Salernes et les sociétés secrètes

Salernes et les sociétés secrètes

 texte d’une conférence à Salernes, le 25 août 2001

par Frédéric Négrel

Avec des personnalités comme celles de Paul Cotte, Salernes était durant la Seconde République un centre républicain important, comme le démontrera le rôle que la ville a joué pendant la résistance de 1851. Mais avant d’en venir à ces événements de Décembre, intéressons nous d’abord au réseau républicain clandestin qui était établi alors dans les villages du Haut-Var et tentons d’évaluer la place que Salernes y tenait.

 

Les bourgeois de Salernes, comme Paul Cotte et son père, le notaire Alexandre Gariel, le pharmacien Gustave Basset, le conseiller général Ignace Renoux, ont exercé leur patronage démocratique sur ces villages haut-varois. Mais un patronage qui paraît assez tardif dans la diffusion de l’idée démocratique dans les campagnes varoises. Ce qui peut paraître surprenant au regard de l’intense activité républicaine salernoise.

Paul Cotte

 

Ainsi à Aups, les premiers contacts sérieux avec les républicains salernois semblent dater du mois de mai 1851. Il faut dire qu’Aups est alors dominée par les conservateurs, et que les républicains y semblent peu pugnaces. Cette fraîcheur aupsoise a peut-être freiné les ardeurs salernoises quant à la diffusion de la parole républicaine au-delà d’Aups, vers le Nord.

 

En fait, il faut attendre le 19 octobre 1851, pour que plusieurs de ces notables se rendent à Aups dans un banquet plus que privé destiné à parfaire l’éducation des républicains locaux et à les inciter à se montrer plus actifs.

Mais ce ne sont pas les Salernois qui ont fondé l’organisation républicaine aupsoise. Cette organisation vient du Nord.

 

Nous sommes en effet à une époque où les républicains sont contraints d’agir dans la clandestinité. Bien que la Seconde République ait proclamé la liberté d’association et de réunion, ces libertés sont vite comprimées, dès l’été 1848 et surtout durant l’été 1849. La Solidarité Républicaine, une organisation nationale destinée à fédérer les démocrates et à assurer la propagande républicaine dans des campagnes encore sous la domination des conservateurs, cette Solidarité Républicaine, dont Paul Cotte était le correspondant pour Salernes, est ainsi déclarée hors la loi. Les républicains sont donc contraints de s’organiser en sociétés secrètes. Des sociétés secrètes qui s’inspirent par leur cérémonial des sociétés secrètes du temps de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, mais qui s’en distinguent sur deux points fondamentaux : d’abord elles réunissent non pas une élite, une avant-garde républicaine triée sur le volet, mais au contraire elles se veulent organisation de masse. Et surtout, elles n’ont pas pour objectif un coup de force pour la prise du pouvoir, mais bien la propagande de la République démocratique et sociale et le cas échéant, la défense de la Constitution de 1848, que l’on sait menacée par le parti de l’Ordre et le Président de la République.

 

L’organisation occulte, que l’on nomme Jeune Montagne ou Nouvelle Montagne, semble avoir sa source dans le Vaucluse, autour d’Alphonse Gent, ancien préfet et député de 1848. Elle se répand le long de la Vallée du Rhône, de Marseille à Lyon, en passant par le Gard, la Drôme, l’Ardèche. Et grâce à l’action d’un sacré personnage, Louis Langomazino, envoyé par le journal marseillais La Voix du Peuple (journal dont Alexandre Gariel est le correspondant pour Salernes), les sociétés secrètes s’implantent dans la plupart des communes des Basses-Alpes, surtout autour de Manosque.

 

Dans le Var, il semble que les leaders républicains aient pris quelque retard dans leur diffusion, peut-être parce que trop réticents à la clandestinité. Si bien que le Haut-Var va être acquis à ce mode d’organisation avant le reste du département car il est lui en relation avec les Basses-Alpes. Pour ce faire, la diffusion va sortir du schéma où les villes initient les bourgs sous leur influence, puis les bourgs les villages qui les entourent. (par exemple Manosque vers Riez et Riez vers Ste Croix) Entre Basses-Alpes et Haut-Var, on va sauter ces étapes, et Gréoux, Moustiers, Ste Croix, vont toucher directement les villages de la rive gauche du Verdon, Baudinard, Artignosc, La Verdière, Aiguines, qui à leur tour répandent l’organisation clandestine autour d’eux dans les villages mais aussi les bourgs. C’est ainsi que La Verdière initie Barjols et Bauduen initie Aups. Salernes n’a donc pas eu à transmettre l’organisation occulte dans cette direction, puisqu’elle s’y était implantée à partir du printemps 1849.

 

Les contacts entre les deux rives du Verdon, et dans le Haut-Var même, s’établissent au gré des relations familiales, des migrations régionales et des romérages. Le romérage, la fête votive du village, est un moment privilégié pour le recrutement de nouveaux affiliés. Le village est plein, les contacts sont nombreux et difficilement surveillés par les autorités. C’est l’occasion pour les propagandistes de la démocratie sociale de procéder aux initiations occultes.

 

Généralement, l’impétrant est conduit les yeux bandés, dans la nuit, vers un bastidon isolé dans la campagne. Là, on le fait s’agenouiller et prononcer son serment de fidélité à la Montagne :

 

 

 

Moi, homme libre, au nom des martyrs de la liberté, je jure d’armer mon bras contre la tyrannie tant politique que religieuse. Je jure de faire de la propagande pour la République démocratique et sociale. Je jure de poignarder les traîtres qui révéleraient les secrets de la Société. Je jure de donner assistance à mes frères quand le besoin l’exigera. Je jure de frapper les traîtres qui ne seraient pas frères comme nous.

 

 

 

On le relève alors et, après lui avoir retirer son bandeau, le maître de cérémonie le baptise frère montagnard au nom des martyrs de la Liberté. On lui communique ensuite les mots d’ordre (comme Ardeur, Action, Avenir 52) et les divers signes de reconnaissance entre Montagnards (placement de doigts pour serrer la main, pour ôter son chapeau,…).

 

 

 

En dehors des romérages et des liens familiaux, l’autre point de rencontres, aussi bien avec l’étranger qui vient des Basses-Alpes qu’entre les habitants du même village, c’est la chambrette.

 

La chambrette est un des caractères particuliers de la sociabilité provençale. Elle est un espace propre au village urbanisé, celui où les habitants de la commune rurale sont fortement groupés dans une agglomération où cohabitent souvent tous les éléments sociaux que l’on retrouve dans les villes. C’est dans la chambrée que chaque soir ou presque, pour boire du vin, jouer aux cartes ou aux dés, discuter travail ou politique, les travailleurs de la terre retrouvent gens d’échoppe ou d’atelier, ouvriers de petites fabriques, et bourgeois de la commune. Car la chambrée regroupe les hommes par delà les conditions sociales. Elles se constituent par des affinités suivant bien souvent les classes d’âge.

 

La Seconde République correspond à l’âge d’or des chambrées. Dans le Var, d’après les enquêtes préfectorales, leur nombre ne cesse de croître. Interdites par la répression césariste dès le 12 décembre 1851, elles ne réapparaissent qu’en nombre limité sous l’empire libéral.

En 1850, on compte un millier de chambrées dans le seul département du Var. Certes, leur densité est moins élevée dans les pays du Verdon où l’on continue à fréquenter le café ou l’auberge. Mais il y en a tout de même 11 à Salernes, 17 à Aups, 12 à Barjols, 9 à Tavernes, 5 à Bauduen, 3 à Moissac… Elles comptent officiellement chacune peu de membres, car les sociétés de plus de 20 personnes sont soumises à déclaration et surtout à des droits sur les boissons auxquels elles préfèrent bien évidemment ne pas être assujetties. Mais au total, c’est généralement près de la moitié des hommes adultes du village qui appartiennent à l’une ou l’autre chambrée.

 

C’est aussi par cette sociabilité que les recruteurs montagnards vont trouver de nouveaux adeptes. Les autorités ne vont pas s’y tromper. Le préfet Haussman en particulier fit des chambrées les victimes privilégiées de la politique anti-républicaine qu’il mena dans le Var. D’après la loi sur les clubs, et la lecture qu’en fait Haussmann, les chambrées doivent être non politiques et non publiques. Or, si on lit le journal à haute voix, on fait de la politique, et si l’on reçoit un étranger (un émissaire de la ville par exemple), la chambrée devient publique. De plus le local de la chambrée (l’arrière-salle d’une auberge, l’appartement d’un particulier) reçoit désormais la symbolique républicaine, démocratique, socialiste : on y suspend des portraits de Ledru-Rollin, Raspail, Barbès, Félix Pyat, on y affiche des almanachs montagnards reproduisant l’Indépendance ou la Liberté, on y déploie des drapeaux rouges. Tout cela est bien suffisant pour permettre à l’autorité de dissoudre ces foyers politiques. Du 19 juin 1850 au 16 avril 1851, ce sont 54 chambrées varoises qui sont ainsi fermées (chiffre non exhaustif, car certaines ont été victimes de cette mesure bien avant et d’autres le seront après). Souvent, elles se reconstituent assez vite, changeant de local, de nom et de président, ce qui quelquefois conduit d’ailleurs à une nouvelle dissolution.

 

 

 J’ignore comment l’organisation clandestine est parvenue jusqu’à Salernes. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je ne pense pas qu’elle ait suivi la voie bas-alpine, bien que plusieurs de ses membres soient originaires de Moustiers, un village industriel en crise économique depuis les années 1840 dont nombre d’ouvriers sont partis s’installer plus au Sud dans des petites villes plus dynamiques comme Barjols et Salernes. Mon impression vient des contacts tardifs établis avec Aups, mais aussi du relatif petit nombre des affiliés de la Jeune Montagne salernoise. Il devait y en avoir 140 ou 150 pour cette ville de 3000 habitants, alors que Barjols pour une population équivalente, mais moins industrielle, en comptait plus de 200. Or Barjols était plus influencée par Marseille et Manosque, diffuseurs de la clandestinité, que ne l’était Salernes. Il est également vraisemblable que le poids des notables dans le parti républicain salernois, largement plus impliqués que leurs homologues barjolais, a dû jouer dans ce recrutement plus restreint. Les notables avaient en effet souvent quelques réticences dans la clandestinité qu’ils estiment tactiquement dangereuse parce qu’exposant le parti républicain à l’accusation d’être révolutionnaire.

 

 

 

Mais même si la société secrète est moins développée à Salernes qu’ailleurs, et même si les contacts politiques avec les Haut-Varois semblent épisodiques, c’est par l’intermédiaire de l’organisation occulte que les leaders salernois jouent un rôle directeur pour le Haut-Var en décembre 1851.

 

Le soir du 5 décembre, dans la maison de Lazare Meissel, les Montagnards salernois se réunissent avec les responsables des sociétés secrètes voisines. Ils y proclament : « La République démocratique et sociale est arrivée ! » Ils chargent les émissaires aupsois présents de porter l’ordre de résistance aux villages du Haut-Var.

 

C’est ce que ceux-ci vont faire dans la nuit du 5 au 6, en joignant les présidents des sociétés secrètes de Moissac, Baudinard, Artignosc, Bauduen, Les Salles et Aiguines.

 

Les Salernois vont par la suite multiplier les messages vers le Haut-Var pour s’assurer de leur participation.

C’est donc naturellement vers Salernes que les villageois vont se tourner pour prendre des informations sur les événements départementaux et nationaux, mais aussi pour prendre des ordres, en particulier entre le 6 et le 8 décembre au moment où la résistance ne sait quelle attitude adopter. Ainsi la colonne de 300 Haut-Varois fait demi-tour à Aups le soir du 6 sur un contrordre venu de Salernes, et repartira le 8 à l’appel des mêmes Salernois.

On pourrait appeler le dimanche 7 décembre la journée des émissaires. En effet, pendant que Paul Cotte et Honoré Dauphin sont partis à la rencontre de la grande colonne conduite par Duteil pour lui proposer de venir à Salernes, les envoyés des villages y affluent : on vient d’Artignosc, d’Aups, de Montmeyan prendre nouvelles et ordres qui sont en retour répercutés dans les villages voisins.

 

 

On pourrait donc conclure que si l’influence de Salernes sur le Haut-Var (en tous cas dans les cantons d’Aups et de Tavernes) a été assez discrète durant la Seconde République, du fait des choix tactiques des notables républicains, elle s’est au contraire révélée prépondérante à l’épreuve des faits de Décembre.

Pour les villages considérés, cette primauté salernoise aurait pu revenir à Riez ou à Barjols qui semblaient plus rayonnants durant la période qui a précédé le coup d’Etat. Mais les logiques politique et géographique en ont décidé autrement.

Pour la politique, si la diffusion des idées et des modes d’organisation peut s’affranchir des limites administratives entre Riez et le Haut-Var, la lutte, elle, est clairement départementale et ne peut s’exprimer que vers Draguignan.

Quant à la géographie, elle place naturellement Salernes en position privilégiée par rapport à Barjols, sans contact direct avec Draguignan, au contraire de ceux qu’Ignace Renoux a pu établir rapidement.