Jean Rambaud et le roman « Frédéric Arnaud »

Bulletin de l’Association 1851-2001

n°3 – mai 1999

 Jean Rambaud et le roman Frédéric Arnaud

Jean Rambaud partage avec Orwell (1984) et Stanley Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace) le douloureux privilège des précurseurs : celui d’anticiper l’histoire. C’est pourquoi son roman : Frédéric Arnaud, 1851 – 1974, a été réédité en 1998, vingt ans après sa parution, sous le titre La Provence insurgée. Et pourtant le titre original disait tout : entre les deux dates, un nom. Ou plutôt deux. Deux Frédéric, l’ancêtre, l’insurgé, et son arrière-petit-fils, dont les retrouvailles vont constituer la trame de l’intrigue. Deux Frédéric qui vont progressivement se fondre l’un dans l’autre.

Frédéric Arnaud, 1851 – 1874, c’est Freddy, poète aimable et dilettante, « à l’aise dans la nonchalance », assigné par une famille inquiète à écrire le panégyrique du fondateur de la lignée, le premier Frédéric, dont elle ne sait rien à vrai dire. Freddy va mettre ses pas dans ceux de Frédéric, du « Grand » et celui-ci l’entraîne, heureuse surprise, à travers ces quelques jours de décembre 1851 où seule la Haute Provence n’a pas trahi la République. Freddy cherchait son ancêtre : il le trouve et se découvre lui-même.

Un roman sur les racines, donc, Frédéric Arnaud ? Un roman d’apprentissage, dans la tradition dont raffolait Goethe ? Sans doute. Un roman historique alors ? Oui, dans la lignée des grands, celle qui fait tourbillonner le destin individuel du héros dans le devenir collectif qu’est l’histoire. Mais Frédéric Arnaud a également la précision méticuleuse de l’étude scientifique grâce à un personnage, le journaliste de Digne Mazaud, qui permet au romancier d’introduire sans pédanterie de constantes références aux archives[1]. Frédéric Arnaud, c’est donc tout cela à la fois et c’est encore plus.

Ce qui permet à l’œuvre d’échapper aux genres, à l’histoire, au terroir ou à la tarte à la crème de l’expérience initiatique, c’est l’enthousiasme de l’écriture. Jean Rambaud aime écrire, il aime sensuellement les mots et les phrases. Il pétrit son texte d’odeurs et de couleurs. Il l’inonde d’ombres et de lumières : « Oui, je pense à toi, Grand, avec tes airs un peu bravaches, tes coups de gueule, ton estrambord, tes discours sonores qui, parfois, se perdent trop haut ou de travers… Mal de chez nous – ou bonheur, ou richesse ? – ce goût des mots ? Mal d’un pays – un peu romain, un peu grec – où la parole saoule, comme un bon vin, comme au temps d’Homère avant le combat » (p.33). Homère ? Nous sommes au cœur même de l’enthousiasme poétique, au sens grec du texte, celui de la création qui emporte auteur et lecteur.

« Frédéric m’a pris par la main, par la tête et par le ventre, et m’entraîne ». A son tour, le roman entraîne le lecteur dans un crescendo de bonheur partagé. L’enthousiasme le gagne dès les premières pages. Il ne le quittera plus.

Le seul moment de doute, c’est lorsque les insurgés, à la bataille des Mées, affrontent l’armée régulière : l’épopée glisse dans la tragédie. Frédéric découvre l’absurdité : la Révolution – la vie – produit la mort. Frédéric tue. Il tue par vengeance, par désespoir. Que lui reste-t-il ? La fuite, traversée des ténèbres. Même Freddy patauge dans sa recherche. Nous sommes au milieu de l’histoire. Et puis Frédéric se remet à marcher, car la marche symbolise l’homme libre : le berger que la terre n’asservit pas, l’insurgé dans sa colonne, le fugitif qui nargue armée et police. Ainsi le destin de Frédéric (des Frédéric) s’écrit-il entre ce premier mot : « debout », et cette dernière phrase : « ils marchent ».

Ce qui sauvera Frédéric, (ce qui les sauvera), c’est l’écriture, la création. Apaisé, réconcilié avec lui-même, il devient une sorte de troubadour populaire, de barde, ou même d’aède antique. Comme la Guerre de Troie, comme Roncevaux, Frédéric fait entrer 1851 dans la légende. Et la dernière image que nous emportons de lui, c’est en marche du Piémont vers la frontière autrichienne, lui, le Bas-Alpin des Adrets, le paysan, dans les pas de Fabrice del Dongo et d’Angelo Pardi, le hussard de Giono, dans une même fraternité du bonheur, fraternité de la liberté.

 

Christine Roux



[1] La documentation est encore plus riche dans la réédition, La Provence insurgée.