LES BAGNES D’AFRIQUE
LES BAGNES D’AFRIQUE HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE. par Charles Ribeyrolles, ex-rédacteur en chef de La Réforme JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET. Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade 1853 CHAPITRE X LES DERNIERS ADIEUX
AUX MARTYRS DE LA RÉPUBLIQUE En ouvrant ce livre, Citoyens, j’ai fait mon salut à César, et secoué les serpents des Euménides sur ce front qui porte le crime, comme un arbre ses fleurs : aujourd’hui, ces dernières lignes, c’est à vous que je les adresse, à vous tous, amis inconnus ou vieux compagnons qui souffrez pour le droit immortel, soit dans les tristes solitudes de l’exil, soit aux Landes du Tropique ou du Désert brûlées par le soleil, soit dans les geôles. « Ils sont vaincus et nous sommes les maîtres ! » disent les rois et leurs nomenclateurs, en comptant les échafauds, les potences, les croix, les bagnes, les cachots, les tombes à peine fermées et fraîches de sang. Nous avons éteint la lampe de ces mineurs qui creusaient le ciel ; nous avons détruit leurs idées, et renversé leurs échelles comme leurs légions ; il n’y a plus de République, il n’y a plus de libertés, il n’y a plus de tribune d’où la parole tombe et coure par toute la terre : la France, enfin, est au sépulcre, « nous sommes les maîtres ! » Il est vrai que nous avons bien souffert : révélation incomplète et bien pâle de nos douleurs, ce livre le prouve, et, si nous regardions autour de nous, à travers l’Italie où tant de cadavres se balancent au vent, au fond de la Hongrie couverte d’échafauds, dans la Pologne patrie des veuves et des espérances, si nous comptions toutes les prisons pleines, tous les ossuaires ouverts et comblés, toutes les ruines qui parlent, toutes les villes qui pleurent, toutes les proscriptions et toutes les captivités, nous aurions un terrible bilan de deuil ; il nous faudrait emprunter ses tablettes à la mort elle-même ! Mais la terre ne boit pas tout le sang de ces échafauds : il en passe de ce sang-idée dans l’âme des enfants, comme il en reste aux mains des rois : mais ces cachots où languissent ensevelis tant de martyrs, on les voit de tous les points du monde : on entend le bruit des chaînes, le cri des verroux, le sanglot des nuits, et les colères s’amassent, les anathèmes s’appellent, qui, plus tard, formeront les foudres ! — Mais ces caravanes de proscrits errants sur les chemins, c’est la Révolution qui passe, semant ses idées avec ses larmes, ralliant des forces, ouvrant les coeurs fermés, créant des âmes, et battant partout le rappel des guerres saintes ! Quels sont ces hommes et d’où viennent-ils, demande-t-on à l’étranger ? — « Nous sommes la Pologne exilée : biens, famille et patrie, nous avons tout perdu, non sans combats et sans gloire. Mais il a fallu partir, nous n’étions qu’une légion contre un monde… Et maintenant le Cosaque emporte chaque année nos petits enfants… et leurs aînés meurent au Caucase… et notre langue est proscrite comme une empoisonneuse… et, restées seules au foyer, nos femmes en deuil servent des maîtres. Si la bataille ne revient pas, heureux ceux qui sont morts ! » L’hôte ne répond pas peut-être, mais il appelle ses fils, et plus tard, quand Nicolas vient à Londres, il ne trouve pas un mendiant qui le salue. Quels sont ces hommes, et d’où viennent-ils ? — « Nous sommes la Hongrie décimée, proscrite, errante. Nos femmes sont au gibet, comme nos mères : la trahison nous a livrés avant le dernier sang ; notre terre n’est plus qu’un cirque, et les échafauds la couvrent comme des tentes de mort. Heureux ceux qui sont tombés, si le deuil de la patrie doit durer longtemps ! » L’hôte, peut-être, ne répond pas, mais il appelle sa femme, ses enfants… et, plus tard, quand Haynau le boucher vient ià Londres, — par ses ouvriers, par ses femmes, l’Angleterre le marque au front… et, châtié par la verge des rues, le belluaire va cacher sa honte au fond de ses domaines volés !… L’Italie parle comme la Hongrie, sa soeur, et l’Allemagne comme la France. « Nous avons voulu, disent-elles, que les peuples ne fussent point le patrimoine des rois, que la pensée ne fût point l’éternelle esclave de la force ou des dogmes morts ; que la liberté, qui est la vie, laissât passer l’idée, qui est le rayon ; que devant le travail s’effaçât le privilège, et que la famille humaine, affranchie dans son esprit comme dans son corps, pût se constituer en pleine harmonie de relations fraternelles. Voilà pourquoi tant de nos frères sont morts ; voilà pourquoi tant d’autres sont en Afrique, à Cayenne, ou dans les sombres forteresses du Danube et du Rhin ; voilà pourquoi nous errons, proscrits, persécutés, martyrs, au hasard des chemins, des fortunes et des gouvernements ! » L’hôte ne répond pas, mais il regarde sa Bible, qui lui fut si longtemps à crime ; il se souvient de Marie la sanglante, des Stuart bourreaux… et bientôt après, dans la presse, dans les meetings, à tous les foyers, il y a deux grands procès ouverts, il y a deux condamnés : le pape et l’empereur ! Ne l’oubliez donc jamais, transportés, exilés, captifs, nos souffrances sont encore une force, nos larmes sont fécondes, comme notre sang, et les bourreaux qui croient vivre de nos supplices y puisent la mort. Etrange fortune de l’idée ! elle engendre sur les gibets, sur les croix, sur les échafauds, et les cendres du bûcher lui sont semence. Où sont les Hussites, où sont les Albigeois, et les Puritains du temps de Milton ? Ils sont couchés dans l’histoire, balafrés, sanglants, tenaillés ou rompus vifs, mais Luther depuis des siècles est le grand maître en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, et le pape s’en va trébuchant jusque dans Rome ! Où sont les Encyclopédistes, les Philosophes et tous ces apôtres-confesseurs qui travaillaient au siècle dernier dans les échoppes de Suisse ou de Hollande ? On les proscrit encore, on les blasphème comme les Titans de la révolte ; mais la Révolution Française est sortie toute armée de leurs propagandes, mais Descartes a tué le grand Aristote, mais ils ont renouvelé la conscience humaine, et si tout n’est pas encore déblayé, vieux empires et dogmes éteints, c’est que la science est plus difficile à faire et plus lente à venir que les religions. Ainsi le passé tout entier nous est caution de victoire : au milieu de nos épreuves, si notre âme chancelle, nous n’avons qu’à nous souvenir ! Ne sommes-nous pas, en effet, les héritiers directs, les disciples, les fils de ces grands suppliciés, de ces esprits lumineux, de ces soldats-penseurs dont la logique plus redoutable que toutes les épées a fait tant de ruines dans le vieux monde des servitudes ? Eh bien, tous ces morts combattent pour nous, avec nous : ils étaient à la bataille de 1830, avec les sergents de la Rochelle ; ils étaient aux barricades de 48 avec les martyrs du Mont-Saint-Michel et de Doullens ; ils sont en vous, en moi, dans l’âme du bourgeois, sous la veste du prolétaire, et jusque dans la conscience du juge qui balbutie des arrêts de mort sur ses siéges. Il n’y a pas, au milieu des rangs ennemis, une âme tranquille, depuis le bourreau jusqu’à l’empereur ! Ayons donc, nous tous que le jour présent accable, ayons une foi ferme, indomptable comme celle des anciens de la la première République tombés au panier de Samson ou sur les chemins de l’exil : gardons, jusqu’au bout, entière et vivante, la religion transmise, et par nous fécondée, aggrandie. Nos douleurs, comme nos fiertés, font propagande : c’est la poussière de Marius, et c’est de là que viennent les Gracques ! Voyons d’ailleurs, autour de nous, quelles sont les forces ennemies, et ce que marquent les signes du temps. Cet empire d’hier qui s’est fondé par le massacre sur les ruines d’une Révolution, et qui a livré tant de batailles à l’esprit humain, qu’a-t-il gagné depuis deux ans ? Où sont les intelligences élevées, sérieuses qu’il a ralliées à son abrutissement, à son culte ? Où sont les caractères, les épées, les consciences de quelqu’éclat et valeur qui se sont inclinés et prosternés ? Quel est le parti qui s’est détaché de sa tradition et qui a déserté ses autels pour suivre la nouvelle fortune ? Il a pourtant cet empire tous les trésors, tous les pouvoirs, toutes les dignités à répandre. Il a mis toute une civilisation dans son auge, et jamais plus large curée ne s’offrit aux convoitises : eh bien, sauf quelques marquis besogneux comme les Larochejacquelein, ou quelques vieillards effarés comme les Timon, pas un homme, depuis le Deux-Décembre, n’a pris le chemin des Tuileries ! L’empire est debout, au milieu de la France, isolé comme un poteau : ses armées-complices font encore sentinelle, mais déjà dans les rangs il y a des rumeurs sinistres, les épées s’entrechoquent parfois, les généraux s’espionnent, se mesurent du regard, la hiérarchie menace de s’effondrer, et les soldats qui voient passer le Peuple, silencieux sous ses fardeaux, les soldats regardent et songent ! La magistrature sur ses siéges rend toujours les mêmes services, emprisonne, exile, confisque et tue à tous les commandements qui viennent d’en haut : mais le sang versé l’étouffe parfois, mais certaines confiscations lui pèsent et l’épouvantent ; mais elle est livide comme le remords, sous ses robes rouges, et, quand elle a quitté la grand’ chambre pour le huis-clos de famille, elle dit bien bas : que de crimes !… quel temps !… nous touchons aux ruines… L’Eglise encense encore, et psalmodie comme au premier jour ; mais elle intrigue et trahit pour les maîtres absents. L’administration est sans foi ; la police est effarée dans ses emportements. L’argent lui-même a peur de cette force isolée qui peut être demain la guerre, au milieu d’un monde ennemi ; et tous ces intérêts, toutes ces ambitions, toutes ces bassesses le méprisent ! César n’a gardé que ses compères, ses reîtres, ses amis de la veille, affranchis gloutons qui tiennent les marches du trône, ont le trésor public sous la main, vivent, gaspillent, et font bombance. Hobereaux de misère sortis du chenil, ils aiment la soie, le velours, les splendides hôtels, les caves pleines, les armoiries, les galons et d’ailleurs, complices du guet-apens, ils sont rivés au Deux-Décembre. « Défiez-vous , pourtant, ô César, et souvenez-vous de Fouché ! » Voilà la cour, voilà les influences, les forces, les robustes épaules qui portent l’empire. Au-delà de ce cercle officiel des parasites et des comparses, dans la vie générale, il n’y pas un instinct, pas une conscience, pas une idée qui ne soient en révolte. L’aristocratie se tient à l’écart, et fouaille de ses mépris sanglants toutes ces gloires d’écurie ou de banque borgne, tous ces princes de la maltôte ou du tapis vert, toutes ces impératrices d’aventure qui forment l’olympe. La Bourgeoisie, humiliée, désarmée, suspecte, insultée par l’éperon, surveillée par les polices, la Bourgeoisie républicaine ou libérale compare les temps aux temps : elle se prépare aux laborieuses journées, — et celle de la juiverie, celle des écus tremble elle-même. — La tribu d’Israël ne sait rien des finances, on en parle si bas au corps législatif ! — et puis, n’avez-vous pas entendu le canon sur la frontière du Rhin, à Constantinople, par exemple, où du côté de Waterloo ? — Voilà les tourments, de la caisse : cruels soucis de la nuit et du jour… On espérait mieux dormir dans ce corps de garde ! Quant au peuple, plus d’Austerlitz, plus d’Iéna, plus de Pyramides, et beaucoup d’impôts. Comme appoint ou prébende, quelques salaires que les loyers dévorent, puis du Mazas, du Cayenne, ou du Lambessa, si vous ne trouvez point que cet empire-escargot est une locomotive, cette nuit de voleurs une journée pleine de soleil, cette boue de la gloire, et ce Napoléon-socialiste un père ! Il y a là, d’ailleurs, dans ces masses profondes du prolétariat, des études sévères qui se continuent, des énergies patientes mais indomptables qui n’ont jamais désarmé : ni les violences de la force, ni les scrutins de la fraude, ni les équivoques jésuitiques ne les ont entraînés ; chaque jour ils passent, sous leur fardeau, devant les Tuileries, sérieux, impassibles, comme des juges : ils savent qu’ils le seront ! Ayons donc confiance, nous tous, gens de la peine : si nous avons perdu la patrie, si nos familles pleurent, si les tristesses de l’exil ou les misères du cachot nous éprouvent, si nous portons le grand deuil de la République, soldats que le crime a faits orphelins, relevons nos fronts inquiets et foudroyés : la Liberté fait ses rondes ! Adossés à l’histoire, nous avons derrière nous les phalanges invincibles, les grandes idées et les tombes qui parlent ; la science est dans nos rangs, les intérêts s’écartent du bourreau, les consciences se relèvent, et si l’incident fut tragique, il ne durera pas longtemps ! Mais que tous ceux qui sont restés au foyer, Bourgeois ou Prolétaires se préparent : que le Peuple surtout ne s’endorme point ! Est-ce que ses morts ne lui parlent pas ? — est-ce que les enfants seraient moins fiers, moins dévoués que les pères ? — est-ce qu’il ne sait pas qu’il y a dans le monde une Italie, une Pologne, une Allemagne, une Hongrie qui pleurent ? — est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux la France morte que la France vassale, silencieuse, déshonorée ? Réveillez-vous donc, Ouvriers, Paysans, et Bourgeois : hissez-vous, formez les faisceaux, et que celui-là soit maudit et flétri qui préférera sa rente, son salaire ou ses loisirs au grand devoir !
Ch. RIBEYROLLES.
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