Un président face à son assemblée 1851-2001

article publié dans le Bulletin n° 21, octobre 2002

Un président face à son assemblée 1851-2001

 

 

 

1 – Dans la constitution de 1848

 

 

Après les résultats de la présidentielle de 1848, chacun savait que la Seconde République irait vers un affrontement entre le président élu au suffrage universel direct et les députés. Pour une part, la Constitution contenait en elle-même le coup d’Etat de 1851 ! Bien sûr, l’élection aurait pu porter à la tête de l’Etat un homme respectueux de la république telle qu’elle avait été dessinée, en pensant au modèle nord-américain. Or pour faire émerger un nom parmi des candidats nationaux, il fallait que ce soit un grand nom, c’est-à-dire un prétentieux ! Tocqueville qui fut au cœur des discussions sentit très bien le danger de la machine qu’il mit en place et ses Souvenirs écrits sur le moment restent très précieux pour réfléchir à l’organisation d’une république (pp.230 à 240 de l’édition de poche).

 

La discussion porta d’abord sur la présence d’une ou deux chambres. “ La lutte fut longue et elle dura deux séances ; le résultat n’en fut jamais un instant douteux : car l’opinion publique s’était prononcée avec une grande force en faveur de la chambre unique non seulement à Paris, mais dans presque tous les départements. ”

 

Tocqueville était pour les deux chambres, mais il reconnaît la juste valeur d’un argument en faveur de la chambre unique : “ Un pouvoir exécutif exercé par un seul homme que le peuple élirait deviendrait à coup sûr prépondérant si on ne plaçait à côté de lui qu’un pouvoir législatif affaibli par sa division en deux branches ”.

 

Dans sa réponse à cet argument Tocqueville indique :

 

“ J’ajoutai que, s’il était vrai qu’un président élu du peuple et possédant les immenses prérogatives qui appartiennent en France au chef de l’administration publique, pût comprimer quelquefois un corps législatif divisé, un président qui se sentirait une telle origine et de tels droits refuserait toujours de devenir le pur agent, et de rester soumis aux volontés capricieuses et tyranniques d’une seule assemblée ”.

 

Le comité étudia ensuite le fameux pouvoir exécutif :

 

“ On était unanime pour vouloir confier le pouvoir exécutif à un seul homme. Mais comment élire cet homme, quelles prérogatives et quels agents lui donner, quelle responsabilité lui imposer ? ”

 

Comme sur l’ensemble de la discussion sur la constitution, Tocqueville en pointa la faiblesse. Si Marrast se distingua en demandant l’élection du président par l’Assemblée, c’est qu’il espérait que cette mesure le favoriserait. L’élection au suffrage universel fut donc décidée. “ Dans de telles conditions, que pouvait être un président élu par le peuple, sinon un prétendant à la couronne ? ”

 

Pour Tocqueville, les conditions en question sont la centralisation du pays, maintenue par la Révolution de février, qui donnait au président un pouvoir considérable. Quand Louis Napoléon fut élu à l’Assemblée par Paris et trois départements (le 4 juin) alors certains, voyant le danger, voulurent remettre en cause cette élection au suffrage universel direct du président. Il était trop tard. Tocqueville continue :

 

“ Je me souviens que, durant tout le temps que la commission s’occupa de cette matière, mon esprit fut en travail pour découvrir de quel côté devait habituellement pencher la balance du pouvoir dans une république, comme celle que je voyais qu’on allait faire : tantôt je croyais que ce serait du côté de l’assemblée unique et tantôt de celui du président élu ; cette incertitude me jetait dans une grande gêne. Le vrai est que cela était impossible à dire à l’avance : la victoire de l’un ou de l’autre de ces deux grands rivaux devait dépendre des circonstances, et des dispositions du moment. Il n’y avait de sûr que la guerre qu’ils se feraient et la ruine de la république qui en serait la suite ”. Vision prémonitoire.

 

Pris dans ses doutes, Tocqueville tenta de proposer une élection par des grands électeurs, et pour le cas où le président n’aurait pas la majorité absolue au premier tour, une élection pour l’Assemblée. Il copiait parfaitement la constitution nord-américaine. Il ne fut pas entendu sur le premier point mais sur le second.

 

Puis point crucial :

 

“ Beaumont proposa que le président ne fût pas rééligible ; je l’appuyai très vivement et la proposition passa ”.

 

Chacun sait comment s’acheva le conflit entre le président et l’assemblée : l’assemblée fut dissoute puis transformée par un président qui n’avait plus besoin de se faire élire ! Il pouvait se doter d’une couronne !

 

 

2 – Dans la constitution de 1958

 

 

En 1962, voilà que la constitution en vigueur se dota à son tour de l’élection au suffrage universel direct. Pas question de revenir ici sur ce moment d’histoire pour se pencher plutôt sur le tournant particulier que Lionel Jospin et le PS viennent d’imposer à la dite constitution. En décembre 2001 un projet de loi est lancé pour placer les élections législatives dans l’ombre de l’élection présidentielle. Une simple question de calendrier ? Qui peut le penser quand on se souvient que le mandat du président a auparavant été réduit à cinq ans ? Dorénavant, sauf dissolution improbable ou décès d’un président, toutes les élections législatives suivront une élection présidentielle qui, de fait, décidera de l’orientation politique de la France. C’était le souhait profond du général De Gaulle quand il fit rédiger la constitution actuelle mais la pratique, là aussi, changea les règles : en 1986 une assemblée de droite fut élue et le président socialiste n’ayant pas démissionné, on assista à l’invention de la cohabitation. Encore une fois nous avons un bel exemple de piège politique contenu dans une constitution : en 1986 si Mitterrand avait démissionné comment pouvait-il, de manière crédible, se représenter afin d’appeler les électeurs à le réélire ? Il attendit le terme de son mandat, 1988, pour se faire réélire et dissoudre l’Assemblée afin d’en retrouver une de gauche. Voilà comment depuis 1986, soit en seize ans, nous avons connu neuf ans de cohabitation. N’oublions pas, par ailleurs, que si Chirac a dissous en 1997 c’était dans l’espoir d’éviter une nouvelle cohabitation qu’il voyait venir en 1998. Bref, il fallait en finir avec la cohabitation en rendant l’assemblée dépendante de l’élection du président ! Ce débat mérite d’être étudié en détail car il est totalement surprenant : le PS se faisant le champion du présidentialisme et le RPR jouant aux saintes-nitouches ! Je ne prétends pas traiter le sujet en entier mais, en continuité avec la première partie de l’article, j’ai cherché, dans les débats, l’appel à Tocqueville, comme approche de leur contenu.

 

C’est au Sénat que j’ai trouvé cet appel, un Sénat où la droite majoritaire chercha par tous les moyens à faire chuter le projet en faisant durer les débats. Voici une entrée en matière qui donne le ton.

 

Le sénateur M. Louis de Broisia déclara : “ Eh bien, mes chers collègues, rendez-vous est pris devant le peuple, mais la majorité à l’Assemblée nationale devrait écouter le message de celui qui, au début du XIXe siècle, après avoir traversé les affres de la Révolution et beaucoup étudié l’Amérique au travers de Tocqueville, défendait contre le despotisme et la tyrannie la démocratie. ” Présence anecdotique de Tocqueville dans un débat où le sénateur sut se distinguer :

 

 “ Pourquoi, mes chers collègues, faudrait-il empêcher les policiers et les gendarmes de se faire tirer comme des lapins par des criminels ou des voyous ou de se faire renverser par des fuyards ? Peu importe ! On s’en occupera plus tard ! D’ailleurs aucune proposition de loi ne nous a été soumise sur ce sujet, monsieur le ministre.

 

M. Daniel Vaillant, ministre de l’intérieur – C’est scandaleux !

 

M. Louis de Broissia – C’est effectivement scandaleux de laisser les policiers et les gendarmes se faire tirer dessus ou renverser !

 

M. Daniel Vaillant, ministre de l’intérieur – C’est ce que vous dites qui est scandaleux ! C’est indigne !

 

M. Louis de Broissia – Monsieur le ministre, je connais, moi aussi, des policiers et des gendarmes. Il est scandaleux de laisser les criminels tirer sur les gendarmes et les policiers sans que nous puissions réagir, alors qu’on nous soumet, en urgence, une proposition de loi organique sur le calendrier électoral. Cela, c’est scandaleux !

 

M. Daniel Vaillant, ministre de l’intérieur. Je ne savais pas que vous pouviez vous situer à un tel niveau !

 

 Pour bien montrer que la droite voulait inverser les rôles voilà que notre sénateur tocquevilien détourna la fameuse expression de Mitterrand : coup d’état permanent.

 

Le sénateur M. Louis de Broissia : “ Nous ne dénonçons pas aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler le “ coup d’Etat permanent ” de Lionel Jospin. Nous dénonçons le “ coup tordu ” porté à la République sous couvert de défense de la Ve République. Nous dénonçons ce que nous appelons, et que nos électeurs, dans nos villes, nos campagnes, nos circonscriptions, nos départements considèrent comme tel, le “ tripatouillage organisé ” à des fins personnelles ou circonstancielles.

 

Bref la droite considéra qu’il y avait mieux à faire que d’inverser le calendrier électoral. Les hasards de la vie veulent qu’un autre sénateur au nom chargé de noblesse usa aussi de la référence à Tocqueville :

 

M. Henri de Raincourt : “ On suppose que les Français ne connaîtraient pas la différence entre un député et un chef d’Etat, ou entre un chef d’Etat et un chef du gouvernement dans le cadre d’une cohabitation parlementaire. De peur peut-être que l’électeur ne s’embrouille, le législateur lui mâche le travail, et il le fait pour 2002 seulement. Aussi ai-je envie de dire, avec Tocqueville : “ Que ne lui ôte-t-on la peine de voter ? ”.

 

Une fois encore présence anecdotique de Tocqueville pour masquer un vrai débat : quel rôle pour le président ? quel rôle pour le député ?

 

Avec un autre sénateur de droite, voici encore Tocqueville :

 

M. Pascal Clément : “ Le passage au quinquennat a été une affaire politique. (“ Oui ! ” sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République.) Il semble plutôt que l’on décide de réformer la Constitution tout d’un coup pour se faire plaisir ou pour dire, comme Tocqueville – c’est la seule citation que je ferai parce que je la trouve délicieuse : je crois, a-t-il écrit, qu’en politique la communauté des haines fait presque toujours le fond des amitiés. Eh bien, c’est un peu ce qui s’est passé, et pour le quinquennat et pour l’inversion du calendrier ”.

 

 

À présent la parole à Robert Badinter pour le PS. Après avoir démontré qu’il n’y avait dans le projet aucune difficulté d’ordre constitutionnel il se référa lui aussi aux USA : “ Toute Constitution a une logique interne. Un éminent juge de la Cour suprême des Etats-Unis – un homme en tous points remarquable – me disait cet été, alors que j’évoquais le caractère sacré que revêt la Constitution américaine pour le citoyen américain, me disait que, à ses yeux, celle-ci était plus modestement la “ machine qui sert à conserver les Etats-Unis en marche ”. Il n’avait pas prévu, alors, qu’elle aurait quelques ratés à l’automne ! ” Ce caractère sacré oublie la longue suite d’amendements dont Ted Margadant nous expliqua à Montauban qu’ils changèrent souvent la philosophie de la dite Constitution, mais restons en France :

 

“ Or quelle est en France, depuis 1962, la logique de ces institutions ? Je ne parle pas ici de l’esprit de la loi constitutionnelle : d’autres ont utilisé ce terme qui, chacun le sait, revêt chez les constitutionnalistes, depuis Montesquieu, un caractère très fort. M. Arthuis l’a rappelé en termes simples et, je dois le dire, très éloquents, tous les analystes et tous les Français sont d’accord pour considérer que l’événement essentiel de la vie politique française depuis 1962, c’est l’élection du Président de la République au suffrage universel. C’est une vérité à laquelle nul ne peut refuser son acquiescement. ”

 

M. Michel Charasse – C’est ainsi !

 

M. Robert Badinter – À cette occasion, les Français ne choisissent pas seulement une personnalité, un homme ou une femme, ils adoptent aussi un projet dont le Président est porteur ”.

 

Le PS pouvait-il mieux dire ? Le président porte un projet, sur ce projet une assemblée est élue, et le gouvernement met en œuvre le projet du président ! La boucle est bouclée : le président n’est plus face à une Assemblée mais au-dessus de la dite assemblée ! N’y a-t-il pas inversion des valeurs de la République ?

 

Robert Badinter insiste : “ Ainsi, pour rétablir la logique de nos institutions, il faut faire élire d’abord le Président et, ensuite, l’Assemblée nationale. ” Il n’est pas là pour changer une Constitution mais pour respecter sa logique !

 

Et pour être encore plus convaincant Robert Badinter ajoute : “ Si on retient l’autre formule, les députés sont élus en premier. De qui tirent-ils leur légitimité ? Nécessairement, eux aussi, de leur appartenance à un parti politique et du programme qu’ils auront soutenu devant les électeurs. Les élections législatives, de par leur nature, – et ce n’est pas critiquable car cela n’a rien de péjoratif – sont toujours l’affaire des partis politiques.

 

M. Christian Bonnet, rapporteur. C’est une interprétation très personnelle ! ”

 

Les communistes et les verts s’opposeront à ce projet en se distinguant de l’argumentation du RPR mais au total il fut voté par la majorité de l’Assemblée grâce à une alliance entre le PS et une part de l’UDF (300 pour et 245 contre). La lecture de tous les débats est très utile pour apprécier la qualité de notre république et l’évolution des dernières années.

 

Depuis nous connaissons les résultats d’avril 2002. Le système favorisa l’extrême-droite, ce qui ne surprendra personne tant sa culture du chef lui est fondamentale, et entraîna la naissance d’un parti du président. La gauche fut K.O. et elle se trouve à présent face à un système qui va accroître les perversions de notre république. Ces quelques lignes veulent poursuivre la confrontation entre 1851 et 2001 qui me paraît très riche, non parce que l’histoire se répéterait ou serait source de leçons. J’ai seulement conviction qu’il n’y a pas d’avenir démocratique sans réflexion historique.

 

 

Jean-Paul DAMAGGIO