L’insurrection dans le Var contre le coup d’Etat du 2 décembre 1851
Article paru dans le Petit Provençal (édition varoise) du 2 décembre 1933
Les notes de bas de page sont de l’éditeur du site (René Merle et Frédéric Négrel).
L’insurrection dans le Var contre le coup d’État du 2 décembre 1851
par Paul Maurel[1]
A l’heure où après s’être implanté en Italie, en Allemagne, le fascisme menace l’Europe centrale ; à l’heure où certains envisagent l’établissement d’une dictature en France, il est nécessaire de faire un retour vers le passé. Ouvrons notre histoire et voyons comment nos aïeux réagirent contre le coup d’État de celui qui devait régner sous le nom de Napoléon III. Dans la France indifférente et passive, le Var fut un des rares départements qui se révolta. Il est vrai que depuis la Révolution de 1848 les idées démocratiques s’y étaient admirablement propagées ; il y avait dans tous les villages des « chambrées » où l’on se réunissait pour fraterniser dans le culte de Marianne, pour chanter de vieux couplets révolutionnaires ; et le Var était en 1851 un des départements les mieux préparés au mouvement insurrectionnel. Les fomentateurs du coup d’Etat ne l’ignoraient pas ; et, se souvenant de 1793 et de la tentative d’Armand Vallé[2], ils avaient concentré à Toulon deux régiments de ligne, de l’artillerie, de l’infanterie de marine, afin d’écraser sur le champ toute sédition dans notre grand port militaire. Aussi Toulon ne manifesta pas d’opposition violente au nouveau régime[3]. La nouvelle du coup d’Etat y fut connue le 3 décembre ; le 4 à 8 heures du soir, quelques centaines de citoyens se rassemblèrent sur le champ de bataille[4]. Ils furent dispersés par les gendarmes et la troupe. Le 5 d’autres rassemblements eurent lieu au Mourillon et à Saint-Jean-du-Var, sans plus de succès. A Hyères[5], le citoyen Berthier, propriétaire du café de l’Orient, tenta d’organiser un mouvement de résistance. Les troupes accoururent et il fut arrêté avec une soixantaine de ses compatriotes connus pour leurs opinions républicaines. A Cuers[6], au cours d’une manifestation, un gendarme ayant été tué par un jeune homme de 22 ans, la répression fut terrible : 417 habitants furent incarcérés. Ainsi, à Toulon et dans les environs le mouvement insurrectionnel avait avorté. Les localités de l’arrondissement ne purent envoyer des contingents aux insurgés du centre et du Nord du département, ce qui permit à l’autorité de disposer des ressources militaires suffisantes pour triompher de l’insurrection. Par sa situation topographique — carrefour des routes qui relient Toulon et Nice, Brignoles et la région du Golfe — autant que par le républicanisme qui de tout temps a animé ses habitants, Le Luc était appelé à devenir un ardent foyer de résistance. C’est au Luc que dès le lendemain du coup d’Etat se rendirent les paysans du Cannet, des Mayons[7], de Flassans, de Gonfaron[8], de Pignans[9]. Le contingent du Luc (800 hommes environ) et le contingent du Golfe formé par les bûcherons de La Garde-Freinet[10], les paysans de Grimaud et Gassin, les pêcheurs de Saint-Tropez, forts de 500 citoyens se concentrèrent à Vidauban[11]. Là on discuta longuement sur le point de savoir si l’on marcherait ou non sur la préfecture. C’est au milieu de ces discussions qu’arriva un journaliste marseillais nommé Camille Duteil[12]. Doué d’une haute stature, le visage orné de fortes moustaches qui lui donnaient un air farouche, le sabre pendu au côté, deux pistolets passés à la ceinture, le nouvel arrivant produisit une impression profonde. Sur son affirmation qu’il avait été jadis officier de génie et qu’il avait pris part au siège d’Anvers, les chefs républicains le choisirent pour général. Singulier général que l’on vit toujours hésitant, dépourvu de cette flamme qui soulève les foules, absolument incapable de conduire au feu des paysans, courageux, certes, mais mal armés, des troupes pleines de bonne volonté mais promptes au découragement. Après avoir passé en revue sa petite armée (ce général de fantaisie aimait à passer des revues !), Duteil céda aux injonctions de ses hommes et donna l’ordre de marcher sur Draguignan. La colonne, forte à présent de 1800 insurgés, traversa le pont d’Argens et arriva aux Arcs où elle fut rejointe par 400 hommes accourus du Muy[13], de Bagnols, de Puget-sur-Argens[14]. Après bien des ordres et contre-ordres, Duteil se résolut à marcher sur Salernes. Le 7 décembre, la colonne insurrectionnelle atteignit Lorgues où elle obligea la municipalité hostile à ravitailler les insurgés. Le lendemain soir, très tard, à 11 heures seulement, les insurgés entrèrent dans Salernes. Salernes fut de tout temps attachée à l’idéal démocratique ; aussi les insurgés y furent reçus avec enthousiasme extraordinaire ; la ville fut illuminée et riches et pauvres tinrent à honneur d’héberger des républicains. Duteil y reçut des renforts venant de Barjols, La Verdière et les environs[15], et il eut ainsi 3000 hommes sous ses ordres. Mais le gouvernement n’était pas demeuré inactif. Le colonel de Sercy[16] accourait de Marseille avec un bataillon et 2 pièces de canon tandis que le préfet Pastoureau se dirigeait contre la colonne avec un bataillon du 50ème de ligne qu’il avait pris à Toulon. Menacés d’être pris entre deux feux, les insurgés varois décidèrent de marcher sur Digne afin d’opérer leur jonction avec leurs camarades des Basses-Alpes. L’avant-garde de la colonne insurrectionnelle arrivée à Aups le 8 décembre avait fait préparer les logements et les vivres pour le gros de la troupe qui rentra à Aups le lendemain au soir. Dans cette nuit qui pour certains fut la dernière de leur existence, pour beaucoup la dernière qu’ils devaient passer sur le sol de la Patrie, les insurgés goûtèrent enfin quelques heures d’un sommeil réparateur. Le 10 au matin, avant de donner l’ordre du départ dans la direction du Nord, Duteil tint à passer une nouvelle revue. Ce général extraordinaire n’avait établi aucun avant-poste[17], placé aucune sentinelle. Il haranguait ses hommes quand apparurent les baïonnettes des fantassins qu’amenait le préfet. Dès la première décharge, ce fut la débâcle. Des groupes d’insurgés déterminés tentèrent vainement une résistance inutile, notamment devant l’hôtel Crouzet, la défaite était inévitable. L’insurrection était vaincue[18]. *** La répression fut impitoyable. Soldats et gendarmes fusillèrent de nombreux rebelles obéissant ainsi aux implacables instructions du ministre de la Guerre[19] qui télégraphiait le 9 décembre aux généraux commandants les divisions militaires : « Avec elles (les bandes d’insurgés), on ne fait pas de sommations ; on les attaque, on les disperse ; tout ce qui résiste doit être fusillé au nom de la société en légitime défense.[20] » *** Si je n’étais pas dans l’obligation de me limiter, je pourrais rappeler les sévères jugements de la Commission mixte qui condamna même des femmes à la déportation ; je pourrai rappeler les souffrances des insurgés qui au nombre de près de 1500 (près de 1500 !) furent internés au Fort Lamalgue où ils durent attendre jusqu’à la Noël pour écrire à leurs familles inquiètes et désolées ! Je me bornerai pour terminer à citer trois faits qui montrent ce qu’étaient ces hommes que les ministres de Napoléon III voulaient exterminer. Lors de la déroute, un tambour du contingent de Bras s’échappa mais sans lâcher son instrument. Cet accessoire le gêna dans sa fuite, aussi ne tarda-t-il pas à être rejoint par les gendarmes. On le ramena garrotté et toujours muni de son tambour à Aups où un habitant le reconnut. « — Tiens ! te voilà ! lui dit-il. Pourquoi diable n’as-tu pas jeté cette caisse qui t’a fait prendre ? — J’y avais bien songé, répondit l’insurgé. Mais je ne pouvais pas m’en défaire. On me l’avait prêté ! Il n’était pas mien !… » Toute la noblesse du caractère provençal se révèle dans cette anecdote. *** Deux gendarmes furent chargés par leur capitaine de brûler la cervelle de deux prisonniers : Giraud, dit l’Espérance, du Luc, et Antoine Bon, dit Pato, de Vinon. La journée était superbe. Bien qu’on fut en décembre le soleil brillait du plus vif éclat dans un azur de pierres précieuses. Un des gendarmes arma son pistolet. « Enca un momén, supplia Giraud, leissé mi encaro régarda aquéou béou souléou ! » (Encore un moment, laissez-moi regarder une fois encore ce beau soleil). L’âme de nos paysans, éprise de lumière et de clarté, est toute entière dans ces paroles. Je me hâte d’ajouter que Giraud et Bon ne périrent pas. Les deus gendarmes tirèrent bien mais les deux insurgés blessés s’abattirent sur le sol et firent les morts, échappant ainsi au trépas. *** Il n’en fut pas ainsi du malheureux Martin Bidouré[21]. Son histoire est certainement connue de ceux qui me lisent. Je la résume ici : Arrêté par les gendarmes sur la route d’Aups à Tourtour, Martin, après un interrogatoire sommaire, reçut à bout portant un coup de feu dans la tête et tomba baigné dans son sang… mais respirant encore. Il se rendit dans une ferme. Les fermiers reconnaissant un insurgé se débarrassèrent du malheureux en le confiant à l’hospice d’Aups. Un officier et deux soldats vinrent l’y prendre pour le fusiller. Cette fois, rien ne devait le sauver, et Martin Bidouré, un enfant presque (il n’avait que 17 ans) tomba en murmurant : — N’aï proun ! (J’en ai assez) Barjols, pays natal de ce héros obscur, lui a élevé un monument ; et la ville de Toulon a donné son nom à la principale place du populaire faubourg du Pont-du-Las. *** Cette page de notre histoire locale, sur laquelle l’assassinat (car c’en fut un) de l’infortuné Martin Bidouré projette une teinte pourpre, prouve que dans notre Provence Varoise les républicains de toutes nuances sauraient s’unir pour lutter contre toute tentative de dictature, — et en triompher.
Paul Maurel
Mise en ligne en mai 2010 [1] Instituteur, syndicaliste, il deviendra maire socialiste de Solliès-Ville, dont il a écrit une monographie (1935). Il publie cet article en décembre 1933 en pleine scission de la SFIO, où comme la majorité de la Fédération varoise, il choisit le camp Renaudel et le Parti Socialiste de France – Jean Jaurès. Il rejoindra la SFIO lors du Front populaire. Il donnera un autre récit des événements de Décembre dans République, en feuilleton à partir du 5 novembre 1946 : Deux Décembre. [2] Ancien capitaine des armées napoléoniennes, carbonaro, qui tenta de rassembler les jacobins de la ville en janvier 1822 dans le cadre d’un soulèvement républicain à l’échelle nationale dirigé dans le Midi par Démosthène Ollivier. Fidèle-Armand Vallé fut guillotiné en public à Toulon en juin 1822. Voir Henri Dutasta, Le capitaine Vallé, ou l’armée sous la restauration, Paris, Hachette, 1883, 388 p. [3] Voir : René Merle, « Des élections de 1850 au coup d’État du 2 décembre 1851 : les Républicains de Toulon et de sa proche région« , Bulletin de la Société des Amis du Vieux Toulon et de sa région, n°128 – septembre 2006 [4] L’actuelle place d’Armes. [5] Voir : Sampiéri Dominique, La faux et le fusil. Instauration, défense et renversement de la Seconde République à Hyères (1848-1851), Gémenos, 1999 [6] Voir : Merle René, « Cuers et la résistance républicaine varoise au coup d’État de 1851« , en ligne. [7] Voir : Lonjon Bernard, Les Mayons – 1851 – Le village de la dame en rouge, Les Mayons, chez l’auteur, 2001 [8] Voir : Baudoin Louis, Histoire Générale de la Commune de Gonfaron des origines au XX° siècle, Marseille, 1966 [9] Voir : Babois Jean-Claude, « L’insurrection de décembre 1851 à Pignans« , in Bulletin de l’Association 1851-2001, n° 14, février/mars 2001 [10] Voir : Merle René, La Garde-Freinet et l’insurrection de 1851, en ligne [11] Voir : Urfels Jean-Bastien, La résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851 à Vidauban, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie Guillon, Université de Provence, 2001 [12] Sur ce personnage, voir : Chalk Stephen, Camille Duteil ou les symboles de la démocratie, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie Guillon, Université de Provence, 2004 et son propre récit : Duteil Camille, Trois jours de Généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851), Savone, F. Rossi, 1852 ; réédition, Les Mées, Association 1851, 2006 [13] Voir : Arnaud Léon, Du sang sous les oliviers. 1851, Le Muy, 1983 [14] Mais aussi de Saint-Raphaël. Voir : Benjamin Renée, « 2 décembre 1851. Avec Calixte Mireur, cordonnier de St Raphaël« , in Bulletin de l’Association 1851-2001, n° 15, avril/mai 2001 [15] Sur l’événement dans le Haut-Var, et les renforts envoyés à Aups que l’auteur oublie, voir : Négrel Frédéric, Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851), mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie Guillon, Université de Provence, 2000. Édition : Association 1851-2001, Les Mées, 2001, 319 p. [16] Lire Sercey. [17] L’auteur omet les avant-postes établis à Tourtour, Fox-Amphoux et envoyé vers le pont du Galetas, sur le Verdon. L’avant-poste de Tourtour n’offrit aucune résistance à l’armée du coup d’Etat. [18] Sur les victimes de la bataille d’Aups, voir : Négrel Frédéric, « Morts pour la République« , Bulletin de l’Association 1851, n°24, juillet 2003 [19] Armand Jacques Leroy de Saint Arnaud [20] LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR A MM. LES GÉNÉRAUX Toute insurrection armée a cessé à Paris par une répression vigoureuse ; la même énergie doit avoir partout les mêmes effets. Les bandes qui apportent le pillage, le viol et l’incendie se trouvent hors des lois. Avec elles on ne parlemente pas, on ne fait pas de sommations, on les attaque et on les disperse. Tout ce qui résiste doit être fusillé, au nom de la société en légitime défense. [21] Sur cet épisode, voir : Merle René, « Martin Bidouré, fusillé deux fois« , in Bulletin de l’Association 1851-2001, n° 12, octobre/novembre 2000
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