LES BAGNES D’AFRIQUE

LES BAGNES D’AFRIQUE

HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE.

par Charles Ribeyrolles,

ex-rédacteur en chef de La Réforme

JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET.

Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade

1853

 

CHAPITRE XI

ANNEXES

 

N° 1. — La délation qui marque les portes (page 15).

 

Moulins, le 3 juin 1852.

… … …

Je te dirai que Moulet, dégraisseur-teinturier, vient de mourir — il s’est empoisonné — il a fait venir Girard, Carrot, épicier, et Ducloux, tailleur, pour leur demander pardon de les avoir lâchement dénoncés ; il leur a fait promettre de lui pardonner d’avoir été cause de leur arrestation. Ils ont répondu que oui, qu’ils le pardonnaient de grand cœur. — Moulet avait fait demander aussi un autre citoyen qui n’a point voulu se rendre auprès de son dénonciateur au lit de mort.

Reçu à Douéra, 13 juin 1852, par le citoyen Gras, limonadier à Moulins et transporté.

 

 

Je soussigné, Narjot (Jean–Pierre), ex-garde-champêtre de la commune de Lalande, canton de Toucy (Yonne), et y demeurant.

Certifions et attestons que, appelé devant M. le juge-de-paix de Toucy, pour lui donner des renseignements sur les personnes accusées d’avoir pris part aux démarches hostiles qui eurent lieu au commencement de décembre dernier, j’ai accusé faussement le sieur Millot (Etienne), âgé de cinquante-cinq ans, cultivateur, demeurant en cette commune, de faits dont il était innocent, les croyant vrais. Mais, depuis, j’ai reconnut qu’il n’en était point coupable ; j’ai cédé à une inspiration mensongère en sévissant contre lui. Je l’ai fait aussi dans l’intention de conserver ma place de garde-champêtre : une coupable idée me fit croire que je devais me montrer son ennemi en le calomniant.

Je certifie, en outre, qu’il ne m’a jamais engagé, en sa qualité de maire, à sévir injustement contre personne ; au contraire, tous ses conseils avaient toujours l’équité et la justice pour principes.

Le remords que me cause ma déclaration mensongère me poursuit ; les suites malheureuses m’alarment. Quoi ! une femme éplorée, sept enfants au désespoir qui réclament en pleurant un époux, un père, captif en ce moment, sont la conséquence de mon injuste déposition ! C’en est trop pour moi ; la mise en liberté de celui qui en est la victime pourra, seule, rendre la tranquillité à ma conscience que le remords poursuit.

En foi de quoi j’ai délivré le présent certificat. Puisse-t-il contribuer à faire cesser la captivité de celui pour qui je réclame la liberté.

Lalande, 13 mai 1852.

Signé : NARJOT.

Approuvé en l’absence du maire L’adjoint, signé : PIGOLLON

 

 

N° 2. — Ils font un crime de la pitié qu’ils emprisonnent (page 54).

 

Dans la ville de Brioude (Haute-L iore), et parmi les victimes de Décembre, se trouvait un pauvre cultivateur, père de trois enfants, dont le plus âgé avait six ans (ce cultivateur se nommait Joseph Barnier) ; ses seules ressources consistaient dans le produit de son travail et dans le produit d’un champ qu’il avait pris en bail-à-ferme. Or, il y avait déjà deux mois que ce malheureux gisait sous les verroux de M. le sous-préfet Rochette. Ses voisins, touchés de pitié, se réunissent mystérieusement un dimanche matin, et vont, au nombre de vingt, cultiver et ensemencer son champ. M.Rochette apprend cet acte de bon voisinage, il lance ses mouchards, ses gendarmes, ses gardes-champêtres, pour s’enquérir du nom des coupables. Tous ses efforts échouent.

… … …

Il fait empoigner la femme de Barnier au milieu de ses trois petits enfants et de sa vieille mère infirme, âgée de quatre-vingts ans.

… … …

Il fait mieux encore : une dame, par le coeur chrétienne, envoyait chaque jour des vivres à Barnier, dans sa prison. M. Rochette la fit prévenir que si elle continuait il la ferait arrêter !…

 

 

N° 3. — Razzia de vieillards et d’enfants (page 45).

 

Ayma (Louis), horloger à Lusignan, fut arrêté le 5 mai et condamné comme propagandiste républicain et homme dangereux.

Son fils, âgé de sept ans, fut expulsé pour avoir crié : Vive la République! au moment où le prêtre chantait le Te Deum, cri qui fut unanimement répété par tous les autres présents à l’église.

Ayma a laissé sa femme avec quatre enfants en bas âge, en proie aux horreurs de la misère.

En expulsant cet enfant, le préfet de l’Aude osait dire qu’en frappant les enfants on détruirait ainsi la Démocratie jusque dans ses racines.

Cet enfant a produit à Londres un bien douloureux contraste en présence de Louis Badin, vieillard septuagénaire, natif de d’Oisy (Nièvre), expulsé pour avoir [refusé, tenté ?] de prendre son fusil de chasse.

Les misérables ! ils oseront encore parler du respect de la famille et de la propriété.

 

 

Na 4. —Les conservateurs-voleurs (page 35).

 

On écrit de Paris à l’Indépendance belge :

Une affaire jusqu’ici mystérieuse, mais qui va éclater au grand jour du conseil d’Etat, occupe fort en ce moment les bureaux de l’intérieur et de la police. Le commissaire central de police d’une des plus grandes villes du Midi est à la veille d’être arrêté, comme prévenu d’avoir trafiqué des grâces dans ces derniers temps, et d’avoir vendu, à beaux deniers comptants, des commutations ou des libérations aux démocrates.

Le fait a été dénoncé à la justice par l’un de ces détenus, et appuyé, dit-on, d’autres déclarations semblables. On se refusait d’abord à admettre la possibilité d’une aussi maladroite prévarication, de la part d’un fonctionnaire intelligent, bien noté, qui venait de recevoir des marques de confiance du pouvoir ; mais les charges sont devenues si fortes, qu’après enquête, il a fallu demander au conseil d’Etat l’autorisation d’arrêter et de poursuivre ce commissaire central. On sait que la nécessité de l’autorisation préalable est une immunité qui couvre le fonctionnaire public, hors le cas de flagrant délit ; mais cette formalité, qui arrête quelquefois les poursuites intentées par de simples citoyens, n’est presque jamais refusée à l’autorité agissant pour la vindicte publique.

 

 

No 5.          Il jette sur vous ses armées (page 44).

 

ANNÉES DE CAMPAGNE.

 

Rapport au prince Président de la République française.

Monseigneur,

Vous avez bien voulu décréter, en principe, le 5 décembre dernier « que, lorsqu’une troupe organisée aurait contribué par des combats à rétablir l’ordre sur un point quelconque du territoire, ce service serait compté comme service de campagne. »

Vous avez arrêté, en même temps, que « chaque fois qu’il y aurait lieu de faire application de ce principe, un décret spécial en déterminerait les conditions. »

Or, depuis longtemps déjà les troubles survenus à la suite du 2 Décembre ont complétement cessé et le moment est venu de faire profiter vos bienveillantes intentions aux troupes de toutes armes, qui ont si vaillamment réprimé ces désordres et rétabli partout la paix publique.

Tel est, monseigneur, l’objet du projet de décret que j’ai l’honneur de soumettre à votre sanction.

Paris, le 23 avril 1852.

Le Ministre de la guerre, A. DE SAINT-ARNAUD.

 

Ce rapport est suivi d’un décret ainsi conçu :

Art. 1er. L’année 1851 sera comptée comme bénéfice de campagne aux militaires de tous grades et de toutes armes qui, au 2 Décembre, se trouvaient en garnison dans des localités où des troubles ont éclaté, ou qui y ont été appelés à cette occasion.

Art. 2. L’inscription de la campagne sur les états de service des-dits militaires aura lieu en prenant pour base le tableau des corps auxquels s’applique le décret ci-dessus.

Fait au palais des Tuileries, le 23 avril 1852.

 

 

No 6.         — Les paysans (page 42).

 

Les misères que souffrent en Afrique les victimes du 2 Décembre ne sont pas les seules que le parti républicain ait à enregistrer ; le fait suivant prouvera jusqu’à l’évidence, que les pourvoyeurs de Décembre voulaient en finir avec les républicains en les envoyant partout à une mort certaine.

Dans les premiers jours de juin 1852, étant à me promener sur le bord de la Tamise, avec les citoyens Valrivière et Gornet frères, nous vîmes avancer vers nous deux citoyens, dont l’un tenait un enfant de cinq à six ans par la main ; leur costume annonçait deux paysans du Midi de la France ; celui qui menait l’enfant m’adressa la parole et me dit en patois si j’étais Français et proscrit, je lui répondis en patois que j’étais l’un et l’autre, alors ayez la complaisance de m’écouter :

« Il y a trois jours que nous sommes à Londres, nous n’avons pas un sou ; partout où nous allons pour demander un logement le soir, et du pain dans la journée, on nous renvoie faute de nous comprendre, nous avons couché deux nuits dans les rues, ayez la complaisance de nous mettre en relation avec quelqu’un qui nous comprenne, autrement nous sommes forcés de mourir de faim, nos forces sont épuisées. »

Lui ayant demandé pourquoi il n’avait pas laissé son enfant avec sa mère, il me répondit en baissant la tête « que sa femme était morte de chagrin du temps qu’il était en prison, et qu’à sa sortie il n’avait trouvé personne qui voulût s’en charger, il ne me restait plus aucun ami dans le village, tous avaient subi le même sort que moi. »

Ces deux braves citoyens avaient fait près de trois cents lieues à pied, ayant à porter cet enfant entre leurs bras, ils n’avaient en partant de chez eux d’autres ressources que les trois sous par lieue que les sauveurs de la société leur accordaient.

Bergougnoux.

 

 

No 7.         — De Caudin, mort depuis au grand ossuaire…(page 103).

 

Mon cher Frond,

Tu me demandes quelques mots sur ma captivité, que dire de mon pauvre individu ? rien de bien intéressant, mais tu le désires ; tu songes à une oeuvre morale pour édifier la société sur les actes politiques auxquels sont dûs tant de bouleversements dans les familles comme dans les fortunes, dans les projets individuels comme dans les sphères sociales. Je vais joindre mon appoint au martyrologe qui occupe ton âme sympathique, et si les minimes souffrances d’un artiste sont de quelque enseignement pour les générations qui nous succéderont dans la lutte, j’aurai la joie de m’être associé, pour ma faible part, à ton généreux travail.

J’ai été arrêté à Vierzon, dans le Cher ; j’avais depuis deux mois fait élection de domicile dans ce pays, où je fuyais une position devenue impossible à Paris, grâce à la mort de nos journaux et aux tracasseries policières ; devenue également impossible dans le pays de mon beau-père, que l’autorité, vu ma présence chez lui, avait privé de sa petite fortune (un bureau de poudre et un bureau de tabac achetés dix mille francs il y a vingt-quatre ans), ceci soit dit en passant aux détenteurs de la propriété.

A Vierzon, je faisais mon métier assez paisiblement, lorsque le coup d’Etat du 2 Décembre vint m’arracher à mes travaux. Il fallut aller à Bourges dans la prison qui fut le palais du duc Jean.

A peine convalescent d’une longue maladie, je fus placé à la chambre du secret, moins close apparemment qu’au temps où elle logeait son fondateur : la porte glaciale qui donnait directement sur moi me procura un accès de goutte si violent, que pendant six semaines il fallut me laisser porter par mes co-détenus chaque fois qu’un changement devenait impossible ; heureuse circonstance, puisqu’elle me fit rencontrer une obligeance pleine de grâce, un dévouement tout fraternel dans un petit groupe d’artilleurs du 9e régiment, auxquels je suis heureux de témoigner ici ma profonde reconnaissance.

Depuis lors j’ai eu la bonne chance de les trouver de prison en prison, toujours à mes côtés et quand le sort nous aura séparés, je les retrouverai encore dans mon cœur !

Tu as été, mon cher ami, à même d’apprécier la dignité constante de ces braves jeunes gens, et l’universel respect dont ils ont su s’entourer. Je n’insisterai donc pas davantage sur une liaison dont les innombrables détails arrêteraient longtemps mon récit.

A Bourges commence pour moi une mission de fraternité : séparé de tout ce que j’ai de plus cher, mon triste nid, je sentis le besoin de consoler un peu les familles auxquelles manquait un père, un fils, un frère et un mari. Je luttai contre le mal comme j’ai fait toute ma vie ; je fis, j’ose le dire, la contre partie des honnêtes gens qui nous tiennent captifs ; je renvoyai chez eux, sinon les prisonniers, du moins leur image vénérée, et j’ai l’orgueil d’ajouter que plus d’une bénédiction a couronné ma tâche. Nos geôliers n’en diront pas autant de la leur.

C’est encore la besogne à laquelle je me livre dans cette prison de Douéra. Tu vois, mon cher ami, que l’homme qui t’écrit n’est point un homme politique, à la façon des Machiavel ou des Talleyrand.

Je n’ai jamais compris et jure de ne jamais comprendre que la langue ait été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée. Je n’ai jamais accepté qu’il faille tuer les hommes quand on ignore les moyens de les faire bien vivre, et même seulement vivre. Je ne veux pas que l’on dise à son frère : tu diffères de moi, je te prends ta liberté. Je n’entends pas que le droit soit autre chose que le devoir pour chacun comme pour tous, et que méconnaissant cette vérité, les uns possèdent tous les droits, laissant aux autres tous les devoirs.

Je tiens pour un homme très fort le Machiavel ci-dessus qui nous a enseigné à quelles abominables conditions on pouvait être prince, mais je tiens pour des hypocrites et des scélérats tous les gens qui prétendent appliquer les hautes leçons de tyrannie par lui données comme des enseignements. C’est pourquoi, mon ami, je suis en prison, et pourquoi je me préoccupe fort peu des petites misères qui s’attachent à ma chétive individualité, permets-moi donc de clore ma lettre par une fraternelle poignée de main.

A toi de coeur.

Signé : Jules de Caudin.

 

 

N° 8. — Ici s’arrête la correspondance… (page 195).

 

Bonne C…

Veuillez m’envoyer à bord par le commissionnaire les effets que j’ai laissés à El-Biar. Il m’a été impossible de retourner près de vous ; la chose vous sera expliquée plus tard.

Aimez–moi toujours, et bientôt, je l’espère, nous serons réunies. Mettez tous mes papiers dans ma malle, tous sans exception, prenez garde de ne rien laisser traîner. Je vous aime et vous embrasse toutes.

Je pars dans de terribles conditions que personne ne doit m’envier. Adieu.

Pauline ROLAND.

 

Bougie, 29 juillet 1852.

Ma bonne et chère amie, ma soeur chérie, mon cœur est resté avec vous, de telle sorte que je ne sens pas encore que je jouis de la liberté. Cependant je suis couchée dans un vrai lit, d’où je vous écris ; j’ai fait un vrai déjeuner avec des amis retrouvés là par la grâce de Dieu ; j’ouvre et ferme ma porte moi-même ; enfin, je prends un bain à cinq heures, un vrai bain.

Mais, amie, que de revers à ce beau côté de la médaille, et quelle aggravation que cette solitude plus absolue à laquelle on nous livre encore toutes deux. J’ai fait hier de vains efforts pour retourner prisonnière quelques jours avec vous… Je vous lègue, mon amie, à tous ceux qui se sont montrés là-bas mes amis personnels, dont le nombre est, du reste, fort petit.

Je n’oublie et n’oublierai aucune de mes compagnes, et ferai toujours tout ce que je pourrai pour chacune.

… … …

Je n’ai pu non plus obtenir le temps de séjourner à Alger, pour y faire quelques emplettes : « C’est inutile, » m’a-t-on dit ; ici, au contraire, je séjournerai autant que je le voudrai ; on m’y laisserait si je le demandais, je crois.

Mais, pour aller à Sétif, il faut d’ici traverser un bout de la Kabylie à dos de mulet, avec une grosse escorte en courant le risque d’être enlevée par les Kabyles ou mangée par les lions ; cette perspective me plaît, et je n’aurai garde de ne pas saisir une si belle occasion.

En me menant jusqu’à Philippeville, je trouvai une route carrossable, un service régulier établi ; deux de mes compagnons d’internement : Peyre (de l’Hérault) et Lebègue (de la Seine), destinés à Sétif, étaient eux pour être débarqués à Philippeville ; ils ont sollicité et obtenu de partager mon sort. Je crains qu’on ne les fasse aller à pied : Peyre est un vieillard de plus de soixante ans !

… … …

Que je vais être longtemps sans lettres ! Je compte que cela ira jusqu’au 10 août maintenant. Quel supplice ! Les courriers partent pour les pays que je vais habiter les 8, 18 et 28 de chaque mois ; mes lettres vous arriveront les 4, 14 et 24 ; vous en recevrez une chaque courrier, à moins que les Kabyles et les lois ne disposent autrement de moi, ce dont je n’ai nulle crainte. Mes braves camarades d’internement qui, eux, avaient demandé Sétif, se montrent pour moi des amis dévoués. Quatorze autres internés, de l’Yonne, de l’Aube, de l’Allier, allant à Bône, à Philippeville et autres résidences, m’ont tous serré la main.

Je viens de déjeuner avec un des internés de Bougie, qui s’est trouvé à la Casbah avec les amies du Midi ; il leur fait bien des compliments : il se nomme Morin.

… … …

Votre soeur dévouée : Pauline ROLAND.

 

Sétif, 11 août 1852.

Le courrier d’Alger est arrivé hier, bonne et bien chère amie, je comptais qu’il m’apporterait une lettre de vous, et je croyais pouvoir y compter d’autant plus sûrement que, de Bougie, je vous avais moi-même écrit une longue lettre qui a dû vous parvenir le 4 ou le 5 courant. Je comptais sur dix lettres au moins, tant de Paris que de divers points de l’Algérie ; je n’en ai pas reçu une seule. Je n’accuse pas mes amis, vous le savez du reste : mais je souffre de ce cruel silence !

Quinze jours depuis notre séparation, chères bonnes amies ; pendant ces quinze jours, j’ai subi de rudes tortures physiques, mais ces tortures n’étaient rien auprès de la souffrance morale. Pourquoi m’a-t-on forcée à vous quitter, mes pauvres sœurs ?… Pourquoi ?… mais à tous ces pourquoi de la tendresse pas d’autre réponse que l’inflexible PARCE QUE ; aussi, faut-il autant que possible nous abstenir des pourquoi !

Parlez-moi de vous ; que tout ce qui là-bas écrit sans trop de sacrifices m’écrive le plus souvent et le plus longuement possible ; j’ai, en vous quittant toutes, quitté une seconde fois ma famille et ma France bien-aimée. Si vous eussiez été heureuses toutes, j’en eusse pris mon parti peut-être…

Et vous, ma C …, ma soeur, l’avez-vous compris ce nouveau déchirement qui m’était imposé par la providence, toujours bénie quoi qu’elle fasse, ce déchirement que m’a causé la séparation d’avec vous, d’avec vous avec laquelle je pouvais parler de ceux que nous aimons.

Cependant j’étais libre et vous restiez, peut-être vous êtes encore captive. Au nom du ciel écrivez-moi ce que vous devenez toutes.

… … …

Si l’on venait à Sétif, il faut demander à venir par Philippeville, non par Bougie et faire en sorte d’obtenir la traversée par terre et sur des prolonges. Le voyage par Bougie est une véritable passion. J’ai cru mourir en route, et arrivée ici, j’ai été plusieurs jours sans bouger. Aucune des fatigues de la route ne m’avait donné idée de celles-là : madame… et vous ma C… ne les supporteriez sûrement pas. Imaginez la montée du fort Saint-Grégoire pendant trente lieues, par une chaleur de plus de quarante degrés, avec un soleil dévorant, sans un arbre pour s’abriter, le tout à dos de mulet, sur un bât qui vous a écorchée dès la première heure. Impossible de marcher depuis la tombée du jour à cause des Kabyles, et pour reposer la nuit, la terre nue en plein air au milieu des postes ou des tribus arabes. Je ne voudrais pas n’avoir pas fait ce voyage, qui m’a intéressée au plus haut point ; mais je ne souhaite à aucune femme de le faire.

Dès le second jour, j’avais les mains et le visage enflés de huit à dix lignes par l’effet du soleil, et de grosses vessies pleines d’eau surmontaient le tout, comme si l’on y eût promené des charbons. Le cerveau en a été atteint quelques jours durant, et je ne sais comment je ne suis point tombée malade. Maintenant la peau s’enlève comme après une brûlure ; de nouvelles vessies s’élèvent, et, grâce au mulet, j’ai été huit jours sans pouvoir tenir assise. — Que si quelqu’une vient, elle prenne donc garde. Qu’elle se prémunisse aussi de vivres pour la route ; car on ne trouve que difficilement et deux fois seulement, à six lieues de Bougie et à six lieues de Sétif environ, moyen d’acheter du pain et du vin. Le voyage dure de trois à quatre jours pleins. On rencontre çà et là des fontaines, mais voilà tout.

A-Dieu, amie, amies ! qu’il vous garde et nous protège toutes.

Votre bien sincèrement dévouée,

Pauline Rolland.

 

Sétif, 20 août 1852. Bonne et chère amie,

Une lettre de madame m’apprend que vous êtes malade de ces cruelles douleurs nerveuses qui nous tiennent l’une et l’autre comme une maladie de famille. J’ai si grand besoin d’avoir une lettre de vous, ma pauvre soeur, que je pense que celle-ci vous fera du bien quelle qu’elle soit. Vous êtes seule là-bas, comme je le suis ici malgré la bienveillance universelle dont je suis l’objet. Vous me remplaciez mes chers enfants et les chers amis dont je suis si cruellement séparée ; je tenais, je le crois, quelque place dans votre coeur. Cette cruelle séparation a été pour moi la dernière goutte qui a tait déborder le vase. Je suis brisée, non abattue, ni découragée : ma foi en Dieu et en l’avenir reste entière ; vous en êtes là aussi, ma C… n’est-ce pas ? j’ai besoin que vous me le disiez vous-même. Si vous ne pouvez le faire, empruntez la plume de madame… : il y a sûrement dans l’accent de sa voix quelque chose de plus semblable à nous que dans l’accent de bien d’autres !

Je répondrai à madame Greppo par le prochain courrier. Celui d’aujourd’hui ne m’a apporté que deux lettres d’Alger, la sienne et celle d’un autre ami.

… … …

J’ai le coeur bien malade, ma pauvre chère amie ! plus malade que je ne peux le dire.

Dites-moi si plus heureuse que moi-même, vous avez reçu des nouvelles de votre fils et de celles de votre cher captif. J’ai écrit à Langlois.

Un mot, bonne et chère amie, un mot. La liberté n’est pas la liberté quand ceux que l’on aime sont captifs : vous comprenez cela vous, et vous ne me croyez pas bien heureuse sur mon rocher de Sétif.

… … …

Je ne vous parle pas de nos affaires personnelles. Sachez toute fois que l’on m’a envoyée dans une ville où je n’ai d’autre ressource que de me faire domestique. Je vis le plus économiquement possible, attendant quelques jours encore pour prendre ce parti extrême. Je travaille un peu de l’aiguille, de façon à payer de ce travail partie de ma chétive dépense. Mais ces misères matérielles valent-elles qu’on en parle ? je ne crois pas. Tranquille avec ma conscience, j’en prendrais vaillamment mon parti, n’était l’inquiétude où je suis pour ceux que j’aime. Ecrivez-moi ! Ecrivez –moi ! que madame Huet, madame B…, que tout ce qui écrit là-bas m’écrive !

Je vous aime du fond de l’âme et vous embrasse toutes de même.

Pauline Rolland.

 

Sétif, 1er septembre 1852.

Ma chère C…

J’attendais un mot de vous par les précédents courriers, ce mot n’est pas venu ; je ne me plains point, c’est un assez grand bien d’aimer comme je vous aime pour que l’on ne croie pas ceux que l’on aime aussi obligés de nous payer de retour.

Notre ami D… m’écrit que vous êtes internée à Alger avec votre amie… je vous félicite toutes deux. Il m’écrit que je vais être libre de retourner en France ; j’attends la nouvelle officielle, et ne sais ce que je ferai si la chose est véritable. Nous avons parlé trop souvent ensemble de cette éventualité pour que vous ne sachiez parfaitement ce qu’a dû me faire éprouver cette nouvelle. Ce n’est sûrement pas de la joie… Il y a des gens qui sont difficiles à satisfaire, et je suis de ceux-là. Jamais je n’ai été plus triste, plus déchirée que je ne le suis ; et je ne puis mieux expliquer les mille raisons, trop légitimes hélas ! de cette tristesse, de ces déchirements. Une partie appartient à la citoyenne, une à la mère, l’autre à la femme. Les mille attaches qui me tiennent à la vie et qui correspondent aux fibres de mon coeur sont toutes également douloureuses.

Que la volonté de Dieu soit faite et que son nom soit béni.

Vous reverrai-je jamais. mon amie ? Dieu le sait, et si nous ne nous revoyons pas en cette vie, vous souviendrez-vous assez de moi pour me reconnaître dans une autre. Je le souhaite bien plus que je ne l’espère. Je demanderai à passer par Alger si je dois retourner en France ; mais ceci me sera-t-il accordé ? Retournerai-je en France ?

Je vous ferai connaître la façon dont j’agirai en tout ceci, lorsque l’avis officiel de ma mise en liberté et une lettre de mon fils que j’attends pour le 20 courant, m’auront dit si je dois accepter ma liberté et si je dois retourner en France, ou bien profiter de cette liberté pour essayer de me fixer en Afrique ou pour passer en Angleterre pour y souffrir avec mes amis.

Maintenant voici ce que vous demande la citoyenne : (250)

M’envoyer par le prochain courrier la note exacte de la situation politique où se trouve chacune de nos compagnes de captivité. C’est-à-dire me faire savoir celles qui seront internées et où chacune est internée ; celles qui restent en prison et celles qui sont renvoyées en France. Si vous ne pouviez faire cette note vous-même, faites la faire pour le prochain courrier.

Une lettre de Paris m’annonce aussi que l’on m’a envoyé pour les besoins des femmes transportées une somme de plus de cent francs, cette somme n’est plus, me dit-on, de la provenance ordinaire, mais bien le fruit de la cotisation de quelques femmes, cotisation qu’on espère rendre mensuelle. Veuillez me dire comment elle doit être répartie. La lettre qui la contient aura été envoyée d’Alger à Bône, de Bône à Constantine, et très probablement elle me sera renvoyée par le courrier du 4 ; plusieurs lettres ont déjà suivi ce chemin. Je vais donc la réclamer. Si elle me revient avant mon départ et que par le courrier du 10 j’aie une lettre de vous, je la répartirai ainsi que vous le direz. Si l’on m’oblige à partir sans vous voir et avant d’avoir reçu votre lettre, je vous l’enverrai et vous en disposerez de votre mieux.

Adieu, mon amie, je ne cesserai point de vous aimer.

Pauline ROLAND.

 

Sétif, 2 septembre 1852.

Tant qu’une femme sera déportée je dois et je veux l’être ; tant que quelques hommes seront ainsi sacrifiés au Molock de la peur, des femmes doivent avoir part au martyre. Or j’ignore ce que sont devenues mes compagnes, sauf deux que je sais internées à Alger…

…Pour la question de ma sécurité personnelle il faut bien considérer ceci : mon emprisonnement et ma transportation ne sont que de simples accidents, ils sont la conséquence de toute ma vie, de la position que j’occupe dans le parti. L’ordre de ma mise en liberté a été obtenu par une sorte de pression morale exercée par mes amis, par les journalistes, par les succès de mon fils ; ce changement matériel n’explique aucun changement au fond. Rentrée en France, j’y serai arrêtée au premier jour, sans rien faire, quand la chose conviendra, et de cette fois, en vertu des décrets sous le régime desquels nous vivons, j’irai à Cayenne. Un nouveau genre d’ennemis s’est trouvé sous mes pas, les jésuites, le coup sortira de leurs mains, s’il ne vient pas assez promptement d’un autre côté.

… … …

Pauline ROLAND.

 

Sétif, 17 septembre 1852.

…Le général Basquet, qui commande à Sétif, pensait recevoir quelque chose touchant cette grâce par le courrier du 15.

Rien n’est venu, je reste identiquement dans la même position…

Si ceux qui me poursuivent de tant de haine et qui ne m’ont jamais vue savaient ce que je souffre en pensant à mes enfants, peut-être, pris d’une sympathie humaine, ils trouveraient que c’est trop de maux accumulés sur une seule créature.

Mais quelque soit ma peine je ne changerai pas ma ligne politique, dût la mort s’en suivre, je ne le dois point. J’ai dit à *** l’esprit des infâmes circulaires par lesquelles, le pistolet sur la gorge, l’expression n’est pas trop forte, on exige l’abaissement des républicains transportés.

… … …

Pauline Rolland.

 

Sétif, 22 septembre 1852.

Après trente-neuf jours depuis celui qui a dû voir signer mon permis de rentrer en France, rien qui ait trait à cela n’est encore arrivé à Sétif, et ma conviction est que rien n’y arrivera.

… … …

Je sors de chez le général, je lui ai porté ma lettre d’internement pour Alger, voici sa réponse : « Vous n’obtiendrez rien sans le demander directement au président de la République, encore faut-il que votre lettre donne des gages de repentir pour le passé et de soumission pour l’avenir. »

Les dernières circulaires reçues indiquent que l’on veut coucher à terre le parti républicain, et briser tout ce qui ne courbera pas la tête.

… … …

Surtout que personne à Paris ne fasse de démarches dans un autre sens que celui de mon internement pur et simple, internement provisoire à Alger ; ce qui serait au-delà pourrait avoir pour effet de me mener à Cayenne. Il faut être transporté pour comprendre ce qui se passe ici. C’est renouvelé de l’Inquisition et du conseil des Dix.

Pauline Roland.

 

Sétif, 6 octobre 1852.

… Hier en rentrant du bain j’ai trouvé un avis conçu en ces termes : « Prière à madame Roland de vouloir bien passer au bureau des affaires civiles, pour prendre connaissance d’une dépêche qui la concerne. »

Ce bureau étant fermé à cette heure j’ai passé une assez mauvaise nuit, et dès le matin je suis allée trouver l’officier qui m’avait écrit. Voici à peu près le contenu de la dépêche dont j’ai dû prendre connaissance :

Mon cher général, l’état que vous m’avez envoyé à la date du … indique que madame Roland n’a pas voulu faire de soumission ou demander grâce au chef du gouvernement, je vous enjoins de diriger cette femme sur Bône où elle devra être enfermée prisonnière à la Casbah, veuillez en conséquence la diriger sur Constantine par le prochain convoi, et me donner avis de son départ de Sétif. …

… La mesure prise vis-à-vis de moi n’est point une chose exceptionnelle, elle atteindra tous ceux qui ne consentent pas à avouer leur faute, à manifester du repentir, à demander GRACE.

… … …

Pauline Roland.

 

Constantine, 13 octobre 1852.

…Ici j’étais annoncée aux transportés, qui partout où je passe m’appellent leur mère. L’autorité avait décidé que je n’en verrais pas un. On m’a enfermée immédiatement à la place, où je ne communique qu’avec des militaires, qui du reste sont pleins d’égards pour moi.

… … …

Pauline Roland.

 

Philippeville, 22 octobre 1852.

…Ma santé est excellente, et je ne sens s’affaiblir en rien ni mon courage, ni ma foi dans l’avenir, ni la certitude de la justice de ce que nous voulons. Aussi au milieu des souffrances qu’on nous inflige, et qui vraiment sont fort grandes, il m’arrive souvent de chanter, en une sorte de prière, ces deux vers d’un bel hymne qu’à bord du Magellan, mes compagnons de captivité chantaient souvent en chœur :

« Il ne faut pas douter du salut de la France,

Les larmes des martyrs fécondent l’avenir ! »

Si je n’étais loin de mes pauvres enfants, je crois en vérité que je ne ressentirais qu’une grande joie d’avoir été choisie pour souffrir pour la vérité.

Ayant une occasion sûre pour envoyer ma lettre, j’en profite pour rentrer dans certains détails sur ce qui se passe ici. Ces détails, on les transmettra à nos amis, qui ne doivent pas se faire une idée bien exacte de la persécution exercée contre nous, et qui chaque jour prend des caractères plus terribles, un parfum de Cosaquie plus marqué.

Pauline Roland.

 

Casbah de Bône, 31 octobre 1852.

Ma bonne et chère amie, il me serait difficile de vous dire ce qui se passe dans mon coeur en ce moment. Il est certain que ce n’est pas de la joie ; et si, comme je le pense, B… vous parle de la façon dont j’ai reçu la nouvelle de cette grace dont on me flétrit, peut-être le comprendrez-vous, mieux que moi-même.

Je serai heureuse de revoir nos enfants, si la vie n’est pas impossible pour moi à Paris sous le rapport policier, si je puis gagner ma vie et celle de nos chers petits ; je resterai à Paris pour remplir nos devoirs de mère, car jusqu’à votre retour votre fils sera mon fils, aussi loin que sa volonté le permettra. — De toute façon je vais donc me trouver seule avec mes devoirs en rentrant en France, seule sans un lieu ami où reposer ma pauvre tête, sans un coeur où verser mes larmes. Si vous y étiez, mon amie, je ne dirais point cela.

… … …

Je viens d’être obligée de cesser d’écrire dans l’agonie de douleur que me cause cette affreuse séparation ; et tous les autres qui — jusqu’à mes geôliers — se sont montrés si bons pour moi, je ne les reverrai probablement jamais non plus. Mon Dieu ! pourquoi ce coeur qui s’attache si fort, pourquoi ce coeur à celle que tu as destinée à tant de séparations ?…

… … …

Je voudrais passer à Alger, mais je suis bien résolue à ne rien demander à ceux qui nous gouvernent. Je ne leur en veux pas, mais je ne puis les reconnaître, et leur demander c’est les reconnaître.

Dites à madame … et à qui de droit, que si je reste à Paris, je suis prête à faire tout ce qu’elle me demandera. Ne pouvant en ce moment être au service de la République qu’en expectative, je suis avant tout au service des républicains. Jusqu’à ce que je sache ce que je deviendrai, on doit m’écrire poste restante, je ne fais pas adresser à mon fils de peur de l’inquiéter, au cas possible où je serais arrêtée en route et détenue prisonnière quelque part. Je m’attends â tout, je pars me sentant le couteau sur la tête. Du reste je me sens prête à tout aussi, et certes ce que j’ai souffert pour notre sainte cause est loin encore, bien loin de ce que je me sens disposée à souffrir pour elle avec joie.

… … …

Adieu, votre soeur,

Pauline Roland.

 

Casbah de Bône, 12 novembre 1852.

Comme me voilà bel et bien en prison, avec tous les agréments de la chose, parmi lesquels celui, fort grand, d’avoir toutes ses lettres ouvertes au départ et à l’arrivée, je ne vous écrirai pas avec tout mon coeur, comme il me serait si doux de le faire. Vous devinerez tout ce que je ne vous dirai pas, n’est-ce pas ?

On pensait que l’ordre de ma mise en liberté arriverait par Constantine et que je partirais le 6. Nous voilà au 12 ! Trois courriers successifs sont venus de Constantine depuis mon arrivée, aucun n’a rien apporté.

J’ai vu partir le Charlemagne qui devait m’emporter, qui, je crois, emportait quelques-uns de mes frères de la Casbah, et je suis restée… Le bateau du 22 en emmène d’autres, la chose leur a été signifiée, et il n’y a rien pour moi. Vous me connaissez assez, mon amie, pour savoir que je supporte la chose avec courage, mais cette chose est une des plus impatientantes qui soit au monde. Je veux vous dire toute ma pensée toutefois. J’ai toujours pensé que je ne rentrerais en France que par la grande porte, ou du moins par une amnistie générale ; ma pensée reste la même. — Moins que jamais, d’ailleurs (vous savez si je l’ai été jamais) je me sens disposée à rien demander.

… … …

Enfin que Dieu pardonne ! et quelles que soient les douleurs qu’il m’a envoyées, celles qu’il me destine, que sa volonté soit faite et que son nom soit béni.

Ma santé est excellente, j’ai repris le travail, et travaille beaucoup.

Je suis bien matériellement, mais le coeur me saigne en contemplant mes pauvres frères s’agitant au nombre de six cents dans leur petite cour ; s’il m’était permis de les voir, ne fut-ce qu’une heure par jour, je les consolerais, je les calmerais, ce me semble ; mais la consigne est rigoureuse, et vous savez que j’observe superstitieusement la consigne.

Je ne parle pas de la plaie que me fait l’absence de mes enfants, elle est de celles que l’on n’ose sonder. Je vis très isolée par le coeur, isolée dans le présent, mais riche de souvenirs. Mon fils me donne hier des nouvelles d’Europe, de nos amis. Il m’annonce une lettre de madame G…, lettre que je n’ai pas reçue. Il paraît que ces chers amis sont loin d’être heureux à Londres. Il me donne aussi des nouvelles de Pierre et de toute sa famille ; elles sont à peu près semblables.

Que de martyrs ! pour faire enfin triompher la justice qu’on poursuit en eux, car le triomphe est certain, inévitable. Mais à Dieu, amie bien chère ! écrivez-moi tous les courriers, l’un ou l’autre des membres de la petite église, église souffrante, hélas !…

Je vous embrasse tous du fond du coeur, en vous demandant pardon de l’insignifiance de cette lettre qui ne vaut pas le port. C’est la faute du greffe.

Donnez-moi des nouvelles de votre fils et de Belle-Isle, j’attends des lettres de cette dernière résidence ; elles sont peut-être restées accrochées à quelque grille ?

On vient me chercher pour une dame ma voisine qui est assez malade. C’est la femme d’un médecin transporté. Je ne sortirai pas de mon rôle de garde-malade ! cela m’ennuie à cause de mon travail, mais je suis heureuse d’être bonne à quelque chose.

Adieu, adieu !

Pauline Roland.

 

Marseille, 29 novembre 1852

Je; suis arrivée hier à Marseille, après une horrible traversée de huit jours, pendant laquelle nous avons par trois fois failli périr. Il semblait que la terre d’Afrique, où je laisse de si tendres affections, ne voulait pas me rendre à cette terre d’Europe, où sont mes plus chères amours.

Enfin me voilà et dès que l’autorité civile ou militaire le permettra, je me mettrai en route pour Paris.

Je n’ai pu vous écrire en quittant l’Afrique, et voilà pourquoi : Prévenue, à Bône, de mon départ seulement quarante-huit heures à l’avance, et quand je ne comptais plus sur ce départ, j’ai été accablée d’affaires, de lettres à écrire, etc., etc. J’ai ajourné pour vous jusqu’à Philippeville, mais là je suis arrivée naufragée ou peu s’en faut, à demi morte, incapable d’écrire et presque de penser. Nos amis *** m’ont fraternellement soignée, et au bout de trente–six heures, bien lasse encore, j’ai dû reprendre la mer où m’attendaient de nouvelles et plus terribles souffrances.

Voilà mon excuse, chère amie.

Lorsque vous reviendrez en France, je vous le demande au nom de notre amitié, au nom de votre fils, au nom de notre devoir envers nous-mêmes, ne faites pas la stupidité d’accepter le passage gratuit sur le pont. Pendant six jours sur huit, j’ai reçu la lame presque continuellement, et suis restée mouillée de la tête aux pieds. C’était à en mourir mille fois, et je ne réponds pas lorsque le loisir d’être malade me sera rendu, de ne pas le payer chèrement… je me suis embarquée en peignoir de toile, en brodequins de coutil. Je frissonnerai toute ma vie, je crois, en songeant à ce que j’ai enduré sur ce pont où, malade de la mer comme je ne l’avais jamais été, je suis restée vingt-quatre heures couchée au milieu de l’eau, sans qu’aucun être humain m’offrît des secours.

Ces marins de la marine marchande sont des brutes ! Et les officiers de l’armée d’Afrique, quelle chevalerie ! Et un prêtre qui était là, et les civils, comme dit B… ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! la jolie société, et que nous avons tort d’y vouloir changer quelque chose !

Je verrai votre fils aussitôt mon arrivée, mon amie, et dès que je l’aurai vu je vous écrirai. Je vous répète que je vous remplacerai près de lui autant qu’il me sera possible de le faire.

Adieu ! adieu !

Pauline Roland.

 

 

Madame Pauline Roland écrivit pour la dernière fois de Marseille, le 11 décembre 1852 ; elle avait été si rudement éprouvée dans les derniers temps de son séjour en Algérie, et pendant ses voyages, qu’en arrivant à Lyon elle tomba pour ne plus se relever.

Ce fut le 15 décembre qu’elle mourut, sans avoir pu reconnaître son fils, arrivé sept heures avant, et quand elle était en pleine agonie.

Madame Roland avait quarante-quatre ou quarante-cinq ans : cinq personnes seulement accompagnèrent ses dépouilles. A Lyon, comme ailleurs et plus qu’ailleurs, on surveille les gens qui suivent la mort !

Tandis que Madame Roland s’éteignait à Lyon, un de nos meilleurs soldats, le citoyen Veyrac, de Saint-Céré (Lot), succombait à la Casbah de Bône, et, nous écrit un de nos amis, le citoyen Lavaur, hôte de la même bastille : « La mort nous fauche à pleine gerbe, ici ; — nous serons bientôt graciés ! »