LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE

LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE (1898-1902)

 

par Sébastien Guimard

Mémoire de maîtrise sous la direction de Madame Rosemonde Sanson

Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Juin 1996.

TROISIEME PARTIE

LE CINQUANTENAIRE DE DECEMBRE 1851 ET LE NATIONALISME

II                     LE CINQUANTENAIRE DE LA MORT D’ALPHONSE BAUDIN. LA MANIFESTATION DU 22 DECEMBRE 1901

2) UNE SOUVERAINETE CONTESTEE

      Avec le discours tenu pendant deux semaines sur la défense des droits de Paris et la liberté pour tous les républicains d’honorer la mémoire de Baudin, il faut s’attendre à ce que le conseil municipal et ses partisans tiennent fièrement leur rôle d’opposants au gouvernement.

      Dans les milieux nationalistes, surtout la Ligue des Patriotes, l’intervention du conseil municipal dans la manifestation est mûrement préparée1. Dès le 3 décembre une réunion privée d’une soixantaine de membres de la direction de la L.D.P, organisée au café du lion (5, avenue d’Orléans), se penche sur le sujet. Le vice-président et conseiller municipal du quatrième arrondissement Henri Galli présente l’événement comme une occasion rêvée pour montrer au gouvernement que malgré l’exil de P.Déroulède et M.Habert la ligue n’est pas morte et qu’il ne faudra faire  entendre sur la place de la Bastille qu’un seul cri : amnistie.

     Le message semble être bien passé puisque dans la plupart des réunions organisées par la L.D.P le cinquantenaire de Baudin est évoqué. Le moins que l’on puisse dire c’est que le discours tenu auprès des militants contraste avec l’impression de modération que la L.D.P cherche à donner d’elle même dans la presse en se présentant comme de bons républicains qu’on empêche arbitrairement d’honorer l’un des leurs. Ainsi le 14 décembre lors de la reconstitution du comité du dixième arrondissement Jacques Robert déclare que « malgré les drapeaux rouges et noirs qui seront nombreux nous devrons coûte que coûte suivre nos conseillers jusqu’au bout. De toutes les forces de nos poumons, de nos biceps, nous acclamerons Dausset, nos élus nationalistes et nous cognerons sur les anarchos gouvernementaux. Les bleus que nous leur donnerons les feront devenir blancs, et ils seront rouges en entrant dans les repaires que Lépine leur loue. Ce sera le triomphe du drapeau tricolore sur le torchon rouge cher à Loubet« . Le 18 décembre lors d’une réunion des bureaux de comités et des commissaires de la L.D.P à la taverne Henri IV (rue du Pont-neuf) Galli après avoir qualifié les ministres de tarés et de panamistes escortés de brigades de sans patries (les socialistes et anarchistes) assure à ses militants qu’il compte sur leurs « muscles » pour être « l’armée du conseil municipal« .

Le 20 décembre Galli encore lui, en compagnie de L.Millevoy, profite du concert annuel de l’organisation de jeunesse Réveil des Jeunes à la salle des agriculteurs (8 rue d’Athènes) pour proposer à un public de plus d’un millier de personnes de venir au point de rencontre des militants nationalistes pour le cinquantenaire place de l’hôtel de ville à neuf heure. Le lendemain soir l’Union des Groupes Nationalistes de Clignancourt (on y trouve les présidents des comités du dix-huitième arrondissement de la L.D.P et de la L.P.F, respectivement MM Galuppin et Fresson) organise à la salle du rocher (2 rue de la Barre) une réunion électorale pour soutenir le candidat nationaliste de la circonscription Charles Bernard. On donne également rendez-vous à neuf heure à l’hôtel de ville.

     Une autre tendance du nationalisme, celle regroupée autour de l’ancien blanquiste Rochefort, participe aussi à cette mobilisation. Le 20 décembre à l’occasion de la réunion électorale organisée au café de l’El Dorado (4 boulevard de Strasbourg) pour la candidature de Julien Caron dans le deuxième arrondissement, on annonce le rassemblement place de l’hôtel de ville en dénonçant l’accaparement de Baudin par ceux qui gagnent six fois plus que vingt-cinq francs par jour et par la secte judéo-maçonnique. Un détail intéressant est à relever dans cette réunion. En effet est présent le candidat de la L.D.P dans le troisième arrondissement M.Reynes qui est aussi président du comité bonapartiste du troisième arrondissement.

Le 21 décembre ce sont les groupes nationalistes du quatrième arrondissement qui s’unissent à la salle Issaly (133 rue Saint-Antoine) pour soutenir la candidature de Daniel Cloutier. En effet en plus des collaborateurs de Cloutier à L’Intransigeant comme Ernest Roche et Montaigu, on trouve les membres de la L.D.P H.Galli et Henri Tournade (conseiller municipal du dixième arrondissement) ainsi que le membre de la L.P.F et conseiller municipal du deuxième arrondissement Gabriel Syveton. A deux reprises, par Cloutier puis Galli, le rendez-vous à l’hôtel de ville est rappelé.

Signalons également que Gaston Méry dans La Libre Parole va même jusqu’à ordonner à ses lecteurs leur présence à ce rendez-vous.

     Qu’en est-il alors de ce rassemblement nationaliste place de l’hôtel de ville? On peut incontestablement parler d’échec. Hormis les délires de La Libre Parole qui lors du départ de Dausset pour le monument Baudin estime avoir entendu « de formidables acclamations poussées par des milliers de poitrines« , les différents chiffres qui sont annoncés sont assez modestes. Le Figaro annonce une centaine de personnes, La Lanterne une cinquantaine, le rapport de police une vingtaine. Ainsi sous quelques rares acclamations vite réprimées par la police part en landau la délégation municipale. Quelques minutes plus tard sortent les autres conseillers municipaux nationalistes suivis par les quelques militants. Arrivé place de la Bastille ils sont au nombre d’environ une centaine. Là un barrage de police les empêche de passer, on crie au scandale contre les droits de Paris mais finalement les conseillers municipaux sont bien obligés de céder, Galli déclarant un peu pour atténuer les excitations que ce ne sont pas les nationalistes qui vont refuser d’obéir aux ordres de l’armée. Ils se rabattent finalement sur la taverne Gruber. La police a cependant procédé à quelques arrestations dont un journaliste du Soleil qui criait « A bas les voleurs« . Cette anecdote est souvent relatée dans les comptes-rendus de presse; on en profite alors pour dénoncer les églantinards voleurs de portefeuille protégés par le gouvernement. La Libre Parole y ajoute une petite touche d’antisémitisme en affirmant que la seule personne arrêtée pendant la journée et qui n’a pas été relâchée est un églantinard juif qui avait volé un portefeuille.

     Pendant ce temps la délégation du conseil municipal assiste à la célébration du cinquantenaire. A la fin du discours de Waldeck-Rousseau, Louis Dausset estime le moment venu pour prendre la parole. Il se dirige vers l’endroit réservé aux orateurs mais il est pris à parti par la foule qui crie « A bas le nationalisme! A bas Dausset! Vive la République!« . Il veut commencer son discours mais la garde républicaine joue La Marseillaise puis Le chant du départ. Dausset se résigne et doit sortir escortés par la police. Dans la presse de gauche cette sortie prête à sourire, on parle « d’incident comique » dans La Petite République, de « fuite homérique » dans La Lanterne. Cependant on précise bien que Dausset n’a pas été frappé. A droite en revanche c’est l’indignation. Jules Lemaître dénonce une « tentative de meurtre contre celui qui toute proportion gardée fut le Baudin de la journée« . Henri des Houx désigne comme coupable les « prétoriens ayant pour uniforme l’églantine rouge » dont la plupart font partie du comité électoral du révolutionnaire Millerand. Pour Le Gaulois il s’agit d’un « attentat« , pour Le Soleil d’un « guet-apens gouvernemental« . L’indignation laisse largement la place à l’exagération même si certains vont encore plus loin comme Rochefort qui n’hésite pas à relater les faits de la manière suivante : « L’escarpe Waldeck sachant que la population parisienne toute entière était avec nous, avait résolu de commettre son crime dans l’enceinte spécialement réservée aux invités. aussi avait-il distribué la plupart des cartes de tribunes aux repris de justice et échappés du bagne, dont il fait ordinairement ses complices. Waldeck a fait au chef de la musique un signe : celui de jouer la Marseillaise afin de couvrir la voix de l’orateur et aussi, sans doute, pour empêcher que la foule n’entende les cris de l’assassiné. La bande des forçats commandée par Waldeck avait donc été groupée pour se jeter sur le président du conseil municipal, le prendre à la gorge, le renverser, et une fois à terre, l’accabler de coup jusqu’à ce que mort s’en suive« .

Sur la place de la Bastille le passage du landau de Dausset qui retourne vers l’hôtel de ville provoque quelques échauffourées entre militants nationalistes et socialistes vite réprimées par la police. Dans L’Intransigeant on assure que « les églantinards détalaient à toute jambe sur la seule vue d’une canne un peu solide  » si bien que « la moralité de cette journée a été que la rue reste aux braves gens et aux bons citoyens« . De l’autre côté Gérault-Richard fait dans le néologisme en parlant de « prestation rochefoireuse » des bandes nationalistes.

Arrivé à l’hôtel de ville Dausset est accueilli par le conseiller municipal du cinquième arrondissement Jules Auffray qui l’apostrophe ainsi : « Vive le président du conseil municipal, insulté et frappé par une bande d’assommeurs soudoyés par le gouvernement!« . La séance du conseil municipal reprend et l’on vote pour le cinquantenaire une subvention de cent mille francs pour les orphelinats parisiens. Cette reprise de séance un dimanche après-midi inspire ce commentaire dans La Petite République : « C’est comme à la convention mais ces conventionnels d’un nouveau genre au lieu de faire acclamer des victoires, viennent rendre compte de la rossée qu’ils ont reçue« .

 

     Finalement malgré tout leurs efforts les nationalistes n’ont pu que très légèrement perturber cette fête et ils sortent plutôt perdants de l’affrontement qu’ils ont voulu engager avec le gouvernement à l’occasion de ce cinquantenaire. Louis Dausset n’a pas pu parler et cela bien plus en raison de son rôle de leader du courant nationaliste que du contenu de son discours qui publié le lendemain dans La Liberté se révèle être somme toute assez classique. Les réactions d’un Rochefort ou d’un Cassagnac au lendemain de la publication du discours sont d’ailleurs assez significatives; ils en arrivent à se demander si finalement ces deux semaines de polémiques intenses engagées contre le gouvernement étaient vraiment nécessaires étant donné le ton relativement sage et les attaques très retenues voire dissimulées à l’égard du gouvernement que contient ce discours. Sa critique à propos de la lutte du gouvernement contre le nationalisme se limite à regretter qu’ « on use encore ses forces les plus vives à tirer la République de périls imaginaires« .

Quant aux militants nationalistes la perspective de défiler dans un quartier resté fidèle à la gauche radicale et socialiste a apparemment beaucoup freiné leur enthousiasme.

     Le cinquantenaire d’Alphonse Baudin annonce à sa manière le début du déclin du nationalisme en tant que force politique qui même à Paris ne garde plus que quelques bastions dans le centre de la ville.

                                                   



1Cf : A.P.P BA 110 et A.N F7 12870, 12872, 12877.