Insurrection de 1851, lettre morte ou souvenir agissant ?

article publié sur le site La Sociale, 6 août 2011

Insurrection de 1851, lettre morte ou souvenir agissant ?

 par René Merle

« Laisser les morts enterrer leurs morts » ?

L’épidémie de commémorations justifie amplement cette injonction, tant elle corsète notre présent de fausses références.

Mais il y a aussi des morts que l’on oublie, car leur souvenir, difficile à manipuler, est frontalement dangereux pour l’Ordre politique et social actuel, et gênant pour d’aucuns qui prétendent s’y attaquer. Ainsi des Communes de 1871, dont, hormis l’action des fidèles « Amis de la Commune de Paris », et quelques belles initiatives provinciales (Narbonne, Marseille), le 140ème anniversaire a été, hélas, d’une relative discrétion au plan national.

On ne peut en dire autant de l’insurrection de décembre 1851 contre le coup d’État présidentiel, dont des passionnés (j’en suis) maintiennent activement la mémoire. Est-ce parce que son souvenir serait moins gênant pour l’Ordre établi ?

De quoi s’agit-il ? Le 2 décembre 1851, faut-il le rappeler, après quatre années d’une République conservatrice et répressive, le Président de la République, Louis Napoléon Bonaparte, avec la complicité active de l’ensemble de l’appareil d’État, s’arrogeait tous les pouvoirs par un coup d’État. Si la riposte parisienne fut écrasée dans le sang, si les républicains des grandes villes furent aussitôt muselés, si l’état de siège et une vague d’arrestations étouffèrent  la protestation qui s’esquissait dans la plupart des régions, les démocrates socialistes, les « Rouges », passèrent cependant à la résistance insurrectionnelle dans de nombreux départements. Départements métropolitains s’entend, car si une résistance des « colons » s’y esquissa[1], les trois départements algériens, créés en 1848, connaissaient alors une résistance indigène d’une autre nature !

« Résistance insurrectionnelle » signifiait d’abord rétablir, dans le cadre communal, (celui de la proximité démocratique), la légalité violée par le Président, ses préfets, ses juges et ses généraux : mobilisation des citoyens, désarmement des gendarmes, nomination d’une municipalité vraiment républicaine. « Le Peuple reprend ses droits », proclamaient les résistants. De seulement quelques communes, à  la grande majorité des communes du département, plus du tiers des 86 départements métropolitains[2] connurent cette action à la base, qui put se prolonger de la prise d’armes, de la formation de colonnes marchant sur les sous-préfectures et préfectures, d’affrontements avec l’armée du coup d’État…

Le propos n’est pas ici d’exposer la connaissance historique de cet événement complexe. On se reportera évidemment aux bibliographies désormais classiques des historiens (Maurice Agulhon, Raymond Huard, Peter McPhee, Ted Margadant, Philippe Vigier, etc.), et, concernant le rôle décisif des sociétés secrètes, à la récente et novatrice étude de Frédéric Negrel[3].

Je voudrais seulement, en évitant l’anachronisme et la trop facile mise en abyme, présenter quelques motivations  du « revival » du souvenir de 1851.

Pendant longtemps, la célébration (bien discrète) de l’événement sembla embarrasser autant la Droite conservatrice que la Gauche sociale. Embarras que Maurice Agulhon évoquait ainsi :

« Il y a plus d’un quart de siècle que j’ai écrit et même fait imprimer l’hypothèse suivante : nos héros qui ont pris le fusil pour défendre la loi et singulièrement la Constitution violées se sont heurtés à deux réticences symétriques : prendre le fusil, marcher, s’insurger, assiéger les sous-préfectures, cela fait tout de même un peu inquiétant pour les sensibilités conservatrices et les bourgeoisies vite apeurées ; mais prendre le fusil seulement pour défendre la loi, la loi abstraite, la loi formaliste, c’est un peu insuffisant, ou timide pour ceux qui voudraient voir le peuple établir la Justice sociale ».[4]

Or, phénomène nouveau, et significatif, le retour en force du souvenir de 1851 n’a pas été paralysé par cette ambiguïté de lecture. Avec la création (1997) de l’Association pour la commémoration du 150èmeanniversaire de la résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851, active dans le grand Sud-Est, avec la multiplication des initiatives de l’Allier à l’Yonne, c’est une sensibilité citoyenne multiforme qui s’est affirmée dans le vibrante commémoration de 2001.

Bien au-delà de l’intérêt des universitaires et des initiés, et sans la moindre incitation officielle désormais, sinon celle de municipalités[5], le rappel de cette Résistance ne s’est pas démenti depuis 2001 : en témoignent les archives du site de l’Association 1851.

Pour nous en tenir aux toutes dernières années, évoquons l’édition de livres dus à des chercheurs bénévoles[6], l’abondance d’articles dans des revues locales, associatives ou patrimoniales, les nombreuses conférences[7], les spectacles théâtraux[8], les vidéos, les émissions de radio[9], etc.

Tout en situant l’événement dans son contexte national, la caractéristique commune de ces initiatives est d’inscrire « ce qui s’est passé chez nous » dans sa dimension locale, départementale, voire régionale[10] ou pan-régionale[11]. C’est dire que, sauf l’exception notable de Paris[12], (où cependant la répression fut la plus sanglante), ces interventions ont lieu dans les départements qui connurent une résistance insurrectionnelle, mais seulement chez eux. Cette mémoire mériterait pourtant d’être portée à la connaissance de toute la France, tant elle peut toucher au vif des préoccupations actuelles. Et ceci à plusieurs égards, étroitement liés.

D’une part, cette action contre le pouvoir personnel, contre le viol de la constitution républicaine, pour la démocratie, ne peut qu’avoir de profondes résonances aujourd’hui où le système présidentiel (directement hérité de la Constitution de 1848[13]) a dérivé vers un régime pratiquement consulaire. Saluer la responsabilité citoyenne et le courage des insurgés n’est certes pas l’apanage de la Gauche (cf. note [5]). Il n’en reste pas moins évident que c’est dans le camp des opposants au pouvoir actuel que se recrute l’essentiel de ces passeurs de mémoire…

D’autre part, cette mémoire ravivée n’a pas pour référence une proclamation éthérée, métaphysique, de la Démocratie constitutionnelle et de la Liberté. Sans quoi, comme l’écrivait Roger Cherrier, « il devient facile d’enterrer une seconde fois les morts, les pauvres morts, qui voulaient passionnément vivre dans une République démocratique et sociale »[14]. Au côté du drapeau tricolore, emblématique de la légalité républicaine, le drapeau rouge que levaient les insurgés était porteur d’une espérance : en prenant les armes, ils ne voulaient pas défendre la république conservatrice, mais instaurer « la Bonne », la République démocratique et sociale. Dans leur grande masse, ces « démocrates socialistes » étaient des petits paysans, des artisans, des commerçants modestes, des ouvriers aussi[15], des enseignants, des petits notables : un véritable front de classe, composite et certes fragile, mais soudé par la répression réactionnaire. C’est dire que le « péril rouge », que ne cessait de dénoncer la propagande officielle, était en fait celui d’un radicalisme politique, qui, avec l’horizon électoral de 1852 en perspective, plaçait tous ses espoirs dans le changement de nature de la République. À un messianisme exaltant le souvenir de la Première République et la fraternité chrétienne du « vivre en commun »[16], à la détestation des privilèges, le programme démocrate socialiste ajoutait des perspectives très concrètes et réalisables à court terme : défense de la petite propriété contre « les Gros » et les usuriers, droit au travail et à l’instruction, sécurité devant la maladie et la vieillesse.

Sans doute, le rappel de cet engagement porte-t-il aujourd’hui, en filigrane, protestation contre la politique anti-sociale actuelle. Il témoigne aussi peut-être de l’irritation devant des Éléphants roses  empêtrés dans leurs querelles d’égos, incapables de donner un sens à la fois enthousiasmant et concret à cette « République démocratique et sociale » inscrite dans l’article premier de notre Constitution, mais progressivement vidée de son contenu.

Insistons sur l’attachement des insurgés à des institutions démocratiques stables au plan local et au plan national, institutions que garantirait une victoire électorale en 1852. Leur conception de la démocratie n’avait pas grand-chose à voir avec la tentation de « soviets » locaux siégeant en permanence. Il s’agissait bel et bien de conscientiser une majorité de citoyens, et non pas de leur imposer la dictature d’une minorité agissante et éclairée.

C’est dire que le mouvement insurrectionnel de 1851 a peu à voir avec les mouvements grégaires, ruraux le plus souvent, qui avaient pu mobiliser l’ensemble d’une communauté dans une protestation socio-économique. Il est le fruit d’une conscientisation politique utilisant tous les vecteurs de la sociabilité populaire, politisation qui clive le moindre village entre « Rouges » (démocrates socialistes), « Bleus » (républicains modérés) et « Blancs » (réactionnaires).

Autre élément encore qui peut relier cette préhistoire de l’organisation des partis politiques aux formes actuelles du désaveu des partis et de la restructuration de réseaux politiques : la structuration horizontale (est-il encore à la mode philosophique de parler de « rhizomes » ?) du mouvement démocrate socialiste, ancré dans un maillage serré d’organisations locales, irrigué idéologiquement par des feuilles départementales. Comment ne pas être sensible aujourd’hui à cette énergie militante qui, malgré une répression incessante, avait su, de 1849 à 1851, transformer un courant au départ ultra minoritaire en une force politique incontournable, majoritaire dans nombre de départements.

La défaite de 1851 étant à la clé, il a été facile ensuite d’ironiser sur la naïveté et l’impuissance de ces rouges « Quarante-huitards ». Qui plus est, la porte grand ouverte par le Second Empire à l’avènement du capitalisme industriel et financier moderne a amené nombre d’observateurs à considérer que ce courant démocrate socialiste s’était engagé dans une impasse au plan socio-économique. La défense de la petite propriété ne s’inscrivait pas dans un avenir ouvert, sinon dans la benoîte politique « rad-soc » de la Troisième République, qui vit pourtant nombre de boutiquiers basculer à droite toute.

Par contre, nombre d’observateurs encore ont vu dans le retour de la République et de la démocratie une victoire posthume des insurgés de 1851. Sans doute oui, d’une certaine façon. Mais ce retour à la République ne s’inscrivait pas dans une continuité directe. Le mouvement de 1851 porté par un élan que brisa par le Second Empire, était imprégné d’une innocence à jamais perdue. Peut-être est-ce la saveur de cette innocence qui pousse tant de citoyens aujourd’hui à se souvenir de 1851 ?



[1] Bertrand Jalla, « L’échec de la résistance républicaine au Coup d’État en Algérie », Bulletin de l’Association 1851, 23, 2003

[2] Notamment Ain, Allier, Ardèche, Aveyron, Basses Alpes, Bouches-du-Rhône, Cher, Creuse, Drôme, Gard, Gers, Hautes-Alpes, Haute-Vienne, Hérault, Jura, Loiret, Lot, Lot-et-Garonne, Lozère, Nièvre, Puy de Dôme, Pyrénées-Orientales, Saône-et-Loire, Sarthe, Tarn, Tarn-et-Garonne, Var, Vaucluse, Yonne…

[3] Frédéric Négrel, Clandestinité et société secrète dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851), 1851-2001 Association pour la commémoration du 150ème anniversaire de la résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851, 2001, rééd. 2010. Commandes sur le site

[4] Maurice Agulhon, « Histoire et commémoration », Provence 1851. Une insurrection pour la République, Association 1851, Les Mées, 2000.

[5] En 2001, exceptions dans un désert d’indifférence officielle, deux conseils généraux (Alpes-de-Haute Provence, à majorité de gauche, et surtout Var, à majorité de droite,) avaient efficacement parrainé et soutenu financièrement le 150ème anniversaire. Rien de tel depuis.

[6] Cf., entre autres, Guy Lavrat, Au temps du fer et des républicains rouges, (ed. AàZ, 2008), (la Résistance dans le Val de Loire et le Cher), ou Gisèle Roche-Galopini, Saint-Étienne les Orgues et la gloire de la Montagne, (Association 1851, C’est-à-dire éditions, 2010), (Basses Alpes).

[7] Par exemple, pendant tout l’an 2011, le Parc Naturel régional du Verdon, en partenariat avec l’Association 1851, organise dans le Var et les Alpes-de-Haute-Provence une série de conférences, assurées notamment par Frédéric Négrel, responsable du site de l’Association.

[8] Cf. les récents spectacles inspirés par l’énigmatique récit bas-alpin signé Violette Ailhaud, L’homme semence, (Parole éditions, 2006), dont le succès éditorial et le retentissement national sont loin d’être éteints.

[9] Cf. leurs mp3 sur le site 1851.fr.

[10] Cf. l’ouverture à cette mémoire de la revue d’Histoire du Sud-Ouest : Jean-Paul Damaggio, « Les insurgés de 1851 dans le Sud-Ouest », Arkheia n°23-24, 2011.

[11] En décembre 2010, c’est tout le grand Sud de la France qui a été sensibilisé à la mémoire de l’insurrection par la série d’émissions de Michel Cardoze sur Sud-Radio (entretiens avec René Merle et Jean-Paul Damaggio).

[12] En 2001, il avait fallu la ténacité de Paul Cresp (secrétaire de l’Association 1851) pour obtenir de la municipalité parisienne la publication une brochure. Rien de tel depuis.

[13] La Constitution de la Seconde République (1848) instituait pour la première fois un Président de la République, élu au suffrage universel (masculin), et tout puissant chef de l’exécutif. C’est la matrice de la Constitution de la Cinquième République.

[14] Cette phrase termine l’étude manuscrite de Roger Cherrier, instituteur dans le Cher et militant communiste, sur la Seconde République dans son département. Je la cite au début de la préface à l’émouvante autobiographie (posthume) d’enfance et d’adolescence de Roger Cherrier, Passé recomposé, Éditions de l’Ours Blanc, Paris, 2011.

[15] On sait que les revendications sociales du prolétariat des grandes villes, celui de Rouen, Marseille, Paris, avaient été écrasées dans le sang en 1848. Et que les ouvriers du Rhône et de la Loire, actifs dans l’insurrection montagnarde de 1849, avaient grandement souffert de la répression. C’est dire que ce prolétariat urbain, terrassé par l’état de siège, n’était guère porté à défendre cette République conservatrice, et pouvait être sensible aux sirènes bonapartistes. Il n’en demeure pas moins que le prolétariat rural, les mineurs de l’Allier ou des Bouches-du-Rhône, les bouchonniers du Var, etc, grossirent les rangs de l’insurrection.

[16] Fraternité agissante qui amenait les « Frères et Amis » à cultiver le champ du camarade malade, à veiller sur la famille du camarade infirme, bref à ne pas se payer seulement de mots.