LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE

LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE (1898-1902)

 

par Sébastien Guimard

Mémoire de maîtrise sous la direction de Madame Rosemonde Sanson

Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Juin 1996.

PREMIERE PARTIE

 

LA SECONDE RÉPUBLIQUE : MÉMOIRE ET HÉRITAGE

 

III     UNE CULTURE DE LA MEMOIRE DE LA SECONDE REPUBLIQUE

2) HERITAGE ET DEVOIR

     On perçoit dans l’engouement commémoratif qui se manifeste au cour de ces cinquantenaires une sorte de rapport presque filial vis à vis des hommes de la seconde République. Une notion d’héritage de l’oeuvre de ces hommes  se met en place dans le processus commémoratif.

     Cette notion entraîne d’une part une reconnaissance pour ces hommes, des hommages qui font ressortir des liens de parentés imaginaires et le sentiment d’appartenance à une même grande famille; à travers cela peut se poser la question de la dignité de l’héritage cinquante ans plus tard (a-t-on régressé ou progressé depuis?). D’autre part, il s’agit d’une oeuvre commencée qu’il faut terminer, d’un héritage à consolider ou du moins à préserver si l’on estime que la seconde République a clôturé l’oeuvre de la Révolution.

     Aussi nous avons à faire à une notion double : une notion d’héritage où vient s’associer la notion de devoir vis-à-vis des glorieux ancêtres.

 

     La reconnaissance pour les hommes de la seconde République se perçoit bien notamment lors des discours ou des toasts dans les conférences et les banquets qui commencent très souvent par un hommage aux hommes du passé. L’espèce de relation filiale est présente dans l’appellation et la désignation des hommes de 1848 souvent présentés comme « nos pères« . Le Radical insiste sur la reconnaissance que doivent avoir les enfants de la République pour « ces vieux braves qui ont jadis donné leur sang pour fonder la République« . Cette reconnaissance implique alors la mémoire comme peuvent l’illustrer les paroles suivantes du président du Sénat Armand Fallières lors du cinquantenaire de la mort d’Alphonse Baudin à propos des représentants républicains qui tentèrent d’organiser la résistance au coup d’état du deux décembre, « ces républicains stoïques, qui ont fait au devoir le sacrifice de leur vie, et dont il faut de génération en génération redire les noms à jamais honorés« .

     Ainsi s’impose pour beaucoup un respect pour les hommes de la seconde République. L’expression « vieilles barbes » est souvent condamnée pour son caractère irrespectueux comme dans La Justice ou Le Temps dans lequel Jules Clarétie lui préfère l’expression de « quarante-huiteux« . Lorsque l’expression est employée elle n’a alors souvent aucun caractère péjoratif comme avec Henri Turot qui rend hommage aux « vieilles barbes pour lesquelles tous les citoyens éprouvent respect et sympathie« .

     La relation aux pères n’est pas la seule manière d’exprimer la filiation. On peut trouver la notion de clan, de grande famille ou encore celle de la fraternité. Ainsi le journaliste et membre du P.S.R Félix Pagand à propos des obscurs héros de la classe ouvrière morts en Juin 1848 et Décembre 1851 déclare que « ceux-ci sont bien réellement des nôtres, nous leur gardons la priorité du souvenir et de la reconnaissance« 1. Dans le même sens le conseiller municipal socialiste du douzième arrondissement John Labusquière déclare en séance du conseil municipal à propos d’Alphonse Baudin que « les républicains ont à honorer la mémoire d’un des leurs« . A l’inverse La Petite République voit dans les nationalistes « les descendants du coup d’état du 2 décembre » et le dreyfusard et polémiste acharné Francis de Pressensé leur suggère dans L’Aurore de défiler avec les vétérans de la troupe de 1851.

     Le lien fraternel quant à lui se retrouve par exemple dans l’inscription sur la couronne déposée à la colonne de Juillet par l’association des blessés de février 1848 : « Cinquantenaire. Les blessés de février 1848 à leurs frères d’armes (1848-1898)« . On peut encore le retrouver dans les derniers vers du poème Juin 1848 de Jean-Baptiste Clément : « Frères faisons cause commune-Le vieux monde touche à sa fin-Nous les vaincus de la Commune-Saluons les vaincus de Juin« .

 

     Enfin il faut continuer l’oeuvre de la seconde République. C’est là que s’impose le devoir vis à vis de la seconde République qui a ouvert une voie et montré le chemin à prendre, même s’il est vrai que cette notion de devoir peut être une porte ouverte à toutes les récupérations politiques.

     Ainsi Henri Turot nous dit que « les vétérans de 1848 sont d’accord avec les socialistes pour déclarer que leur oeuvre fut incomplète et détournée de leur but par les classes possédantes et que c’est au parti socialiste qu’il appartient de continuer l’oeuvre d’émancipation et de justice et de la mener à bonne voie« .

     Le président de la chambre des députés, le progressiste Paul Deschanel, s’exprime ainsi dans son discours lors de la cérémonie du cinquantième anniversaire de la mort d’Alphonse Baudin : « Pour nous enfants de l’exil qui avons eu pour parrains les Victor Hugo, les Edgard Quinet et leurs illustres compagnons d’infortune, nous ne faillirons jamais à nos origines. Toujours nous serons avec nos aînés et nos maîtres, du côté de la liberté politique et du gouvernement de discussion, nous efforçant comme eux d’en corriger les abus » avant d’ajouter que l’exemple de l’héroïque Alphonse Baudin élevait nos âmes et montrait le devoir.

 

     Le dernier exemple que nous venons d’évoquer avec la personne de Paul Deschanel est représentatif de toute une dimension de la filiation des hommes de 1848-1852 aux hommes de 1898-1902. On évoquait jusqu’à présent une sorte de parenté imaginaire, or pour de nombreuses personnalités cette filiation garde des côtés tout à fait réels, dans le cas de Paul Deschanel il s’agit d’un fils de proscrit du second empire.

     Ainsi il existe toute une série de personnalités ne serait-ce que parmi les parlementaires qui ont un proche parent qui s’est illustré sous la seconde République. Aussi même s’ils ne prennent pas forcément part aux célébrations des cinquantenaires, ils entretiennent cette idée de filiation par rapport à l’oeuvre et aux hommes de la seconde République.

     Sont notamment dans ce cas les parlementaires suivants. Jules Bastide sénateur radical de Seine et Marne (1896-1900) fils de Jules Bastide représentant du peuple en 1848 et ministre des affaires étrangères de Cavaignac. Emile Durand-Savoyat sénateur de l’Isère (1891-1903), déjà opposant républicain à la fin du second empire, dont l’oncle Napoléon Durand-Savoyat était représentant de l’Isère en 1848. Le fils de Napoléon Durand-Savoyat, James Durand-Savoyat s’est retiré de la vie politique en 1898-1902 mais reste une personnalité attaché à la mémoire de la seconde République, il fut député de l’Isère de 1889 à 1893. Félix Mathé député radical de l’Allier 1883-1898 et Henri Mathé, retiré de la vie politique en 1898 mais qui fut président du conseil général de la Seine en 1879 et député de la Seine de 1885 à 1893, tous les deux neveux de Félix Mathé représentant de l’Allier en 1848 et proscrit du second empire (accompagné par Henri lors de son exil). Le docteur Louis Mathey député radical de Saône et Loire 1898-1902 neveu de Charles Mathey représentant de Saône et Loire en 1848. Antony Rathier sénateur progressiste de l’Indre 1894-1932, parent de Charles Rathier représentant de l’Yonne en 1848. Mathias Saint-Romme sénateur progressiste de l’Isère 1894-1920 fils de François Saint-Romme représentant de l’Isère en 1848. On peut mentionner encore au niveau des personnalités politiques même s’il ne fut député des Alpes Maritime qu’à partir de 1903 François Arago, fils du représentant en 1848 Emmanuel Arago et petit-fils du physicien et membre du gouvernement provisoire de 1848 François Arago, qui fut aussi chef de cabinet du président du conseil Léon Bourgeois en 1895-96.

     D’autres descendants de quarante-huitards quant à eux participent aux célébrations des cinquantenaires. Ainsi le libre penseur et député socialiste du quatrième arrondissement (1896-1898) Gabriel Deville, petit-fils de Jean-Marie Deville représentant démocrate-socialiste des Hautes-Pyrénées en 1848 et 1849, est présent au banquet commémoratif organisé par le comité républicain radical-socialiste du quartier de l’Arsenal le 24 février 1898. Pour la même occasion à Lyon les principaux orateurs sont Alexandre Bérard député radical de l’Ain 1893-1908, fils d’Ernest Bérard député du Rhône 1889-1898 et qui fut conseiller municipal à Lyon en 1848, et le député radical de Haute-Garonne (1897-1914) Joseph Ruau petit-fils du mathématicien et représentant du Rhône en 1848 Joseph Liouville.                                           

     Alexandre Bérard est également présent lors du cinquantenaire d’Alphonse Baudin à Nantua de même que Pierre Baudin président du conseil municipal de Paris en 1896, député de l’Ain 1900-1909, ministre des travaux public dans le cabinet Waldeck-Rousseau (1899-1902) qui n’est autre que le neveu d’Alphonse Baudin. Aussi les comparaison avec l’oncle ne manquent pas d’être signalées, soit de manière flatteuse comme c’est le cas à Nantua, soit à son désavantage comme sous la plume du marquis Henri de Rochefort (grand journaliste et polémiste, ancien communard proche de Blanqui passé depuis la vague boulangiste au nationalisme) qui compare l’oncle mourant pour la classe ouvrière au neveux qui la réduit à la famine. Lors de la réunion au grand Orient est entre autre présent le député radical de la Drôme (1885-1902) Maurice Faure, fils d’un déporté de la Drôme en 1851. 

     La délégation parlementaire qui est envoyée à la chambre lors du cinquantenaire d’Alphonse Baudin le 22 décembre 1901 à Paris comprend Alexandre Bérard; Camille Pelletan le rédacteur en chef de La Justice et député radical-socialiste des Bouches du Rhône 1881-1912, fils d’Eugène Pelletan proche de Lamartine en 1848 et député de l’opposition républicaine sous le second empire (1863-1870).

     Enfin pour certains on rappelle leurs origines soit à leur désavantage, soit quand ils ne sont pas jugés en être dignes.

Ainsi dans L’Univers1 on rappelle que le rapporteur de la chambre lors de la validation de l’élection de Louis Napoléon Bonaparte le 20 décembre 1848 n’était autre que le père de Waldeck-Rousseau. Ce dernier avait alors terminé son intervention par les mots suivants : « Dieu protège la France« . Aussi l’organe catholique ne manque pas de préciser que le fils devrait bien s’inspirer de l’attitude de son père.

Quant à Godefroy Cavaignac député de la Sarthe 1882-1905, petit-fils d’Eugène Cavaignac, Le Radical2 fait remarquer la fâcheuse coïncidence de sa nomination au ministère de la guerre le 27 juin 1898 dans le cabinet Brisson avec le cinquantenaire de la répression des journées de Juin 1848 dans ces termes : « Les enfants et les petits-enfants d’ouvriers parisiens que le père du ministre actuel de la guerre a si héroïquement massacré, se seraient sûrement unis à l’ancienne boulange, pour décerner les honneurs du triomphe à son glorieux fils« .

 

     La filiation revient également parmi ceux qui se manifestent lors des cinquantenaires.

     On l’a déjà fait remarquer à propos de Gustave Péret qui publie dans L’Union Républicaine de l’Hérault le feuilleton 1848-1852 un épisode oublié sur l’histoire de son père Casimir Péret pendant la seconde République. Il faut souligner aussi l’étude de M.Brette dans La Révolution Française sur l’élection présidentielle de 1848 qui est réalisée à partir d’une lettre de son grand-père. Egalement le fait que le sculpteur de la statue de Baudin, Eugène Boverie, est le fils d’un ébéniste du faubourg Saint-Antoine.

     On voit aussi intervenir les descendants de personnalités mises en cause au cours de ces cinquantenaires. Ainsi le fils d’Alphonse Baudin écrit à La Lanterne pour rectifier des faits qu’il juge inexacts. De même la plupart des journaux de droite publient au lendemain du cinquantenaire de Baudin la lettre du député du Calvados et petit-fils de Guizot, Cornélis de Witt, adressée à Armand Fallières auquel il reproche d’avoir dénigré son glorieux aïeul.

 

                                                   



1In Le petit sou, 24 décembre 1901.

1Jean Mantenay, Une validation célèbre in L’Univers, 25 décembre 1901.

2In Un cinquantenaire oublié in Le Radical, 16 juillet 1898.