LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE

LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE (1898-1902)

 

par Sébastien Guimard

Mémoire de maîtrise sous la direction de Madame Rosemonde Sanson

Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Juin 1996.

TROISIEME PARTIE

LE CINQUANTENAIRE DE DECEMBRE 1851 ET LE NATIONALISME

I               LA MEMOIRE D’ALPHONSE BAUDIN. ENTRE NATIONALISME ET REPUBLIQUE

2) CONTRE LA PARTICIPATION DU CONSEIL MUNICIPAL

      On retrouve pour défendre cette position l’ensemble des forces politiques qui soutiennent le gouvernement de défense républicaine, c’est à dire les progressistes waldeckistes qui se sont en partie regroupés depuis le mois d’octobre dans l’Alliance Républicaine Démocratique, les radicaux réunis depuis le mois de juin avec la création du Parti Radical et Radical-Socialiste, et les socialistes regroupés autour de Jean Jaurès qui acceptent la participation d’Alexandre Millerand au ministère du commerce. On peut y ajouter les socialistes regroupés autour de Jules Guesde et Edouard Vaillant qui, s’ils refusent la participation ministérielle, soutiennent tout de même le gouvernement dès que ce dernier se trouve en difficulté.

      Progressistes, socialistes et surtout radicaux sont les premiers en ce mois de décembre 1901 à commémorer la mort d’Alphonse Baudin. Cela se passe le deux décembre à Nantua1, petite ville de l’Ain, dont Baudin fut le représentant de 1849 à 1851. Les couleurs politiques des personnalités présentes sont sans équivoque. La plupart des personnalités politiques de l’Ain sont présentes à commencer par le préfet M.Dardenne. Les députés de l’Ain sont quasiment tous là, ce sont essentiellement des radicaux. Il s’agit d’abord de Pierre Baudin (le neveu) député de l’Ain depuis 1900, il est la principale personnalité radicale du gouvernement au ministère des travaux-publics. Egalement présent Alexandre Bérard radical lui aussi. Une des figures du radicalisme de l’époque, Eugène Bizot, est aussi député de l’Ain (1889-1908); issue lui aussi d’une vieille famille républicaine, il s’est notamment fait connaître pour avoir battu aux élections de 1889 le régent de la banque de France A.André. Seul le médecin, député de l’Ain (1889-1903), Hippolyte Herbet, est plus difficilement cernable; il est tantôt proche des radicaux, tantôt proche des progressistes. Le seul député de l’Ain qui manque à l’appel, pour raison de santé, est le député de la circonscription de Nantua (1898-1902), Francisque Allombert, radical lui aussi. Des députés de départements voisins sont présents; si parmi eux on trouve le médecin, ancien président du conseil municipal de Paris et député radical-socialiste de Haute-Savoie (1897-1905) Emile Chautemps, deux autres sont en revanche progressistes : le médecin, député du Doubs (1898-1903), Charles Borne et le journaliste entre autre au Petit Journal, député du Jura (1898-1910), Paul Cère. Quant aux socialistes ils auraient dû être représentés par Millerand en personne mais celui-ci absent, cette représentation est assurée uniquement  par l’ancien communard, membre du P.O.S.R et député de Saint-Denis (1896-1902), Victor Renou. Avec Pierre Baudin l’autre grande personnalité est le chef de file des radicaux pour la campagne électorale de 1902, le sénateur des Charente-inférieure, Emile Combes. L’influence radicale se fait encore plus sentir au niveau des discours et des prises de paroles lors du banquet (du moins tels qu’ils sont rapportés par la presse) puisque on ne trouve que des radicaux avec Bérard, la lecture du discours d’Allombert par le président du comité d’organisation M.Dimier, et Combes. Remarquons aussi parmi les personnalités présentes la part importante des médecins qui eux peuvent doublement rechercher à entretenir un rapport avec le personnage de Baudin qui avec Raspail est une des grandes figures de ces médecins des pauvres engagés dans le combat politique.

     Aussi à travers cette manifestation, dans les terres du radicalisme, dont l’aspect politique est essentiellement tourné vers les prochaines élections législatives (le banquet se termine par un toast en l’honneur du gouvernement et pour « le triomphe grandiose lors du mois de mai prochain« ) avec la présence de deux des principaux représentant du radicalisme, le personnage de Baudin apparaît donc bien comme une figure ancrée dans la culture politique de la gauche française sans que cela soulève polémiques et indignations.

 

     La volonté du gouvernement d’exclure les nationalistes d’une grande manifestation républicaine dans laquelle ils pourraient s’illustrer s’inscrit dans la politique de défense républicaine qui passe par une opposition sans faille envers la droite catholique et les nationalistes. Cette politique s’est principalement manifestée à travers la loi sur les associations et le bannissement de Paul Déroulède.

     Aussi si les groupes nationalistes constituent un danger pour la République, le cinquantième anniversaire du deux décembre et de la mort d’Alphonse Baudin constitue alors une occasion rêvée de faire une comparaison (ou un amalgame) entre le nationalisme et le pire ennemi de la République : le bonapartisme. Là est le coeur de la polémique dans la mesure où, on l’a vu, les nationalistes se réclament de la République. Pour ceux qui se disent clairement bonapartistes la question de la participation à la manifestation ne se pose pas. Baudin n’est que la victime malheureuse d’un coup d’état nécessaire. Ils  feignent même de trouver incompréhensible l’attitude des conseillers municipaux qui s’acharnent à vouloir aller saluer la statue de Baudin. Ils tiennent alors un discours qui fait presque l’affaire de la gauche comme dans L’Autorité où on déclare : « Nous avions eu la velléité de supposer que le conseil municipal n’avait qu’une seule préoccupation : relever l’affront fait à la ville de Paris, et protester contre l’exclusion de ses représentants à une cérémonie édilitaire, quoique politique; mais jamais nous n’aurions osé croire que les amis de celui qui prenait par la bride le cheval d’un général, pour conduire ce général à l’Elysée, auraient le toupet de s’indigner contre le coup d’état qu’ils prétendaient recommencer« .

     Pour ceux qui soutiennent le gouvernement de défense républicaine les professions de foi républicaines des nationalistes ne sont tout au plus, pour reprendre l’expression d’Alexandre Bérard, que des masques cachant les mêmes appels au césarisme. Dans ses comptes-rendus des manifestations du deux décembre Le Temps reprend cette idée. Après avoir cité les propos de Paul de Cassagnac proposant d’aller jeter dans la Seine les députés et sénateurs…, on évoque les deux leaders de la Ligue de la Patrie Française, Jules Lemaître et François Coppée, qui « se sont plus d’une fois exprimés en termes analogues« . La veille ils étaient chacun en conférence électorale, le premier avec Godefroy Cavaignac à Nancy, le second à Avranches. L’article se conclut avec un ton emporté qui contraste avec celui que l’on a l’habitude de connaître pour ce journal : « Que signifie après cela les protestations de républicanisme qu’ont répétées hier tous les orateurs de la patrie française? Pour tout le monde leurs professions de foi républicaines, ainsi que jadis au 16 mai celle du maréchal de Mac-Mahon, n’apparaissent que comme un pavillon destiné à couvrir une marchandise réactionnaire« . Aussi peut-on lire dans ce même journal quelques jours plus tard : « Honorer Baudin par l’hommage d’un approbateur du crime de décembre, c’était une ironie dont le bronze lui-même eût fait la grimace« .

Le rédacteur en chef de La Petite République, Gérault-Richard, parlent à propos des bandes nationaliste de bayados, de décerveleurs, et de badingueusards contemporains.

     Dans la pratique cette vision des nationalistes comme des descendants du bonapartisme entraîne l’exclusion. Le cas de la délégation de la chambre des députés est significatif. En effet l’habitude veut que lors des grandes manifestations républicaines la délégation de la chambre soit tirée au sort. Or dans le cas présent on ne peut s’en remettre au tirage au sort qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses en désignant un député nationaliste. Aussi la délégation est élue, et, cette élection est loin d’être prise à la légère puisqu’il ne faut pas moins de trois tours de scrutin pour désigner la liste des vingt-cinq députés de la délégation. Ainsi sont exclus d’office tous les députés de l’opposition. Cependant même à l’intérieur de la majorité on ne remarque pas une grande unanimité quant au choix des représentants. Ainsi au départ les socialistes et les radicaux prétendent seuls aller représenter la chambre à la manifestation, ce que Le Temps rapporte dans ces termes : « on risquait d’élire une délégation qui n’aurait pas représenté le parti républicain. La liste comprenait les noms de cinq anciens membres de la Commune. C’était peut-être beaucoup pour célébrer la mémoire d’un républicain, en somme modéré, qui ne figura pas que l’on sache parmi les insurgés de Juin« . Finalement devant l’insistance des progressistes, socialistes et radicaux cèdent; ce qui inspire au Gaulois la vision de députés progressistes ayant obtenu « leur brevet de républicanisme, pour lequel ils sacrifieraient la France elle-même, signé des mains de MM Millerand, Sembat, Vaillant, Grousset« . Ce sont cependant les radicaux qui dominent dans cette délégation puisqu’on en compte treize, pour neuf progressistes et trois socialistes.

Parmi les radicaux on compte les deux qui ont été président du conseil; le président de la Ligue de l’Enseignement Léon Bourgeois en 1895-96 et le député du Cher (depuis 1885) Henri Brisson en 1898. On trouve aussi deux anciens ministres avec le député de Saône et Loire (1876-1908) Ferdinand Sarrien qui fut plusieurs fois ministre de l’intérieur et de la justice, et le député de Lorient (1890-1910) Charles Guieysse qui malgré sa formation militaire est l’un des porte-parole du dreyfusisme et fut ministre des colonies dans le cabinet Dupuy (1898-99). Plusieurs autres quant à eux sont déjà des symboles des luttes républicaines. On retrouve Edouard Lockroy, Léonce Levraud et d’autres anciens opposants républicains au second empire comme le député (1889-1910) et maire de Gap Frédéric Euzières, le député du Doubs (1880-1914) et président de l’Association Nationale des Libres Penseurs Charles Beauquier. Une autre figure particulière se distingue, c’est le député des Bouches du Rhône (1881-1912) et directeur du journal La Justice Camille Pelletan dans la mesure où il est le fils du quarante-huitard proche de Lamartine Eugène Pelletan. Les autres membres radicaux de la délégation sont le député des Charentes (1890-1920) Antoine Babaud-Lacroze, le pharmacien et député de l’Ardèche (1898-1910) Placide Astier, le député de la Corrèze (1894-1914) Arthur Delmas, le petit fils du conventionnel Paul Gouzy et député du Tarn (1898-1909) qui porte le même nom que son aïeul.

Parmi les socialistes on retrouve Baulard. Les deux autres s’ils étaient trop jeunes pour être là en 1848 sont cependant des figures du mouvement ouvrier. Il s’agit d’une part du libre penseur et député du Lot et Garonne (1898-1902) Léo Meillet qui fut membre de la première Internationale sous le second empire et élu du treizième arrondissement pendant la Commune; d’autre part du romancier et député du douzième arrondissement (1893-1909) Paschal Grousset qui fut l’élu du dix-huitième arrondissement pendant la Commune et s’évada de Nouvelle-Calédonie en compagnie de Rochefort en 1874.

Parmi les progressistes les itinéraires liés aux luttes républicaines passées sont moins nombreux. On remarque seulement le député d’Eure et Loire (1889-1902) Gustave Isambert qui fut un proche de Gambetta et fonda avec lui La République Française dont il fut rédacteur en chef. On peut y ajouter le député (1886-1905) et maire de Mende, Louis Jourdan qui, en tant que sous-préfet de la Lozère fut révoqué lors du 16 mai 1877. Les autres délégués progressistes sont le député des Côtes du Nord (1876-1881 puis 1889-1910) Louis Armez, le député du Nord (1893-1906) Antoine Guillain qui fut ministre des colonies en 1898-99, le député de l’Ain (1889-1903) Hippolyte Herbet, le député d’Epinal (1891-1910) Camille Krantz qui fut ministre des travaux-publics en 1898-99, les députés de Gironde  Pierre Laroze (1893-1902), Théophile Goujon (1893-1902), Henri Perrier de Larsan (1889-1908). Ces députés progressistes ont selon le quotidien radical La Lanterne « le bon goût de ne pas avoir été des mélinistes trop marqués« .

 

     Quant à savoir si le nationalisme constitue un réel danger pour la République, la position prise par les radicaux consiste à réclamer l’unité de l’ensemble des républicains rendant ainsi impossible tout retour au césarisme. C’est la position qu’exprime E.Combes à Nantua ou que l’on retrouve chez l’ancien communard, journaliste au Radical, Maxime Vuillaume qui estime qu’à deux reprises (lors de la vague boulangiste puis avec le procès en Haute-Cour de Déroulède) la République a mis les nationalistes à la raison. Il se montre même particulièrement optimiste en concluant que « si quelque chose peut affaiblir en nous les lugubres souvenirs de décembre, c’est la conviction que désormais de pareils crimes ne pourront plus être perpétrés« . Cependant dans ce même journal Sigismond Lacroix met un bémol à cet optimisme en précisant que certes avec le gouvernement Waldeck-Rousseau la République peut dormir tranquille mais qu’il y a encore peu de temps sous le ministère Méline les conditions nécessaires pour un coup d’état étaient rassemblées. Aussi en évoquant un éventuel retour au pouvoir de Méline en 1902 il prévient que « la réaction n’a pas désarmé, ses milices sont aussi puissantes, aussi organisées que jamais, elle n’attend qu’un instrument en situation de la servir« .

En revanche pour les socialistes la confiance dans le gouvernement est beaucoup plus nuancée. On trouve cette attitude particulièrement prononcée chez Francis de Pressensé qui au lendemain des manifestations nationalistes du deux décembre remarque que les nationalistes ont tenu à montrer qu’ils n’étaient pas morts « comme le répète stupidement l’optimisme officiel » et que s’ils se font moins entendre c’est que Waldeck-Rousseau fait leur besogne au mépris du grand mouvement qui l’a porté au pouvoir. Au lendemain de l’ajournement, alors que les nationalistes y voient la volonté du gouvernement d’échapper à un affrontement défavorable, Pressensé voit lui un gouvernement cédant devant les nationalistes, il se demande « si le ministère n’a pas été un peu guidé par le désir d’épargner à sa nouvelle cliente l’affront d’un hommage rendu à l’une de ses victimes » avant d’ajouter que ce dernier « ne peut désavouer Baudin, mais il ne peut oser célébrer sans arrières pensées ni réserves. Ces messieurs savent trop que tout l’édifice de la société capitaliste et bourgeoise repose sur l’obéissance passive et que c’est l’obéissance passive qui a tué Baudin« .

Enfin, alors que les nationalistes et les conservateurs dénoncent un gouvernement pris en otage par les socialistes ainsi qu’une alliance entre ces derniers et Lépine, on retrouve de la part des socialistes des arguments du même type. Ainsi Gérault-Richard voit un gouvernement aux ordres du préfet de police et Pressensé dénonce une « police gangrenée du plus grossier césarisme« .

 

     En ce qui concerne le droit et la tradition du conseil municipal de Paris de participer à des manifestations sur le pavé parisien, l’argumentation se fait parfois un peu légère. Ainsi on prétend que la manifestation au monument Baudin ne constitue pas une inauguration, puisque la statue est élevée depuis déjà plusieurs semaines, mais un anniversaire pour lequel le conseil municipal n’a aucun droit particulier à revendiquer. Quant à la remise du monument à la ville de Paris, le comité d’organisation de la manifestation estime l’avoir fait en remettant ce monument dans les mains du préfet du département de la Seine M. de Selves (la lettre officielle du comité ainsi que la réponse du préfet prenant acte sont d’ailleurs publiées dans la presse). On comprend mieux alors dans ces conditions les réactions de Gaston Méry dénonçant « les chinoiseries et goujateries du gouvernement » ou encore de Jules Lemaître s’en prenant à son « jésuitisme« .

     Cependant on avance aussi des arguments un peu plus valables. Ainsi on fait souvent remarquer que si les conseillers municipaux invoquent la légitimité du vote des parisiens, les onzième et douzième arrondissements (la manifestation doit se dérouler à la limite de ces deux arrondissements) sont eux restés fidèles à la République en élisant des conseillers radicaux ou socialistes lors des élections de 1900. L’initiative de la manifestation étant une initiative locale le conseil municipal doit être représenté par les conseillers municipaux des onzième et douzième arrondissements. D’autre part le comité d’organisation par la voix de M.Parral estime qu’il ne cherche en rien à exclure le conseil municipal mais seulement à empêcher que des approbateurs du coup d’état prennent la parole. Aussi il explique que le conseil municipal est invité à se faire représenter par M.Opportun qui est le seul membre républicain du bureau du conseil municipal.

 

     Quant au personnage de Baudin en tant que tel, le portrait est assez glorieux. Les quelques nuances qui sont apportées visent à détruire le mythe d’une population ouvrière qui aurait laissé faire le coup d’état. Ainsi Arthur Ranc dans un article intitulé Histoire ou Légende estime que la fameuse phrase de Baudin sur la barricade a été crée bien après pour glorifier une bourgeoisie parlementaire qui seule aurait tenté de résister. Ranc au contraire met en cause ces parlementaires qui furent incapables de prévoir quelque chose et qui laissèrent le peuple sans armes face à Bonaparte.

En réponse au témoignage du colonel Meyret La Lanterne rapporte le témoignage d’un insurgé du faubourg un certain Pierre-Jean Fosse qui dénonce le manque d’armement (« douze ou quinze fusils étaient tout l’armement des insurgés« ) et nie toute provocation de la part de la barricade (« La troupe a tiré sans aucune sommation pendant que Baudin les haranguait. Ce fut un pur assassinat militaire« ). L’Aurore utilise le même procédé en publiant le témoignage d’un certain Edouard Roullier, « un vieux travailleur révolutionnaire qui était là« . Les attaques contre les parlementaires se font encore plus sévères puisque ces derniers « ont lâchement abandonné les républicains du faubourg et refusaient le combat… Ils venaient en pacificateurs, persuadés que l’armée resterait du côté de la légalité. Les ouvriers ont alors déposés les armes« .

     Une autre manière de relativiser l’acte de Baudin consiste à insister plus sur la mémoire du personnage devenue une référence dans les luttes des républicains avancés. On rappelle alors la marche sur la tombe de Baudin dans le cimetière de Montmartre en 1868 qui entraîna un procès pour la plupart des responsables qui furent interpellés; ce procès qui eut un écho retentissant constitua le début de la carrière politique de Gambetta qui était l’avocat des accusés. Ce sont les socialistes qui insistent le plus sur le rappel de cet événement. Ainsi Francis de Pressensé souligne que « Baudin n’est pas seulement le défenseur du droit, l’homme simple et brave qui scella de son sang la protestation de sa conscience : si c’est sur son cadavre que le second empire s’éleva, c’est aussi plus tard sur lui qu’il s’achoppa, qu’il perdit pied et qu’il tomba lors de la fameuse souscription de 1868« . La Petite République sous la plume de Jean-Baptiste Clément consacre une colonne en première page au rappel de l’événement. L’auteur qui en fut un des acteurs rappelle les noms de plusieurs participants dont beaucoup seront de futurs communards. Seul Gambetta ne bénéficie pas d’un portrait flatteur : « il me produisit une mauvaise impression : sa pose, ses grands gestes, sa voix tonitruante ne me dirent rien de bon« . Aussi il conclut que le jour de la manifestation Baudin il pensera à ce dernier « qui défendit la République contre le scélérat du deux décembre » mais aussi à ses amis Delescluze et Ferré « morts pour le triomphe de la République sociale« .

     La vision la plus critique émane du membre du P.S.R Félix Pagand qui dans Le Petit Sou imagine le parcours d’Alphonse Baudin s’il avait survécu au coup d’état. L’enjeu est évidemment de savoir quel aurait été son attitude pendant la Commune et l’auteur suppose qu’à l’image de nombreux autres quarante-huitards il aurait été versaillais, « il eut supporté qu’on déchaînât contre le peuple ces mêmes hommes en uniforme dont il fut la victime« . Il oppose à Baudin les personnes de Delescluze et Blanqui qui comme lui furent victime d’un coup d’état, celui de Thiers; mais « la mémoire de Baudin est moins subversive car on honore selon l’expression ambitieuse des historien bourgeois le héros mort au service du droit et de la constitution« . Il termine son article en évoquant la multitude des héros anonymes morts, non pas pour vingt-cinq francs, mais pour le « rêve et l’idéal d’un régime qui allaient au-delà de la République bourgeoise« . Comme dans l’autre camps ce sont ceux qui se démarquent de la position dominante du groupe (le P.S.R et le P.O.F sont les seuls à ne pas soutenir officiellement le gouvernement Waldeck-Rousseau) qui adoptent la position la plus critique vis-à-vis du personnage d’Alphonse Baudin.

C’est d’ailleurs à partir de cette image d’un Baudin républicain modéré que le journaliste de La Patrie Emile Massard s’interroge ironiquement sur l’engouement des socialistes (en évitant évidemment de distinguer les différentes tendances) à se revendiquer de Baudin. Il s’exclame alors : « L’affaire Dreyfus a-t-elle confondu les partis mais aussi les notions les plus élémentaires de l’histoire contemporaine?« .

                                                   



1Op cit.     Cf note 1 page 114.