LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE

LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE (1898-1902)

 

par Sébastien Guimard

Mémoire de maîtrise sous la direction de Madame Rosemonde Sanson

Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Juin 1996.

TROISIEME PARTIE

LE CINQUANTENAIRE DE DECEMBRE 1851 ET LE NATIONALISME

      Le thème des rapports entre nationalisme et République est essentiel pour le cinquantenaire du coup d’état du 2 décembre 1851.

          Ce thème aurait pu apparaître comme mineur si l’on avait, comme pour les autres commémorations, célébré l’événement uniquement par des manifestations partisanes. C’est ce qui semble d’ailleurs ressortir si l’on s’en tient aux manifestations commémoratives qui ont lieu le 2 décembre 1901. En effet elles restent à l’image de celles du 24 février 1898 en grande partie à l’initiative de la gauche. A Marseille où la libre-pensée et les socialistes organisent un grand défilé commémoratif sur les tombes d’Esquiros et de Crémieux. Quelques discours sont prononcés mais ce qui retient le plus l’attention des journalistes est une légère échauffourée avec la police pour savoir si les manifestants peuvent défiler avec le drapeau rouge. On peut noter que les radicaux ne semblent pas participer, du moins officiellement à cette manifestation1. Dans le dixième arrondissement de Paris pour la fête du patronage laïque de jeunes filles, la principale personnalité présente est le député socialiste de la circonscription Arthur Groussier qui ne prononce que quelques mots sur la nécessité de l’institution républicaine pour permettre le progrès social2.

     Certes dans deux autres manifestations on trouve des mises en garde contre le danger pour la République du nationalisme comparé implicitement ou non au bonapartisme de 1851. Ainsi lors de la réunion organisée au grand-Orient à Paris on entend le sénateur radical-socialiste de l’Ariège (1894-1912) et président du grand Orient, Noël Delpech, désigner la Ligue de la Patrie Française, dirigée par un « académicien infirme« , comme une conspiratrice antirépublicaine. Les principales personnalités présentes sont des figures du dreyfusisme telles le sénateur du Gard (1894-1910) Frédéric Desmons, l’ancien directeur de l’enseignement primaire Ferdinand Buisson ou encore le sénateur, président de la Ligue des Droits de l’Homme, Jacques Trarieux. On lit une lettre d’excuse d’Emile Zola qui devait être président d’honneur mais est absent pour raison de santé3.

A Nantua également pour une sorte de première manifestation du cinquantenaire de la mort d’Alphonse Baudin, cela se retrouve dans les paroles d’Alexandre Bérard dénonçant « les éternels ennemis de la démocratie et de la liberté essayant de prendre un masque républicain pour tromper le suffrage universel, mais ne faisant en fait que répéter les mêmes appels au césarisme« 4.

     Cependant toutes ces déclarations restent dans le cadre de propos de campagne électorale pour les élections de 1902. Elles ne suscitent pas de réactions particulières dans les milieux nationalistes qui pour le cinquantenaire du 2 décembre se font silencieux. La seule manifestation qui n’émane pas de la gauche est organisée par les seuls que l’on ne peut soupçonner de prendre un masque républicain pour cacher un césarisme latent puisqu’il s’agit des bonapartistes eux-mêmes. Le principal intervenant est Paul de Cassagnac. Il justifie le coup d’état en dénonçant les dangers que peut engendrer le respect d’une légalité malfaisante et compare la France étouffée par le carcan de la constitution de la seconde République à la France étouffée par celui de l’actuelle constitution. Il conclut qu’ « on glorifie le 2 décembre dans l’attente d’un brumaire éventuel« . Mais là encore on ne trouve que Le Temps pour s’indigner de tels propos5.

 

     C’est la commémoration à Paris de la mort d’Alphonse Baudin qui introduit ce thème. D’abord à l’initiative d’un groupe d’habitant du douzième arrondissement, cette commémoration est adoptée officiellement par le gouvernement qui décide d’en faire une véritable fête de souveraineté prévue pour le 8 décembre 1901. Cependant le président du conseil du conseil municipal de Paris, le nationaliste membre de la Ligue des Patriotes, Louis Dausset fait savoir qu’il compte prononcer un discours à cette occasion. La question se pose alors au gouvernement présidé par P.Waldeck-Rousseau de savoir si lors d’une manifestation où il doit être question de bannir les coups de force on peut accepter que puisse prendre la parole le membre d’une organisation politique dont le responsable, en l’occurrence Paul Déroulède, a deux ans plus tôt tenté de retourner l’armée contre la République. Devant la situation, le gouvernement pris au dépourvu, décide de reporter au 22 décembre 1901 la cérémonie. A partir de là, le cinquantenaire de la mort d’Alphonse Baudin devient l’un des principaux événements de l’actualité de ce mois de décembre 1901.

 

I               LA MEMOIRE D’ALPHONSE BAUDIN. ENTRE NATIONALISME ET REPUBLIQUE

      La participation du conseil municipal de Paris, à majorité nationaliste depuis les élections municipales de 1900, pour une manifestation républicaine constitue le principal enjeux des deux semaines de débats et polémiques pour le cinquantenaire de la mort d’Alphonse Baudin. Se mettent en place deux camps, l’un soutenant la présence du conseil municipal à la manifestation, l’autre s’y opposant.

     Aussi nous étudierons chacune des argumentations des deux camps avec les différentes perceptions du personnage d’Alphonse Baudin, les critiques se faisant bien rares, car les deux camps se présentent évidemment d’une manière ou d’une autre comme des héritiers d’Alphonse Baudin.

 

1) POUR LA PARTICIPATION DU CONSEIL MUNICIPAL

 

     Pour situer les différentes tendances politiques qui défendent ce point de vue on peut dire qu’il s’agit de l’ensemble des forces de l’opposition au gouvernement dit de défense républicaine présidé par Waldeck-Rousseau depuis juin 1899. On y retrouve les nationalistes de toutes nuances, la droite catholique ralliée à la République ou non, les progressistes restés fidèles à Jules Méline.

 

     A propos de la mémoire du personnage d’Alphonse Baudin, l’argument avancé est que cette mémoire ne pourrait être exclusivement réservée à un parti. La mémoire d’Alphonse Baudin appartient à tous. Aussi tout en revendiquant le droit de célébrer l’héroïsme d’Alphonse Baudin on dénonce la volonté d’accaparement de celui-ci par le gouvernement. Ainsi l’Echo de Paris dénonce « le groupe de sectaire qui essaie de changer la fête en une glorification de la politique du cabinet actuel« . La République Française voit de la puérilité dans l’attitude du gouvernement qui voudrait faire croire que Baudin n’est pas mort pour « la République sans épithète« , mais, avec cinquante ans d’avance, pour la gloire du gouvernement actuel. Baudin est « une noble figure qui appartient à l’histoire et dont tous les partis devraient avoir la pudeur de ne pas se faire une réclame« .

Le cinquantenaire d’Alphonse Baudin doit être l’occasion de rassembler tous les républicains au-delà des clivages politiques, « dans un concert d’éloge et de reconnaissance » dit La Croix, mais au lieu de cela « il suscite des compétitions sans fin et provoque d’irréparables divisions« . Dans Le Figaro on pense aux « hommes qui défendaient la République à l’entrée du faubourg Saint-Antoine, en 1851, qui ne se doutaient certainement pas, qu’on recommencerait cinquante ans plus tard à s’y battre, et cette fois entre républicains« .

     Rassemblement de tous les républicains donc, et, ce statut de républicain les nationalistes le revendiquent. Ainsi dans La République Française on se défend de soutenir les opinions de Louis Dausset mais on reconnaît son droit à la parole car il se réclame de la République. Le journaliste Henri des Houx       dans Le Figaro, trouve bien inutile l’attitude du gouvernement qui cherche à préserver de toute insulte la mémoire de Baudin dans la mesure où Louis Dausset ne conteste en rien que son trépas ne fut héroïque, et, que le discours que l’on veut interdire s’inscrit en fait dans la ligne de ceux que l’on entendra lors de la célébration. La Croix dans un style qui rappelle étrangement le discours du ralliement feint de ne pas comprendre la volonté d’accaparement de Baudin par le gouvernement, considérant que la question de mourir pour la défense des institutions républicaines est une question dépassée puisque plus personne ne les conteste.

Ces professions de foi républicaines émanent aussi des intéressés eux-mêmes comme le professeur de droit de l’Institut catholique et vice-président du conseil municipal (élu du sixième arrondissement), Louis Duval-Arnould, qui déclare que le discours de Louis Dausset est rempli des idées de républicanisme et de libéralisme. Il ajoute qu’un gouvernement qui cherche à censurer de telles paroles ne doit pas avoir la conscience tranquille. De même Gaston Méry dans La Libre Parole annonce clairement que si le gouvernement pense que seuls lui et ses amis forment le parti républicain il se trompe car « les nationalistes sont des républicains« .

     A partir de là on cherche même, à sa manière, à s’accaparer le personnage de Baudin , et c’est le gouvernement qui est jugé indigne de se réclamer de lui. Ainsi La Liberté dénonce « le faux baudinisme » du gouvernement qui mène sa politique par des « procédés dictatoriaux » tout en se réclamant de celui qui se sacrifia en opposition à ces pratiques. L’article se termine par une allusion à la fameuse phrase que l’on prête à Alphonse Baudin. Ce dernier en train d’haranguer les faubourgs se serait vu répondre par un ouvrier que le peuple n’irait pas mourir pour défendre les vingt-cinq francs quotidiens d’un député. Baudin aurait alors répondu cette phrase rendue célèbre notamment par Victor Hugo dans Histoire d’un crime : « Vous allez voir comment l’on meurt pour vingt-cinq francs!« . Pour La Liberté il ne fait pas de doute qu’aucun des ministres, que ce soit « Waldeck l’empereur, Millerand le baron autrichien ou Pierre Baudin le neveu indigne…« , n’irait mourir pour vingt-cinq francs. Cette comparaison, pour le moins assez facile, est souvent reprise dans la presse de l’opposition mais aussi parfois dans la presse radicale et socialiste.

Quand il s’agit de préciser les procédés dictatoriaux dont il est question l’article évoque la Haute Cour, l’exil pour délit d’opinion. En fait lors de la séance du conseil municipal du 20 décembre l’élu du quatrième arrondissement et vice-président de la Ligue des Patriotes, Henri Galli, se fait plus précis en déclarant que Waldeck-Rousseau n’a rien fait d’autre qu’un coup de force en arrêtant le 12 août 1899 à une heure illégale Paul Déroulède et plus de cinquante autres citoyens. Le procès en Haute Cour et la bannissement de Paul Déroulède sont donc souvent cités pour illustrer les pratiques dictatoriales du gouvernement de défense républicaine qu’on n’hésite plus pour certains à appeler « gouvernement de trahison républicaine« . On évite cependant de préciser que ce bannissement vient à la suite d’une tentative de coup d’état le 23 février 1899.

Un article de La Croix intitulé Pauvre Baudin envisage que si ce dernier avait survécu au coup d’état de décembre 1851 il serait peut-être aujourd’hui appelé à mourir pour cette même défense de la République car la division entre les républicains est telle que Waldeck-Rousseau n’attend que le moment venu pour substituer sa dictature personnelle à sa tyrannie parlementaire.

Le député du seizième arrondissement (1898-1918) et rédacteur en chef de La Patrie, Lucien Millevoy, insiste sur l’assemblée de 1851 « omnipotente, turbulente, impuissante, incapable de donner des mots d’ordres de combat » pour continuer l’effort entrepris par Baudin. C’est à cette assemblée qui avait fait « avorter les espérances démocratiques » et préparait ainsi « le lit de César » qu’est comparée l’assemblée parlementaire de 1901 (« elle court une agonie semblable« ). Là encore donc on critique l’indignité de la majorité parlementaire à revendiquer l’héritage de l’acte de Baudin.

Henri Rochefort lance son attaque sur un thème qui lui est familier, la dénonciation de la corruption mêlée d’antisémitisme, ce qui lui inspire ce commentaire au lendemain de l’annonce du report de la manifestation : « Le cabinet Dreyfus n’a pas voulu humilier ses majoritards ordinaires en rappelant devant eux le souvenir d’un représentant assez naïf pour préférer une balle dans le coeur à un paquet de billets de banque et un coup de fusil à un coup de bourse« . A propos de la censure de Dausset le même Rochefort quelques jours plus tard dénonce un gouvernement de « flibustiers, abjects pillards, voleurs, coquins qui cherchent à confisquer Baudin comme les millions des caisses d’épargne« , ou encore dans le même style « les traîtres du gouvernement et les panamistes de la chambre qui se fichent du sacrifice du représentant Baudin comme de leur premier pot de vin« .

La plus grosse et la plus osée des tentatives de récupération du personnage de Baudin par les nationalistes émane du journaliste A. de Boisandre dans La Libre Parole. Ce dernier, sur la base de déclarations sorties de leur contexte (celles de la profession de foi électorale de Baudin en 1848), présente ainsi les nationalistes comme les seuls véritables héritiers de la pensée de Baudin. Par ce procédé on nous présente un Baudin qui ne veut « plus de corruption, plus d’intrigues, plus de favoritisme, tout par tous et pour tous! » ce qu’on ne peut manquer de rapprocher en décembre 1901 des envolées d’un Rochefort par exemple s’insurgeant contre la corruption des élus. On y trouve également mentionnés « la souveraineté du peuple exercée par le suffrage universel direct » ainsi que « le principe électif introduit partout où il est applicable« . Ces paroles, qui étaient dites à une période où la société française venait de sortir du suffrage censitaire, ne manquent pourtant pas d’être comparées à la vision issue du boulangisme d’une République autoritaire et plébiscitaire par opposition à la République parlementaire où le poids de l’administration, elle aussi cible privilégiée du discours nationaliste, fait ressentir à certains un manque de pratique démocratique. Baudin demandait également « la liberté absolue d’association« . Là on ne manque pas non plus de faire référence à la dissolution de la Ligue des Patriotes (elle s’est reformée le 29 décembre 1898 après avoir été dissoute par le décret du 16 mars 1889) comme le cas typique d’atteinte au droit d’association. Baudin réclamait « la liberté de presse et de toute manifestation de pensée sauf répression légitime par un jury populaire« . Cette fois on cite les différents procès intentées à la presse nationaliste qui parfois ont même entraîné des peines de prisons, et, inévitablement le bannissement de Paul Déroulède et de son lieutenant Marcel Habert. Enfin on rappelle que Baudin se prononçait pour la liberté de culte; cette dernière est considérée évidemment comme non respectée étant donnée la politique gouvernementale sur la question religieuse (la loi sur les associations qui oblige notamment les congrégations à demander une autorisation préalable vient d’être votée il y a quelques mois le 1er juillet 1901).

     Les attaques contre le président du conseil, Waldeck-Rousseau, ne manquent pas. Ce n’est cependant pas toujours lui qui constitue la principale cible de ces attaques. Quand c’est le cas il est alors présenté comme l’instrument de la volonté de ses alliés socialistes. C’est cette alliance avec les socialistes, qui constitue d’ailleurs l’un des points-clef de la division entre progressistes waldeckistes et progressistes mélinistes, qui est reprochée dans La République Française. Ainsi on reproche une certaine hypocrisie du ministère qui lors de l’inauguration du monument de Dalou place de la Nation le 20 novembre 1899 ne faisait pas autant de manière vis-à-vis de la présence du conseil municipal de Paris. En effet à l’époque le président du conseil municipal était le socialiste Louis Lucipia (élu du troisième arrondissement, et justement battu en 1900 par… Louis Dausset) qui avait pu le plus librement du monde prononcer son discours. Or si le président du conseil municipal était présent, « la nation ne fut pas toute entière conviée et Le Triomphe de la République fut en réalité le triomphe du parti socialiste où l’on vit les troupes révolutionnaires, les drapeaux rouges et noirs défiler librement devant le monument et le président de la République fut contraint de les saluer« . Eh bien c’est la même chose qui se reproduit pour le cinquantenaire de Baudin. On reconnaît que le gouvernement préfère encore le drapeau national au drapeau rouge mais on doit constater que sa politique l’entraîne à éprouver de la gêne devant le drapeau de la patrie dans les cérémonies officielles parce que les trois couleurs sont suspectes à ses amis. Ainsi l’article se conclut : « Oui la parole a été refusée au président du conseil municipal pour ne pas contrarier les électeurs de M.Millerand, les meilleurs soutiens du ministère. Et c’est comme si le drapeau rouge avait remporté une victoire« .

La Libre Parole rappelle elle aussi l’inauguration du Triomphe de la République avec Emile Loubet et Waldeck-Rousseau s’inclinant devant le drapeau rouge. Malgré leurs réticences ils devront en faire de même pour le cinquantenaire de Baudin car les « églantines rouges » risquent d’être nombreux. Le journal d’Edouard Drumont n’a alors pas peur de dénoncer une alliance entre le préfet de police Louis Lépine et les socialistes pour justifier ses craintes d’une grande mobilisation des groupes socialistes.

En revanche plus proche de la réalité est l’appartenance parmi les membres du comité d’organisation de la manifestation, comité qui se veut apolitique, de membres du comité électoral d’Alexandre Millerand. Le fameux ministre socialiste des travaux publics est député et candidat pour les élections de 1902 dans le douzième arrondissement (quartier où doit se dérouler l’inauguration de la statue d’Alphonse Baudin). Ainsi le rédacteur de L’Intransigeant et conseiller municipal du quatrième arrondissement, Daniel Cloutier, qui a découvert cela, dénonçant à ce propos un certain M.Lecoeur, voit là la preuve éclatante d’un complot des « églantinards« .

 

     Le dernier argument consiste à se poser en défenseur des droits de Paris. Louis Dausset joue sur la tradition de la participation du conseil municipal en matière d’inauguration. Ainsi dans un entretien accordé au Figaro il déclare qu’ « il est d’un usage constant, dans toutes les inaugurations de monuments élevés sur la voie publique, que le président du comité d’organisation remette le monument au représentant de la ville de Paris, qui le remercie dans un discours« . D’ailleurs c’est à ce titre que le conseiller municipal, membre de la Ligue des Patriotes, Armand Grébeauval, fait adopter au cours de la séance du 9 décembre la proposition suivante : « Le conseil résolu à maintenir les droits et prérogatives de l’assemblée municipale, décide que, après s’être réuni à l’hôtel de ville, il se rendra en corps à l’inauguration du monument Baudin« .

     On rappelle souvent que c’est la ville de Paris qui a concédé le terrain où est élevée la statue et que le comité d’organisation a bénéficié d’une subvention municipale. Le respect du droit à la parole du président du conseil municipal apparaît alors comme la moindre des politesses.

     Devant cela les réactions sont diverses. Henri des Houx écrit dans Le Figaro que l’opposition qui dure depuis trop longtemps entre le conseil municipal de Paris et les différents gouvernements dépasse la raison puisqu’elle en arrive à être susceptible de troubler l’ordre public, et, ne trouve de comparaison à cette situation que dans la Vérone des Capulets et des Montaigus à propos desquels il conclut : « Après tout, avons-nous jamais su pourquoi les Montaigus et les Capulets se haïssaient?« . Cet article sous-entend que l’un des deux doit céder et se rendre à la raison et il est évident que l’auteur pense en priorité au gouvernement.

Dans La Patrie le poète, fondateur de la Ligue de la Patrie Française, François Coppée, après avoir dénoncé « le nouvel outrage fait par notre odieux gouvernement à Paris et à ses élus » constate avec une certaine satisfaction l’embarras actuel des conseillers municipaux radicaux et socialistes qui pendant des années ont revendiqué haut et fort les droits de Paris et « sont maintenant forcés dans la circonstance de marcher comme des chiens qu’on fouette, derrière les nationalistes« .

Les commentaires peuvent se faire presque menaçants. Ainsi La République Française considère  comme dangereuse la politique du gouvernement car s’attaquer au président du conseil municipal c’est s’attaquer aux parisiens eux-mêmes et l’on ne gouverne jamais longtemps quand on gouverne contre Paris.

Henri Rochefort semble vouloir le prendre avec une sorte de parisianisme en avançant que Baudin, mort au faubourg Saint-Antoine, appartient à Paris alors que ceux qui veulent le subtiliser, Waldeck-Rousseau et Armand Fallières, ne représentent pas Paris mais respectivement l’Ille et Vilaine et le Lot et Garonne. Il se fait ensuite plus menaçant en précisant que la mesure provoquera dans la population parisienne des protestations bien autrement antigouvernementales que toutes celles que le discours de L.Dausset aurait pu soulevé.

 

     On a pu voir qu’on se réclamait de l’acte et même de la pensée d’Alphonse Baudin. Il apparaît bien comme une grande référence presque intouchable. Cependant à travers le flot d’éloges, quelques critiques parfois sévères sont apportées à ce portrait. Elles émanent souvent de tendances politiques non encore ralliées à la République.

Ainsi le journal monarchiste Le Gaulois fait remarquer que « les martyrs n’abondent pas dans les rangs républicains« . Aussi cela explique selon lui pourquoi le gouvernement met tant d’attention à célébrer « ce martyr à peu près unique« . La critique se porte ensuite sur le personnage lui-même. L’article est intitulé ironiquement Un martyr de la légalité. En effet l’auteur A de Claye affirme que Baudin ne se souciait pas toujours autant de la légalité puisqu’il faisait parti des envahisseurs de l’assemblée lors de la journée du 15 mai 1848. Baudin est alors vu comme « l’incarnation du parti républicain qui invoque la légalité quand il est au pouvoir et n’a jamais hésité à la violer dans l’opposition« .

François Coppée lui ne va pas jusque là, mais il fait remarquer une contradiction qu’existe à ses yeux dans le comportement d’Alphonse Baudin. En effet ce dernier était certes à n’en pas douter un ardent et sincère défenseur du suffrage universel, or il se sacrifia pour le respect des droits d’une assemblée dont la majorité voulait restreindre le suffrage populaire.

     Les critiques du personnage d’Alphonse Baudin peuvent se faire par la référence à d’autres modèles. Ainsi le journal monarchiste Le Soleil publie en première page à la veille de la commémoration un article intitulé La mort de Monseigneur Affre. Cet article fait suite à l’intervention lors de la séance du 20 décembre du conseiller municipal Lambellin qui, après avoir déclaré que malgré son opposition aux institutions républicaines cela ne lui retirait pas son droit de rendre hommage à Baudin, proposait d’élever une statue en l’honneur de Mgr Affre. Si l’on reconnaît le martyr d’Alphonse Baudin, on constate cependant que la mémoire de ce personnage suscite un retour vers les crises passées et les guerres civiles. A côté de cela « se dresse la grande et consolante figure de Mgr Affre« , figure qui n’est pas assez honorée, et dont on propose d’en multiplier les statues partout dans le pays. Quant au but de l’érection de ces statues, l’auteur ne le cache pas. Sa cible c’est « Paris dans le plein coeur des quartiers où s’agitent les passions révolutionnaires, que d’apaisements n’apporteraient-elles pas dans l’esprit de braves gens souvent égarés par de coupables meneurs?« .

Deux journaux Le Drapeau (organe de la Ligue des Patriotes) et L’Echo de Paris publient le récit de la mort de Baudin par le colonel Meyret qui en 1851 faisait parti des troupes de répression au faubourg Saint-Antoine en tant que sous-lieutenant. Le récit est formel; il précise bien que les soldats avaient l’ordre de ne pas tirer et que le colonel répondit « Nous sommes le devoir! » à Schoelsher qui l’apostrophait en lui criant « Nous sommes le droit!« . La fusillade par la troupe qui entraîna la mort de Baudin ne fut qu’une riposte à un premier coup de feu parti de la barricade qui lui aussi avait atteint un jeune soldat. Si l’on ne va pas jusqu’à excuser le crime sur la personne de Baudin, on laisse planer l’impression que ce dernier fut loin d’être pris à l’improviste et que les sommations d’usage avaient été faites. A la suite de cette publication le journal bonapartiste L’Autorité affirme avoir retrouvé l’identité du premier soldat qui aurait été tué depuis la barricade, il s’agirait d’un certain Siran. On en fait un véritable contre-modèle en n’ayant pas peur de proposer d’élever pour lui-aussi une statue. Enfin en bon bonapartiste l’article se termine en exaltant les valeurs militaires au détriment de la République; « dans l’armée le courage est une vertu courante, et ceux qui tombent n’ont pas l’habitude de se voir encenser avec tant d’éclat, tandis qu’un député républicain qui meurt pour ses convictions, c’est tellement rare qu’on lui élève une statue« .

                                                   



1Dans la presse radicale marseillaise (Le radical de Marseille, Le petit marseillais…) aucune ligne n’est consacrée à la manifestation et l’on a bizarrement plus d’information dans les compte-rendus de la presse nationale ou parisienne.

2A.P.P BA 110 : Rapports quotidiens au préfet.

3Ibid.

4Pour tout ce qui concerne le cinquantenaire d’Alphonse Baudin à Nantua, les principales sources sont les quotidiens Lyon républicain et Le courrier de l’Ain.

5Le Figaro du 2 décembre 1901 et L’Intransigeant du 3 décembre 1901 donnent aussi un compte-rendu du rassemblement du Comité Impérialiste Centrale.