’efface et tombe devant la consolation suprême de cette entrevue fraternelle : elle est bien courte ! La police de M. Bonaparte n’aime pas les longs épanchements républicains, même au désert. Il faut donc se quitter : notre escorte sonne le départ, et, quelques heures après, nous arrivions harrassés, exténués, défaillants, à Aïn-Sultan, notre camp-repaire. Dès la première nuit, et malgré nos accablements, nous nous sentons livrés au supplice des puces qui nous dévorent. C’est une des fortes garnisons de Aïn-Sultan, et la milice est nombreuse ! En quittant Douéra pour refus de travail constaté, nous n’étions partis pour les camps lointains que sur promesse absolue d’internement, et le commandant Monnier avait vingt fois engagé sa parole. Or, à peine installés, on nous distribue des pioches et des pelles : chaque escouade reçoit ses outils, et l’ordre est donné de nous conduire à nos carrières. Celui qui résistera, nous dit-on, sera saisi par les gendarmes, et conduit à Bab-Azoun, la grande halte pour Bône. Voilà donc le résultat, le dernier secret des harangues du commandant ! Il nous avait chassés de Douéra comme insoumis, ne voulant, disait-il, garder que des travailleurs ; il nous avait promis l’internement, dans cet exil au désert, et nous sommes à peine arrivés, que les travaux forcés nous réclament ! Et cet homme écrit à ses lieutenants-collègues que nous sommes un troupeau de révoltés à réduire par les corvées sans trève du terrassement ! Nous protestons contre cette mauvaise foi, qui nous a parqués pour la mort, et le lieutenant-gouverneur de notre petit désert part pour Milianah, chercher des ordres à l’endroit de ses anarchistes. Portera-t-il un firman pour nous expédier à Bône ou bien des nerfs de boeuf pour nous mener au travail ? c’est là l’alternative. En attendant, la nuit nous chassons la puce, et le soir la hyène, qui vient jusque dans le village chercher pâture pour ses petits. Voilà nos délassements ! Nous nous décidons, enfin, à prendre les outils. C’est un moyen d’aller au large, et comme il n’y a pas ici de sergents-chiourmes, le désert faisant ceinture et forteresse, quelques uns d’entre nous échappant à la surveillance de l’officier, quittent ses terrassements pour la pêche. La pitance administrative est si chétive et si maigre ! D’autres vont à Aïn-Benian voir nos camarades moins heureux que nous ; car un Monnier les commande et les fait travailler rudement au tracé de la route. Cet homme sait tyranniser comme son collègue, et comme son collègue il sait voler. Ses mandats sont toujours en retard pour l’ordonnancement, et nos amis, qui devraient, d’après le règlement, gagner vingt sous par jour, ne reçoivent guère que dix centimes, grâce aux retenues de toute espèce qu’ils ont à subir ! Encore sont-ils parfois obligés de se mettre en grève pour se faire payer ! Dix centimes par jour pour corvées de dix heures, et dix centimes écrémés, tamisés, contestés, quelle liste civile ! — Envoyez donc, ouvriers et laboureurs, envoyez votre riche épargne à vos familles de France, aux enfants sans pain, aux femmes devenues folles, à vos vieux pères accroupis impuissants au foyer désert ! Voilà le régime d’Aïn-Benian, et voilà le nôtre demain, à nous colons forcés d’Aïn-Sultan, si nous n’aimons mieux la mort, ou la Casbah de Bône aux cellules ténébreuses !
BENI MANSOUR Aux pieds du Jurjura se trouve Beni-Mansour : c’est un point militaire qui sert d’avant-poste contre la grande Kabylie, contrée abrupte et sauvage, habitée par des tribus qu’on n’a pu dompter comme celles de la plaine, et qui tiennent pour ainsi dire bloqués les ports de la côte. Le lieutenant Monnier avait fourni aux marais, aux ravins, aux routes, à tous les points les plus malsains leur contingent, il lui restait encore la Kabylie, comme enfer à peupler ; il fit donc son premier lot qui se compose de seize artisans, à professions diverses, maçons, charpentiers, mécaniciens, boulangers, cuisiniers, vétérinaire, médecin, etc. ; tous hommes qui avaient refusé le travail, et sur lesquels il n’y avait rien à gagner en alignant les comptes ; après les avoir réunis le 15 mai dans la cour du camp à l’heure de ses harangues, il leur annonce qu’ils vont partir, et qu’on les envoie dans le plus beau pays de l’Afrique ; pour le moment, ajoute-t-il, les Beni-Mansour sont quelquefois le théâtre de quelques escarmouches avec les Kabyles, mais ces contrées seront promptement soumises, et vous aurez alors un véritable Eden, où vous travaillerez d’ailleurs en pleine liberté, sous la simple police de l’internement ; à votre passage dans Alger, le capitaine de Mongeot vous donnera les instructions ultérieures. Le citoyen G… que par une erreur involontaire, Monnier avait placé sur cette liste, protesta contre son départ : il n’était point ouvrier, qu’irait-il faire là-bas ? « Partez toujours pour Alger, lui dit Monnier : votre lieu d’internement sera changé là, sans nul doute, et vous pourrez choisir vous-même le point qui vous conviendra le mieux. » — Le citoyen G…. se met en route avec le convoi, mais arrivé dans la Capitale-Randon, il a beau réclamer, on l’invite à se taire : il sera si bien là-bas, d’ailleurs, disent les sergents-geôliers de M. de Mongeot. Après deux jours passés au Lazaret, le détachement, sous la conduite d’un garde-chiourme, prit la route d’Aumale. Six mulets portaient les bagages, et les hommes allaient à pied. Lorsqu’on eut ainsi cheminé sept heures, à travers la plaine de la Mitidjah, le détachement fit halte, c’était la première étape du calvaire, et point d’abri, point de ressources, un peu de paille pour lit ; les mulets portaient les provisions de bouche. Suivirent cinq terribles journées, qui se passèrent à gravir des montagnes, à franchir des ravins, à traverser des rivières à gué, couchant ici sous les clartés du ciel, là dans une grotte, et n’ayant contre le froid et l’humidité qu’une simple couverture. — On perdit trois jours sur les pointes et dans les gorges du Petit-Atlas, mais les deux dernières étapes furent moins dures ; cette fois seulement au lieu de gravir des montagnes, c’étaient des rivières qu’on avait à passer, ainsi, dans la dernière étape le détachement eut à traverser trente-trois fois la même. Sur notre passage, raconte l’un des transportés, point de villages, point de maisons, partout des huttes affreuses qu’on nomme Gourbis, et que les indigènes changent de place à volonté. Nos haltes se faisaient dans de misérables masures dont nos plus malheureuses chaumières ne peuvent donner l’idée. — Le plus souvent nous avons campé dans la plaine. — Pourtant, que d’opulentes récoltes, que de riches cités sont là sous terre, si l’on savait les en faire jaillir ! Nous avions atteint Aumale. Sous le régime du sabre on ne connaît que le règlement et la consigne. — Or la consigne du sergent-chiourme était non de faire reposer les prisonniers, de leur procurer les vivres dont ils manquaient, mais de les présenter au commandant de place, ce qu’il exécuta religieusement. Le soldat lut d’abord aux prisonniers le règlement qui les concernait : « Toute tentative d’évasion sera punie de Cayenne. Les internés n’ont droit à aucune subvention. » Cruelle dérision ! — On parle d’internement à des hommes qui vont être enfermés dans un fort, où cette fois ce ne sera plus un Monnier qui les gardera, mais bien le Kabyle ! —On parle d’évasion à des hommes confinés, séquestrés à soixante lieues de la mer, sans ressources, sans vêtements, n’ayant même pas de quoi marger, et qui ne pourraient dans tous les cas chercher un refuge que chez les peaux rouges de la Kabylie ! Jusqu’à cette dernière étape le détachement avait eu pour subvenir à ses dépenses un franc vingt-cinq centimes par homme. Mais là tout était supprimé, quelques prisonniers possédaient encore un peu d’argent, la plupart étaient privés de toute ressource, plusieurs manquaient de chaussure et de vêtements. — M. le comte Randon avait sans doute gardé les pauvres pour la faim, laissant les autres aux Barbares ! Cette situation que les habitants d’Aumale ne tardèrent point à connaître, excita dans tous les coeurs un sentiment de fraternelle sympathie pour les victimes et un profond dégoût pour les bourreaux. En moins de deux heures les démocrates de la ville envoyèrent non seulement de quoi faire le premier repas, mais encore des provisions pour les vingt lieues que le détachement avait encore à parcourir avant d’arriver à sa nouvelle et dernière prison, l’Eden-Monnier. — On leur envoya quarante livres de viande, boeuf et mouton, quarante livres de pain et quarante litres de vin.—Quelques heures plus tard les pauvres prisonniers recevaient un pain de sucre, du café et deux litres d’eau-de-vie. — Des personnes inconnues et pratiquant la discrétion amie du malheur, firent aussi parvenir à nos camarades une petite somme d’argent. Mais c’est avec peine que les transportés obtinrent un coin dans le camp pour s’y reposer de leurs fatigues si longues. L’administration continuait son système… La mort lente ! Le détachement fit séjour à Aumale. Le septième jour au matin, le détachement quittait Aumale, escorté par cinq spahis armés jusqu’aux dents en cas d’attaque. Il traverse la ville ; sur son passage les têtes se découvrent, les femmes de leur croisée saluent, mais timidement; car le gendarme veille et les proscrits s’éloignent au cri de vive la République ! leur foi vaillante est toujours la même ; ils iraient à Cayenne comme à Beni-Mansour. Après un parcours de dix lieues, le détachement arrive à un village arabe situé au pied du Jurjura. Là point de gîte possible ; la religion locale, les moeurs de cette population, ses rudes antipathies surtout pour les soldats français, ferment à nos amis les portes de toute habitation. Une seule s’ouvre, celle du caïd, qui vient généreusement offrir à nos amis une cordiale hospitalité ! Le convoi touchait le lendemain au terme de son long et rude pèlerinage. Voici quelques détails sur l’arrivée et sur le camp de Beni-Mansour ; ils sont extraits d’une lettre écrite à son frère, par un des soldats de la démocratie les plus éprouvés depuis décembre : « Notre commandant ne sait que faire de nous ; il n’a aucun ordre à cet égard. Il occupe le poste le plus avancé. Nous sommes à un demi kilomètre du Barbare, qui se permet tous les jours quelques tentatives contre les indigènes soumis. Tantôt c’est un troupeau qu’il enlève, une autre fois ce sont des hommes qu’il surprend et qu’il emporte. C’est peu le moment de fonder un établissement. Nous nous trouvons, par le fait, non pas à peu près, mais complètement soldats. Nous ne pouvons aller à la rivière qui coule aux pieds du fort et qui nous fournit l’eau sans prendre des fusils. On en prend même pour faire le tour du fort. Si les Kabyles possédaient des armes du même calibre que les nôtres, ils pourraient de chez eux, et sans danger, nous tuer quelques hommes tous les jours. Où tout cela aboutira-t-il ? Je l’ignore ; mais l’horizon me paraît très obscur, et la France bien loin ! » ………… « Notre commandant-geôlier est sorti du camp cette nuit avec quelques spahis et les chevaux de trois ou quatre goums. Le goum est un camp indigène composé de deux ou trois cents chevaux. L’affaire a été sérieuse, et l’échec a été du côté de nos troupes. Je parlais avec les officiers de cette affaire, non au point de vue de la gloire, mais au point de vue de la destruction. « Quand vous serez obligés de défendre votre peau, vous changerez de langage, me répondirent-ils, et vous ferez comme les autres. » — Belle perspective, vraiment ! Les uns, envoyés à Bône pour refus de travail, d’autres obligés quand même de piocher ou remuer des pierres, sans distinction d’âge ou de condition ; les autres forcés de répandre un sang dont ils ont horreur… voilà la chance, et voilà l’avenir ! Je te disais dernièrement que j’avais quelque espoir de sortir bientôt d’ici. Jusqu’à ce jour, rien de nouveau à ce sujet, si ce n’est qu’on vient d’ajouter une indigne cruauté à toutes celles déjà commises. Ainsi, tu n’as pas oublié ce que je t’ai dit déjà des ennemis Kabyles qui nous environnent et de la chaleur accablante de notre climat, chaleur telle, que, dès le commencement, les soldats ont dû quitter les tentes qu’ils occupaient pour se réfugier dans les bâtiments. Hé bien ! sans aucune pudeur, et avec cette brutalité qui caractérise ces hommes odieux, vraiment inconnus dans les temps barbares, on vient de nous jeter hors du fort avec deux tentes pour tout abri. Qui donc osera assumer sur sa tête la responsabilité des suites que peuvent avoir de semblables folies ? Car, enfin, si, par une nuit sombre, l’ennemi nous venait surprendre, il pourrait tous nous égorger sans que nous puissions opposer la moindre résistance, puisqu’on nous laisse sans armes. Nos cris ne pourraient être entendus du fort. D’un autre côté, les plus robustes d’entre nous ne sauraient résister un mois à cette température sous de simples tentes. Je veux bien croire encore qu’il y a plus de sottise que de calcul en cette affaire car je ne puis admettre que nous ayons été choisis comme seize victimes privilégiees dans la transportation. Mais d’où que cela vienne, le danger est le même, et la croix bien lourde ! » Victor G…
ALZIB-BEN-NCHOUD Alzib-ben-Nchoud doit son nom au chef d’une tribu qui l’occupa jadis et dont la mémoire est restée. Les Romains connaissaient déjà ce point militaire et l’avaient fortifié, ainsi que l’attestent encore quelques rares débris. Il est à dix-huit lieues d’Alger et à douze kilomètres de Dellys, petit port qui s’ouvre sur la côte ; le Sebahou coule au milieu de ces plaines, aux terres puissantes, mais stérilisées par l’impéritie militaire, et c’est au centre de cet horizon que le commandant supérieur de Dellys a fait élever quelques barraques décorées comme dans les opéras, du beau nom de village. On avait d’abord, entre ce point de surveillance et Dellys, ouvert une route ébauchée par les soldats et que les transportés ont finie. Voici, sur ces derniers travaux et sur la vie générale qu’on fait aux ouvriers embauchés dans ces divers camps, des détails extraits du journal d’un ouvrier. Qu’on lise de près et l’on verra ce que valent là-bas, comme en France, les promesses, les constitutions, les règlements. Nous laissons à ce récit la simplicité brutale de ses développements et de ses formes : « En partant de la Maison-Carrée, l’officier commandant nous avait dit que nous serions libres à Dellys où l’on nous envoyait ; que nous travaillerions pour le particulier ou pour le génie, et que nous serions payés comme ouvriers civils ; mais une fois arrivés, il ne fut plus question ni de liberté, ni de travail, ni de paiement régulier, ni de toutes les promesses qu’on avait jetées à notre misère pour l’entraîner au désert. En effet, le lendemain, après nous avoir jeté cinquante centimes pour les frais de la journée, on nous ordonna de commencer à démolir une barraque dont les matériaux devaient être transportés plus loin et servir plus tard. Cinquante centimes pour douze heures de rude besogne, dans un climat dévorant, et quand il faut aller à l’auberge, cela ne pouvait nous engraisser ; la plupart d’entre nous furent donc obligés de se coucher sans souper, et le lendemain, l’on organisa les escouades de famille sans quoi l’on n’aurait pu…. s’empêcher de mourir. La première réclamation hasardée par l’un de nous, fut brutalement repoussée : — « Ca ne me regarde pas, dit le sergent ; je sais bien que ce n’est pas assez pour vivre, mais je suis là pour vous surveiller et non pour vous nourrir ; je n’ai pas envie de vous donner ma solde à dévorer. » Le surlendemain, nous demandâmes quel prix on nous allouait pour la journée, il nous fut répondu que ces messieurs du génie l’avaient fixé à un franc, sur lequel le gouvernement nous retenait ce que nous savions, pour frais d’avances faites depuis notre arrestation, pour la masse d’escouade, la masse individuelle, etc., etc, enfin, près de vingt sous à déduire sur ce franc : le reste nous appartenait ! La barraque enfin démolie, on chargea, sur les prolonges, les ustensiles les plus nécessaires, et nous partîmes pour Alzib-ben-Nchoud où l’on nous avait promis un village ; mais ce village, nous l’emportions nous-mêmes, il nous suivait dans les fourgons, c’était notre barraque éventrée ! En effet, sans les conducteurs du génie qui, lorsque nous fûmes sur place, dressèrent nos tentes et nous installèrent eux-mêmes, il nous eût été impossible de trouver un abri pour la nuit. Notre ameublement se composait, d’après le règlement, de deux tréteaux, trois planches, une paillasse, un sac de campement et une couverture ; mais, dans les premiers jours, nous ne pûmes obtenir que la couverture de nuit, on garda le reste ; aussi, lorsque le matin nous sortions de nos tentes pour nous rendre à nos travaux, l’humidité du sol avait déjà glacé nos membres, il fallait pourtant le soir se coucher de nouveau sur cette terre nue et passer tout notre temps entre les fraîcheurs de la nuit et les ardeurs du jour : paralytiques ou calcinés, voilà notre avenir ! Lorsque la barraque fut relevée, nous fûmes un peu moins mal comme abri ; mais pour la durée des travaux et pour la nourriture, c’était le même système qu’à Dellys, et le sergent qui s’était adjoint un voltigeur pour chef d’ordinaire, nous rançonnait impitoyablement : tantôt il n’y avait pas le poids alloué par homme, — tantôt la viande était infecte et remplie de vers ! La spéculation se faisait contre nous sous toutes les formes ; aussi combien, quand venait l’heure du repos, se tordaient sur leurs planches dans les convulsions du vomissement ou les tiraillements de la faim ! Il me vint quelques jours de répit qui m’empêchèrent peut-être de succomber. A Dellys, avec l’autorisation du capitaine du génie, je trouvai de l’ouvrage, et je pus gagner trois francs par jour, en laissant, bien entendu, les cinquante centimes que m’allouait le gouvernement. J’avais la parole du capitaine pour cette haute paie, et je travaillai toute la semaine avec énergie ; mais quand on dut régler, le secrétaire du commandant supérieur me dit qu’il fallait aller manger à l’ordinaire et lui verser un franc cinquante par journée ; c’était juste la moitié de ma solde et l’administration me forçait ainsi, soit à nourrir les autres, soit à laisser le meilleur de mon argent dans ses caisses : l’exploitation nous suivait encore ! Mon premier séjour dans le camp m’avait tellement affaibli, que je fus obligé d’interrompre mon travail et de me coucher. L’administration alors m’expédia de nouveau pour le camp : je n’avais pas le droit d’être malade et de souffrir ! A mon retour à Alzib-ben-Nchoud, je trouvai la situation bien changée ; trois nouvelles escouades étant arrivées, les travailleurs formaient une légion, mais quelle légion ! C’était la misère organisée des bagnes ; on faisait par jour trois appels, pendant lesquels il était défendu, sous peine de cachot ou de ration perdue, de parler, de fumer, d’éternuer, de manger, etc., etc… Est-ce ainsi que cela se pratique aux chantiers libres ? A un camion traînant une bordelaise, une dixaine d’hommes étaient attelés comme des mulets : cet équipage humain devait aller chercher de l’eau à un kilomètre sur une route cailloutée fraîchement, et par conséquent très rude. A un second camion, dix autres hommes étaient attelés charriant de la pierre pour élever les murs d’enceinte, et dix autres en traînaient un troisième chargé de terre pour faire le mortier. Chacun avait son poste marqué dans ces convois de bêtes de somme, et nous avions de plus autour de nous, papillonnant, trois sergents-chiourmes pour nous exciter, nous surveiller et nous provoquer au besoin ; ainsi, que l’attelage fût trop longtemps à faire sa route, dans la pensée de ces messieurs, ils vous retranchaient un quart de vin ou une demi-journée, et le lieutenant de la compagnie de discipline de Dellys, commandant le camp, pour effacer sans doute les prouesses de ses subalternes, décida même un jour qu’on nous imposerait un nombre de voyages impossible à fournir ; mais nos forces étaient à bout, et ce digne officier fut obligé de s’en tenir au dernier courage que ces malheureux pouvaient lui donner. Cela nous valut de nouvelles et grossières insultes des sergents-surveillants : l’un d’eux qui revenait ivre de Dellys, où il était allé porter son serment à M. Bonaparte, disait : « Il faudra bien que vous marchiez, tas de rosses ! moi je m’en charge, moi Rochette. » Ce misérable était un apprenti geôlier de Nîmes, et voilà ce qu’un nous donnait pour modèles de discipline et pour surveillants ! Autres misères : L’administration ne trouvant pas sans doute qu’il tombât assez de malades parmi nous, modifia le système des vivres. On nous donna la boule de son, c’est-à-dire le pain que nous avions connu dans les plus mauvais jours de la transportation antérieure : les troupes en avaient refusé la première fleur, et l’on nous jetait le reste ! Nous adressâmes nos réclamations au lieutenant qui, forcé d’avouer l’insuffisance et la mauvaise qualité d’une nourriture pareille pour des travailleurs, m’envoya porter la plainte commune à M. d’Aurihaud, commandant supérieur de Dellys. Comme preuve, je portai deux pains à cet officier qui, daignant à peine regarder, me jeta ces deux mots : — C’est bon, c’est bon, vous pouvez vous retirer ! — Voyez ces pains, Monsieur, je les porte exprès : ils parlent d’eux-mêmes ! — Je sais, je sais, répond-il : c’est aigre, ça manque de nutrition, mais je n’y puis rien ; allez au commandant de place qui est le seul compétent en pareille matière. On m’envoyait ainsi de Caïphe à Pilate, lequel Pilate cette fois ne voulut pas m’entendre : j’insistai pourtant, et lorsque M. le commandant eût palpé les pains, il me dit qu’on avait choisi les deux plus mauvais exprès, qu’on les avait foulés aux pieds et que ce n’étaient point les denrées vendues par l’administration ! Toutefois, quand il eut essayé d’en faire manger à son chien qui refusa net, il fallut bien convenir que le pain était d’assez mauvaise qualité : voila tout ce que j’en pus tirer, et le brave homme m’envoya parler au chef de la manutention, autre philantrope qui se lava les mains de nos malheurs ; c’était la trinité des juifs ! Quant à la viande, un mot suffira : l’on nous en donnait par homme et par jour deux cent cinquante grammes. — Viande de rebut, s’entend. Avec de pareils aliments, et les chaleurs devenant chaque jour plus fortes, la vie n’était guère possible : nous n’avions du reste pour nous reposer la nuit de nos rudes fatigues de la journée, qu’une mauvaise paillasse truffée de foin humide et pourri : beaucoup d’entre nous étaient comme couverts de lèpre, et les corvées allaient toujours ! Tel était le régime ordinaire au camp-village de Alzib-Ben-Nchoud. Un capitaine de pénitenciers étant venu nous visiter, nous fîmes auprès de lui des réclamations instantes pour obtenir les sacs de campement qu’avait alloués l’administration : il répondit qu’il en avait fait la demande, mais qu’on l’avait rejetée. « Qu’on ne désespère pas pourtant, ajouta-t-il, cela viendra peut-être l’hiver prochain… » Quand nous serons morts ! Malgré toutes ces misères, les travaux marchaient, et les semaines s’écoulaient sans que l’on parlât de paiement : elle vint pourtant cette solde, et les trois quarts d’entre nous touchèrent environ deux francs cinquante, les plus heureux, de dix à douze francs ; voilà notre lot pour deux mois et demi de travail ! mais il n’y avait rien à dire : le règlement, c’est-à-dire l’administration, avait mangé le reste. Un de nous qui avait travaillé à Dellys, reçut un jour un mandat de dix francs sur la poste : c’était un souvenir de la famille. Comme nous n’avions pas le droit de toucher notre argent, il remit son mandat au sergent vaguemestre ; ce mandat lui fut retenu pour quelques malheureux centimes qui lui restaient à régler sur les effets de l’administration ! — Ainsi la mère de famille avait retiré quelques bouchées de pain à ses enfants pour envoyer là-bas quelques sous au père, et nos geôliers les volaient au passage ! AVIS. Un article du règlement porte : Les transportés qui auront de l’argent à envoyer à leur famille, devront l’adresser à M. l’officier commandant le détachement. Allez donc confier vos épargnes, s’il vous en reste, à ces braves messieurs ! qui vous enlèvent ce que vous recevez de France !
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