LES BAGNES D’AFRIQUE
LES BAGNES D’AFRIQUE HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE par Charles Ribeyrolles, ex-rédacteur en chef de La Réforme JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET. Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade 1853
CHAPITRE Ier ÉPISODES DE PARIS
J’écris sur des ruines, des ruines plus grandes que ne les eût faites une invasion ; car la force n’emporte pas toujours l’honneur, et, cette fois, tout est tombé. Les champs de me patrie sont verts, cette année, comme à tous les printemps ; ses usines fument, ses ateliers travaillent, ses arts fleurissent, quoiqu’en serre chaude ; toutes ses sèves fermentent ; il n’y a pas jusqu’à ses académies qui n’égrènent leur éternel rosaire ; la France enfin a gardé toutes ses forces matérielles, ses armées, ses citadelles, ses frontières, ses tours — et toutes les splendeurs de sa beauté, ses palais, ses musées, ses monuments ; eh bien ! regardez : sous tous ses joyaux, la France est plus pâle, plus triste, plus accablée qu’après Waterloo. Pourquoi ? — Parce que son verbe, le souffle divin de son génie, la parole libre, est morte. — Pourquoi ? — Parce que sa souveraineté n’est plus que le caprice d’un homme ! Traversez ce grand pays ; qu’entendez-vous ? Le galop du gendarme, la crécelle du juge, le haro du policier, l’hosannah des laquais ivres de la presse ou du petit parlement, et les ukases de l’empereur ! — Que voyez-vous ? La force qui s’étale sous les armes, le soupçon qui guette dans l’ombre, la peur qui se cache, la délation qui marque les portes, et l’empereur qui revient de ses chasses ! La police et l’empereur, voilà les maîtres ! Oui, la France est plus malheureuse qu’après Waterloo. Ce jour là, frappée dans son corps, elle n’avait point souffert dans son âme inviolée : ses armées couchées sous terre poussaient des racines à travers le sol natal, tandis que ses idées se ralliaient dans les catacombes, et l’Europe tremblait encore accroupie sur ses épaules saignantes ; aujourd’hui, la France est captive du crime : l’étranger n’a point porté la main sur elle, et ce sont les jeunes légions, filles de son flanc, qui l’écrasent ! Comment s’est faite, tout à coup, cette triste nuit dans notre histoire, et quelles sont les causes de cette chute si profonde ? On peut le dire en deux mots : l’ambition et la peur. La peur obèse des intérêts qu’effrayait une souveraineté jeune, ardente, mais magnanime jusqu’à la folie, et l’ambition louche des dynasties errantes qui trois ans ont fait le siége de la République, pour rentrer dans leurs vieux domaines ; puis, ces derniers voleurs s’attardant, à l’heure propice, est venu le lord-protecteur de tous les conjurés, un forban des ténèbres qui a fait le coup, et la Révolution est tombée ! Voilà le drame dans ses grandes lignes. Au-dessous sont les incidents. Ainsi, dans le camp assiégé, des fautes ont été commises : on a mal manoeuvré, surtout, entre les deux grandes conspirations ; mais de tels points ici ne sont pas à discuter : les détails comptent peu dans d’aussi grands naufrages, et c’est au monstre qu’il faut aller en sonnant le glas des agonies. Les crimes du tyran ne sont-ils pas la première vengeance des martyrs ?
Épisodes de Paris Simple chroniqueur de faits qui se sont passés en dehors de l’exil, nous ne sommes pas témoin dans cette cause ; mais nous pouvons affirmer que les notes et documents qui sont la substance de ce petit livre émanent des transportés eux-mêmes ou de leurs amis, récemment échappés des bagnes d’Afrique. Un de ces derniers, le citoyen Frond, ex-lieutenant aux sapeurs-pompiers de Paris, nous a confié la plupart de ces pièces qu’il avait recueillies une à une, en traversant les cachots, les pontons et les camps. Tout entier à son oeuvre d’enquête vengeresse et de juste réparation à l’endroit des victimes, cet officier, aujourd’hui notre compagnon d’exil, interrogeait toutes les misères, tous les griefs, toutes les douleurs, et quand plus tard il tenta son évasion heureuse, emportant ses dossiers à travers les hasards de la mer, il fit le religieux serment d’ouvrir, au plus tôt, à la cause sacrée de ses frères martyrs, les grandes assises de l’opinion publique. C’est cette parole que nous venons ensemble dégager aujourd’hui, malheureux de ne pouvoir d’un coup venger tous ceux qui souffrent, et révéler toute les infamies que la tombe cache ou que le silence couvre. Mais si nous n’avons pu que glaner quelques gerbes, dans ce vaste champ de deuil, si les mille tragédies de la transportation restent voilées pour la plupart, quant aux noms et quant aux crimes, nous livrerons du moins au monde, les hideux secrets de ce régime, ses pratiques brutales, ses méthodes raffinées, ses lois sauvages ; et, pour que l’enseignement soit complet, avant de passer la mer, nous rallierons, par quelques épisodes encore inédits, par des traînées de sang, par des tombes, la cause à la conséquence, le 2 décembre à la transportation, Paris à l’Afrique !
L’OUVRIER INVALIDE Dans la journée du 4 décembre, à l’heure funèbre où la pluie de feu tombait sur les Boulevards de Paris, un ouvrier invalide, appuyé sur une béquille et sur une canne, s’en allait lentement, péniblement de la Chapelle-Saint-Denis à la Barrière, pour rentrer chez sa mère, au faubourg. Ce pauvre infirme retiré (mais non retraité), du service de la marine, avait nom Habrant (Alfred). Il avait passé dans son lit, où le clouait la paralysie, les deux années si orageuses qui avaient suivi Février, et quoique républicain, il se croyait sain et sacré sous sa béquille, même au milieu de la guerre civile la plus acharnée. Ouvrier ou soldat, qui donc voudrait porter la main sur le paralytique ? Habrant arrive à la Barrière : les portes sont fermées, toutes les issues barricadées, et des blouses montent la grand’garde. L’ouvrier demande à passer ; ce sont des frères ; ils vont ouvrir ? — Les blouses l’entourent, se forment en conseil de guerre et décident qu’on va le fusiller ! Mais tout à coup on entend le double tocsin de la charge et des feux réglés : la troupe arrive ! Sur ce, les blouses de disparaître : la barricade reste désarmée ; c’était une souricière ! Habrant s’abrite sous les portes de la Douane contre la fusillade. Les balles pleuvent autour de lui ; sur les pierres, et les soldats se précipitent sur ces faciles décombres. Il n’y a la ni défenseurs, ni blessés, ni fuyards : il n’y a qu’un invalide. Qu’a-t-on à faire contre des béquilles ? Ces béquilles, nos braves soldats les prennent pour des armes ! gorgés de vin, flairant le sang, ils se jettent sur l’infirme que l’officier a déjà frappé d’un coup de sabre, et le tirent à bout portant. Habrant tombe ; il n’est que blessé, car les balles sont ivres ; mais il fait le mort et les soldats se retirent croyant ne laisser derrière eux qu’un cadavre, quand un bourgeois, éclaireur de la troupe, se penchant sur le corps, s’écrie : « Ce n’étaient pas des armes, ce sont des béquilles ! » Oui, c’étaient des béquilles qu’on avait fusillées ! On relève Habrant ; on éteint les flammes qui dévoraient déjà ses vêtements et ses chairs, et l’officier dit à ce mort-vivant qui demande encore le libre passage : « Bourgeois, au large ! La grille ne peut s’ouvrir ; les pavés l’encombrent ; l’ambulance est à la Chapelle ! » Le mutilé fait un dernier effort et se dirige, en perdant son sang, vers la mairie de la Barrière ; mais la route est longue : pas une porte amie qui s’ouvre ; pas une main fraternelle qui l’appelle ou qui lui soit tendue, et le sang coule toujours, et les forces tombent. A moitié chemin pourtant, une lumière paraît, et l’invalide épuisé peut entrer dans une pharmacie. L’on recule d’épouvante à la vue de ce spectre criblé de balles, la figure brûlée, les vêtements en lambeaux comme les chairs, et quand le pharmacien a mis a nu ce corps qui saigne par vingt blessures, un cri d’horreur s’élève contre les bourreaux… Protestation fugitive, hélas ! et qu’étouffera bientôt la peur. On fait un premier pansement; on couche le blessé sur une botte de paille, dans le couloir de la maison, et c’est là qu’Habrant passe la nuit, tout nu, sous une couverture de cheval, n’ayant à sa portée qu’une cruche d’eau… L’honnête pharmacien se débarrasse, le lendemain, de son hôte. On porte Habrant à la mairie sur un brancard : il y passe la journée toujours tout nu, sans visite, sans nouveau pansement… mais il a cette fois une botte de foin ! Vers cinq heures pourtant, la police arrive : elle jette Habrant sur le brancard des insurgés bleus et se dirige vers l’hôpital Saint-Louis. Il reste là jusqu’au 1er mars, sans guérir ni mourir, objet d’études et de soins incessants, sujet curieux de vitalité pour les praticiens qui ne comprennent rien à ce squelette indomptable ; mais la police n’aime pas ceux qui durent tant, et, quand ils ne savent pas mourir, elle les emporte dans ses antres. Elle transfère donc Habrant à la Préfecture. Huit jours après, on le porte à Bicêtre, et, de là, dans le fort d’Ivry, le magasin-entrepôt de la transportation. Sous ces dernières voûtes, Habrant alité, troué de balles comme un vieux drapeau, reçoit enfin la visite d’un émissaire des grâces, le général de Goyon : « C’était un infirme, dit le médecin, et maintenant c’est un homme fini. — C’est un homme dangereux, s’écrie le guerrier du 2 décembre ; il a contre lui les dénonciations les plus graves. — Et lesquelles, demande Habrant ? Qu’on me confronte ! — L’épine dorsale est fourbue, déviée, reprend le médecin : quatre coups de feu, des blessures graves, l’éthisie, la paralysie, voilà l’homme ! Il ne verra pas l’Afrique. — Eh bien ! que les notables de son quartier signent un certificat en sa faveur… la clémence du prince verra… » La mère d’Habrant court le quartier, supplie, conjure ; les signatures abondent : le dossier est riche. Le médecin, d’ailleurs, déclare qu’un dernier transfèrement serait un assassinat : Habrant va sortir ? Habrant, quelques jours après, faisait partie d’un convoi pour les pontons et l’on encaissait ce cadavre pour l’Afrique. Depuis huit mois qu’est-il devenu sous ce climat qui dévore les plus robustes et les plus vaillants ? Est-il vivant, a-t-il fini de souffrir ? Nul ne le sait, pas moine le Moniteur qui, le 4 février, le couchait sur ses tablettes d’amnistie avec une vingtaine de morts !
LA CHASSE AUX ENFANTS Le lendemain de l’assassinat commis sur Habrant, à la même barrière, les héros de la veille campaient encore ; c’était toujours le détachement du 28e de ligne, commandé par un lieutenant. Consigne. de guerre, armes chargées, éclaireurs-sentinelles, rien n’y manquait : on eût dit un avant-poste, l’oreille au guet, avant la bataille. Un enfant se présente ; il porte à l’anse deux boîtes de fer blanc : il va tenter le passage pour le service habituel de sa clientèle, et descend seul jusqu’à la grille. Ces boîtes sont peut-être des armes de guerre comme les béquilles d’Habrant ! Un soldat lui crie : qui vive ! l’ajuste et le tue. Son sang jaillit avec sa cervelle sur le pavé. L’enfant n’avait pas quinze ans ! — Que portait-il ? — Du lait !
UNE EXÉCUTION A LA BAYONNETTE Ce même jour, à jamais maudit, le 4 décembre, une barricade construite en face de la mairie du cinquième arrondissement, venait d’être enlevée par une ou deux compagnies du 5ebataillon des chasseurs de Vincennes. Un citoyen qui se trouvait à cette mairie s’était réfugié sous la porte ; la barricade escaladée, les soldats entrent ivres, farouches, l’officier en tête : « Que faites-vous là ? » dit ce dernier à Voisin, et sans attendre sa réponse, sans le fouiller, sans l’interroger plus au long, il donne ordre à ses soldats de le fusiller. L’escouade empoigne son bourgeois, le traîne sur le trottoir, et comme les armes ne sont plus chargées, six soldats le lardent à la bayonnette. Voisin tombe : il avait reçu douze blessures ! Vingt minutes plus tard, le citoyen lardé se relève de sa mare de sang et peut encore se traîner à la mairie. Là, le vieux concierge l’accueille et le conduit à l’ambulance où l’on visite ses blessures : elles étaient larges, béantes, hideuses, mais non mortelles ; il obtient qu’on le transporte à la maison de santé de M. Dubois, et ses plaies se ferment, quoique lentement, et ses forces reviennent ; mais la police n’a pas perdu de vue sa proie, et trois mois ne se sont pas écoulés qu’elle vient déjà ramasser ces restes de la bayonnette. Voisin fait une seconde station de douze jours à Saint-Louis ; puis commence le long pélérinage des prisons et des forts : huit jours d’abord au dépôt de la Préfecture de police, caverne immonde où l’on parque les victimes pour le recensement ; vingt-quatre heures à Bicêtre, et puis le fort d’Ivry qui garde son homme jusqu’au départ pour les pontons. Pendant que Voisin, troué comme de la dentelle, gisait mourant à la maison Dubois, il fut confronté, pour les besoins de l’instruction, avec son assassin, l’officier des chasseurs de Vincennes. Après les douze coups de bayonnette, cet honnête homme avait dit : « Assez ! » et, de sa main, il avait écarté la hache d’un soldat qui voulait en finir : « Nous vous avons cru mort, bien mort, lui dit cet officier, dans la rencontre judiciaire ; sans cela je vous aurais achevé moi-même ! » C’était à jeun et deux mois après la boucherie de décembre que ce digne homme laissait tomber ce regret touchant sur le lit de sa victime !
LA MÉDAILLE MILITAIRE Vers le 20 décembre, à l’une des barrières de Paris, deux ouvriers boulangers en viennent aux mains pour querelle de corps d’état ; une escouade arrive, empoigne les deux lutteurs et les entraîne dans ses rangs. Chemin faisant, un des deux ouvriers se dégage et cherche à fuir ; mais il n’a pas fait dix pas qu’il tombe : un soldat venait de le tirer comme un gibier, presqu’à bout portant. Il n’y avait plus d’émeute ; il n’y avait plus de barricades :pourquoi ce coup de feu ? M. Louis Napoléon venait de fonder la médaille militaire, et le soldat tirait à l’ouvrier pour la gagner ! Ce malheureux boulanger est mort à Saint-Louis, vers la fin de février, après une agonie longue et terrible ; mais la police l’avait déjà marqué : trois jours après son entrée à l’hôpital, un juge d’instruction le faisait consigner pour le conseil de guerre, en cas de guérison. O prévoyance ! et pourquoi le conseil de guerre contre cet homme ? et pourquoi le coup de feu ? C’était logique : lorsqu’il n’achève pas son monde, le soldat, sous M. Bonaparte, le passe au bourreau.
LA RAQUETTE DES PRÉTORIENS Une mère passait avec son enfant dans une des rues qui avoisinent le Boulevard, entre le Conservatoire et le Château d’Eau. Là, comme ailleurs, l’état de siége avait échelonné ses sentinelles et deux chasseurs de Vincennes, postés à l’entrée de la rue, faisaient faction à dix pas l’un de l’autre. Le premier laisse la femme s’engager avec son précieux fardeau. Le second l’arrête par un — Qui vive aviné ; il fouille l’air de sa bayonnette comme un furieux et fait front à là pauvre mère. Celle-ci recule effarée, serrant son enfant dans ses bras ; elle recule jusqu’à l’autre bayonnette qui s’allonge à son tour, couleuvre de fer, la pique et la rejette en avant ; alors commence un jeu de raquette entre les deux soldats ivres. Ils lardent la malheureuse ; ils l’excitent à fuir, puis la ramènent dans l’étroit rayon de mort et se la renvoient, comme un bouchon, d’une bayonnette à l’autre, jusqu’à ce qu’elle tombe enfin avec son enfant, sanglante, éventrée ! Quelques pas plus loin, et dans la même soirée du 4, trois soldats du même bataillon poursuivaient une autre femme qui se jeta chez un marchand de vins ; ils entrent, la clouent au comptoir à coups de bayonnette, et laissant l’arme au corps, ils se font servir à boire. Allons, du vin et du sang ! ces braves ont soif… Le témoin qui nous a raconté ces scènes hideuses, est un maître cordonnier, ancien soldat d’Afrique, chevronné de dix ans et décoré pour actions d’éclat ; quatre jours après, il pleurait comme un enfant, et n’avait pas encore rétrouvé la parole, lui, le tueur de Kabyles !
Ces chroniques du grand meurtre, que nous venons de relever sont étrangères, comme on l’a vu, soit aux boucheries du Boulevard, soit aux barricades actives ; nous les avons choisies, entre mille autres, pour prouver que sur tous les points, même en dehors de la résistance et du feu, la consigne était toujours à l’assassinat, et que, dans cette orgie de sang et de fureurs, rien n’était sacré, ni l’invalide, ni l’enfant, ni la mère. Or, à qui doit remonter la responsabilité redoutable de ces exploits hideux, de ces tueries sauvages ? Certes les soldats qui ont fait cette besogne, ont déshonoré le drapeau ; les officiers qui les ont conduits, pour étoiler leur épaulette, sont des misérables, et leurs généraux, chefs de commandement, d’infâmes assassins ; mais si l’armée française s’est perdue dans cette obéissance au meurtre, si nulle excuse ne peut couvrir cette large débauche de prétoriens, toujours est-il que l’impartiale histoire dira : « Ces soldats tueurs d’enfants et de femmes, ces esclaves disciplinaires, une ambition les avait embauchés : ils avaient bu le vin du 2 décembre ! Ces officiers si prompts et si dociles au carnage, ces officiers pauvres, une syrène, la Corruption les avait tentés : ils avaient bu les espérances du 2 décembre ! Ces généraux tarés, endettés, pourris, ces malfaiteurs de haut commandement, ces capitaines du crime, César les avait achetés : ils avaient bu l’or du 2 décembre ! » Et cela ne sera point une excuse pour ces consciences vénales, abruties ou lâches ; et tous, officiers, soldats, généraux garderont la tache de sang ; mais la responsabilité, se dégageant de ces têtes rasées, montera jusqu’au maître, et l’histoire dira : « Celui qui roula dans les casernes, pour les appétits grossiers de soldats ignares, les tonnes de Vitellius : c’est Louis Napoléon ! Celui qui fit curée des croix, des grades et des commandements à tous les officiers besogneux ou sans honneur : c’est Louis Napoléon ! Celui qui vola les millions de la banque pour acheter, au poids de l’or, les scrupules et l’épée des généraux du guet-à-pens : c’est Louis Napoléon ! » L’histoire dira : « Celui qui, dans un appel fameux, ainsi conçu : « Soldats, En 1830, comme en 1848, on vous a traités en vaincus. Après avoir flétri votre dévouement héroïque, on a dédaigné de consulter vos sympathies et vos voeux, et, cependant vous êtes l’élite de la nation…. » Celui qui, dans cet appel aux cruelles représailles de l’armée contre le peuple, mentait à la vérité pour embrigader les haines farouches et les jeter sur Paris, c’était Louis Napoléon ! C’est encore cet homme qui, suant la peur, au milieu du combat, dont il était loin pourtant, s’écriait, dans son repaire des Champs-Elysées : « Dites à Saint-Arnaud d’exécuter mes ordres. » — Et quels étaient ces ordres ? — Massacrer les curieux, tirer à pleine mitraille sur les passants, assassiner, en plein soleil, avec toutes les forces de la grande guerre ! C’est encore lui, toujours lui, qui faisait placarder dans Paris, avec la signature d’un valet, ce décret sauvage dont la pensée plane, comme une révélation sinistre, sur toutes ces scènes hideuses : « Tout individu pris construisant des barricades, ou défendant des barricades, ou les armes à la main, sera fusillé. » En guerre, Tunis et le Maroc font des prisonniers. Attila, le roi des Huns, en traînait par milliers derrière ses bagages. Les Peaux-Rouges elles-mêmes ne scalpent plus, dit-on, leurs captifs et les amènent à la hutte ; il fallait un Bonaparte pour assassiner ainsi des prisonniers au dix-neuvième siècle. — Et quels prisonniers ? — Des concitoyens entraînés par le devoir et par l’honneur dans la résistance au parjure, des martyrs de la foi publique et du droit cyniquement violés par une ambition sacrilège… O justice humaine ! Ce décret fut plus fort que le vin, l’or et la curée. Par lui, chaque soldat se trouva pourvu d’un blanc-seing pour le meurtre, et toute initiative put se donner carrière selon son ivresse ou ses haines : de là, ces assassinats commis en dehors du combat et des grands centres, sur l’invalide, sur l’enfant, sur la mère ; de là, ces gaillardises de la férocité, lardant, sabrant, arquebusant le Bédouin quel qu’il fût, orphelin ou vieillard, blessé, femme ou captif, bourgeois ou prolétaire. Louis Bonaparte qui libella cet ordre de mort est donc le grand stratégiste de tous ces égorgements. A lui revient le crime, à lui le sang versé ! Quant aux cadavres, à la hâte ensevelis dans le charnier des pauvres ou jetés cà et là, comme après un naufrage, le long des cimetières, ils n’ont reçu, depuis qu’ils sont à la fosse, ni la visite, ni la prière des vivants. On ne sait pas leur tertre : les morts de décembre sont anonymes ! Mais ce qui ne l’est pas, ce qui a un nom, c’est le tueur, c’est l’assassin de tant de victimes : c’est Louis Bonaparte. Il danse aujourd’hui dans son palais aux grands lustres ; il se mire dans les grâces de son aventurière ; il fête avec le trésor public ses complices et ses courtisanes ; après les vengeances de Tibère, il nous donne les joies d’Héliogabale ! Eh bien, que le jour des morts arrive enfin ! Que tous ceux qui ont perdu le frère ou la soeur, la mère ou l’enfant se lèvent ! Républicains ou non qu’ils n’oublient pas les cadavres laissés sans sépulture comme sans vengeance, et que dans l’opinion publique, mer dormante aujourd’hui, tempête demain, ils jettent, comme cri de guerre, les noms des martyrs ! C’est le devoir de tous ceux qui restent au foyer de famille, et malheur aux hommes qui, s’endormant dans l’intérêt ou la peur, ne se souviennent pas des morts !
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