LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE
LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE (1898-1902) par Sébastien Guimard Mémoire de maîtrise sous la direction de Madame Rosemonde Sanson Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Juin 1996. PREMIERE PARTIE
LA SECONDE RÉPUBLIQUE : MÉMOIRE ET HÉRITAGE
III UNE CULTURE DE LA MEMOIRE DE LA SECONDE REPUBLIQUE
Après avoir défini ce qui constitue la pensée commune sur la seconde République une cinquantaine d’année plus tard, notre attention doit maintenant se porter sur la manière dont a été véhiculé et comment se manifeste cette mémoire de la seconde République. Il s’agit maintenant de s’intéresser aux commémorations de la seconde République selon une autre dimension que celle de l’enjeu strictement stratégique et politique. Cette autre dimension c’est celle de la pratique symbolique et du rituel comme la nomme le sociologue Jean Davallon en introduction d’un travail qu’il a dirigé avec les historiens Philippe Dujardin et Gérard Sabatier sur le geste commémoratif1. Entendons-y plus largement toute la dimension qui, par opposition, n’entre pas directement dans celle de la stratégie et du politique. Pour traiter cela, nous avons deux approches qui concernent plus l’acte commémoratif de manière générale que spécifiquement la mémoire de la seconde République; elles sont cependant envisagées à partir des différentes commémorations des cinquantenaires de la seconde République. La première se consacre plus à l’étude de l’aspect formel dans la mesure où elle touche directement aux différents types de manifestations commémoratives à travers leurs aspects rituels, festifs et organisationnel. La seconde approche quant à elle se veut plus psychologique dans la mesure où elle se tourne vers le thème de la perception d’un héritage et d’un devoir vis à vis de l’oeuvre de la seconde République. 1) LES MANIFESTATIONS DU SOUVENIR La méthode adoptée ici consiste à mettre en valeur pour l’ensemble des manifestations commémoratives des cinquantenaires de la seconde République l’aspect que nous avons pu qualifier de formel; c’est à dire d’une part ce qui relève de l’organisationnel (Qui est à l’origine de la manifestation? Où est-elle organisée?), d’autre part ce qui relève du festif et du rituel, « le pôle ludique, excessif, sensoriel, émotionnel« 1 (les attitudes et comportements commémoratifs particuliers, les décors, les degrés d’affluence, les mises en scènes). Mais il n’est pas question de s’intéresser là au contenu politique de ces différentes pratiques. Cela nous permet de dresser une sorte de recensement des différentes manifestations commémoratives mais les personnalités présentes ne sont pas mentionnées dans cette partie sauf lorsqu’elles jouent un rôle particulier vis à vis du thème étudié.
A Paris on recense quatre manifestations pour le cinquantenaire du 24 février 1848. La dimension est surtout politique. Cependant deux d’entre elles se présentent sous la forme d’un banquet suivi d’un bal de nuit, la participation étant de cinq francs. L’une est organisée dans les salons Vianey (98 rue de la Rapée) par le comité républicain radical-socialiste du quartier de l’Arsenal. On y a porté plusieurs toasts. L’autre se déroule le dimanche 27 février dans les salons Dehouve (74 avenue de la grande armée), elle est organisée par l’union des comités républicains révisionnistes socialistes des Ternes et de la plaine Monceau. La troisième manifestation est un punch-conférence. Il est organisé par l’Union des Groupes Socialistes du dix-huitième arrondissement à la Maison du Peuple (4 impasse Pers-47 rue Ramey). La Maison du Peuple, dont l’activité dura de 1891 à 1903, fut fondée par le groupe pour la journée de huit heures; lieu phare des manifestations socialistes parisiennes elle se voulait un îlot d’expérience socialiste avant la révolution à venir2. Ce punch-conférence est présidé par Jean Jaurès qui reçoit une ovation à la fin de son discours. C’est la manifestation qui a attiré le plus de monde avec environ un millier de personnes ce qui constitue un « énorme succès » selon La Petite République. Les participants ressortent en criant « Vive la République sociale! » pendant qu’est organisée une quête de soutien aux ouvriers grévistes de la verrerie d’Albi. La quatrième manifestation est à l’initiative de l’Association des Blessés de Février 1848 présidée par M.Gellinck. C’est d’abord dans l’après-midi un défilé commémoratif à la colonne de la Bastille qui, si elle reste attachée aux trois glorieuses de juillet 1830, contient aussi les corps de combattants de février 1848. Un drapeau tricolore est déployé, « une relique qui a flotté sous les balles au haut d’une barricade qu’on conserve pieusement et qui passe de mains en mains« . Une couronne est déposée portant l’inscription suivante : Cinquantenaire. Les blessés de février 1848 à leurs frères d’armes (1848-1898). Les participants sont ressortis en criant « Vive la République« . Les organisateurs avaient projeté de se rendre en corps à la statue de Raspail mais l’autorisation de manifester ne leur a pas été accordée. Dans la soirée est organisé un banquet au salon des Familles (avenue de Saint-Mandé) là où deux ans plutôt sous l’influence d’Alexandre Millerand a eu lieu la première tentative d’unité socialiste.
Une bonne partie des manifestations commémoratives en province sont à l’image des manifestations parisiennes, c’est à dire essentiellement tournées vers un objectif directement politique. Ainsi à Lyon l’unique manifestation commémorative est un banquet démocratique organisé le 20 février 1898 par les radicaux du Comité des Républicains du sixième arrondissement (quartier des Brotteaux) qui a rassemblé environ trois cents personnes. A Limoges le Cercle Démocratique des Travailleurs présidé par le docteur Raymond organise un punch-conférence qui apparemment obtient un relatif succès3. Cependant malgré une certaine affluence, leur incapacité à se dégager d’un côté strictement politique joue certainement pour une bonne part dans le fait que les principaux quotidiens de ces régions (Le Progrès dans le premier cas, Le Courrier du Centre dans le second) n’en disent pas un mot. Pire même le Courrier du Centre, dont le siège est à Limoges, mentionne le 24 février 1898 dans une rubrique les 24 février célèbres : le 24 février 1468 mort de Guttemberg mais rien sur le 24 février 1848. Ailleurs les manifestations commémoratives passent bien moins inaperçues mais restent du même type. A Nantes4 les comités républicains (à majorité progressistes) organisent au Café de Nantes un punch-conférence qui attirent environ deux cents personnes. Le discours de l’avocat Gautté déclenche un « tonnerre d’applaudissement« . Ce dernier, juste après avoir terminé son discours interpelle un vétéran de 1848 : « Honneur à M.Verdier qui fut le collaborateur et l’ami de Guépin« . A la sortie une quête pour les écoles laïques rassemblent cinquante-cinq francs. A Reims5 les radicaux du Cercle Républicain du troisième canton organisent le 6 mars 1898 un banquet démocratique, l’entrée est à trois francs cinquante, pour le cinquantenaire du suffrage universel. Le discours du docteur Pozzi est à plusieurs reprises interrompu par de « vifs applaudissements« . Plusieurs toasts sont portés. La manifestation se termine avec la lecture par les citoyens Mouny et Lemoine d’une pièce en vers Les deux revanches de Richardot.
Les deux régions où l’on semble avoir véritablement dépassé le seul cadre politique sont le département de la Loire et le sud-est avec les départements du Var, du Vaucluse et des Bouches du Rhône. Pour la Loire on peut déjà mentionner à Saint-Chamond l’organisation par le Cercle Républicain Radical d’un banquet démocratique dont on précise le menu, la participation étant de deux francs cinquante. Cependant le grand événement se produit à Roanne6. En effet les socialistes locaux ont décidé de coupler la cérémonie de fondation de la Fédération Socialiste du Département de la Loire avec le cinquantenaire du suffrage universel. Le choix de la ville de Roanne n’a certainement pas été laissé au hasard car c’est le Parti Ouvrier Français qui est majoritaire dans la Loire; or lors de la scission des broussistes (créant la F.T.S.F beaucoup plus orientée vers le réformisme) en 1882 pendant le congrès de Saint-Etienne c’était à Roanne que les partisans de Jules Guesde s’étaient repliés. La manifestation a lieu pendant le week-end des 26 et 27 février 1898. Le samedi la réunion présidée par le maire socialiste de Roanne M.Augé avec des représentants socialistes de plus de trente cinq communes attirent environ trois mille personnes. Le dimanche midi à l’hôtel de ville est organisé un banquet commémoratif qui attire environ cinq cents personnes. Le discours du leader du Parti Ouvrier Français Jules Guesde, qui s’est déplacé pour l’occasion, est souvent interrompu par de « frénétiques applaudissements« . La soirée s’avère être un important moment de festivité populaire, phénomène amplifié par l’ambiance carnavalesque traditionnelle de la fin du mois de février (le mardi gras a eu lieu le mardi précédent). L’hôtel de ville est illuminé pendant toute la nuit. La rue Nationale, la principale artère de Roanne qui part de l’hôtel de ville, « est transformée en un tunnel de lumière sous lequel circule une foule animée et grouillante« . La fête se termine vers 23 heures. Dans le sud-est7 le phénomène prend encore plus d’ampleur d’autant plus que cela s’insère dans une longue tradition commémorative de la seconde République. De nombreuses mairies sont illuminées et font flotter un maximum de drapeaux tricolores. Ainsi pour ne citer que les principales dans les Bouches du Rhône à Salon, dans le Var à Toulon, La Ciotat, Draguignan, Hyères, Trans, Six Four Reynier, dans le Vaucluse à Avignon, Orange, Carpentras, Isle sur Sorgue, Pernes, Monteux, Cavaillon. Certaines ne s’arrêtent pas là. A Cavaillon est organisé un grand banquet démocratique. A Pernes est donné un bal dans la salle des Folies-Pernoises. A Monteux les sièges des Cercle Républicain Socialiste et Cercle Républicain Radical après avoir pavoisé et illuminé leurs façades restent ouverts le soir pour des réunions fraternelles. Toujours à Monteux on fait tirer des salves d’artillerie. A Salon le Groupe des Etudes Sociales organise un punch-conférence, les participants en ressortent en criant « Vive la République sociale et démocratique« . A Six Four Reynier une fête avec chansons patriotiques, duos et romances est donnée par le Cercle de l’Union Démocratique. A La Ciotat la section du P.O.F annonce une grande fête pour le soir du 24 février. Les manifestations les plus importantes ont eu lieu dans les deux grandes villes du Vaucluse et du Var : Avignon et Toulon. A Avignon on précise que les manifestations du 24 février à l’occasion du cinquantenaire ont eu « plus d’éclat que d’habitude« . Deux banquets étaient organisés. Le premier à la mairie organisé par le Cercle du Progrès Radical présidé par M.Gastin et le Cercle Socialiste présidé par M.Michel qui a attiré cent soixante personnes. Le second organisé par des dissidents du conseil municipal (Léon Barbier et Eugène Millo) à l’hôtel du Louvre qui a attiré soixante-dix personnes. Il y a eu également une retraite aux flambeaux accompagnée des fanfares des Enfants du Rhône et des Patriotes du Vaucluse. La soirée s’est terminée par un bal au Grand-Théatre organisé par l’ensemble des cercles républicains de la ville; on comptait environ mille cinq cents personnes; à cette occasion a été effectuée une quête pour les pauvres qui a récolté cent soixante francs. A Toulon tous les édifices publics (mairie, théâtres, écoles, casernes…) étaient pavoisés et ont été illuminés le soir. Plusieurs maisons particulières s’y sont associées à commencer par celle du maire M.Pastoureau. Dans l’après-midi plusieurs groupes politiques se sont rendus au cimetière pour inaugurer le monument élevé au mois de septembre précédent à la mémoire du quarante-huitard représentant du Var en 1871 : Honoré Daumas. Environ trois cents personnes y sont allées en cortège depuis la place de la Liberté. Deux discours y ont été prononcés; l’un par le président de la Libre Pensée Valès, l’autre par Albert David de la Fédération Ouvrière. Puis un orchestre a joué le morceau Regrets éternels. Ensuite en début de soirée la plupart des cercles de la ville ont tenu à manifester la mémoire de l’événement. Ainsi le Cercle des Travailleurs a tenu un punch dans son local. Idem pour le Cercle de la Fraternité Républicaine où cela s’est terminé par un concert improvisé. Le groupe radical-socialiste de la Route a offert un apéritif au Café Français. Enfin le Cercle de l’Union des Maisons Neuves, le Cercle Républicain Radical du Pont de Bois et le Cercle Républicain du Pont Neuf ont chacun organisé un punch-conférence, le dernier s’étant terminé par des chants collectifs et une quête de sept francs vingt-cinq au profit du Comité de la Misère. La soirée s’est clôturée par la représentation gratuite au Grand-Théatre de l’opérette d’Offenbach La fille du tambour. Environ deux mille personnes étaient présentes dont le maire ceint de l’écharpe tricolore. La fin du spectacle a vu une des chanteuses, à la manière de l’actrice Rachel sous la seconde République, chanter La Marseillaise drapée de bleu-blanc-rouge. Dans le Gard et l’Hérault en revanche il n’y a semble-t-il rien à signaler si ce n’est l’illumination de la mairie le 24 février à Montpellier.
Mentionnons encore des initiatives de certains journaux à l’occasion du cinquantenaire du 24 février 1848. L’Union Républicaine de l’Hérault publie en feuilleton du 22 janvier au 1er février 1898 le récit de Gustave Péret sur l’histoire de son père Casimir Péret qui fut maire de Béziers en 1848, déporté en Guyane en 1851 et mort tragiquement noyé en tentant de s’évader. Ce feuilleton est intitulé : 1848-1852 Un épisode oublié. Le Moniteur du Puy de Dôme, lui, consacre dans ses numéros du 24, 25 et 26 février 1898 une rubrique sur ce qu’il s’est passé à Clermont-Ferrand lors de ces mêmes journées cinquante ans plus tôt.
Pour la commémoration des journées de Juin 1848 on ne recense qu’une seule réunion, là encore à caractère éminemment politique. Elle est organisée par la Fédération Française de Libre Pensée à la salle des mille colonnes (20 rue de la Gaïté). L’assistance était aux alentours d’une centaine de personnes. Les principaux intervenants se sont quittés après une sorte de serment collectif que l’on peut rapprocher des serments républicains dans les banquets et autres manifestations républicaines; il consistait dans l’engagement à réaliser l’unité socialiste pour la conquête de la République sociale8. Mentionnons également la publication en première page dans La Petite République datée du 25 juin 1898 du poème Juin 1848 de Jean-Baptiste Clément. Cependant les manifestations pour le cinquantenaire des journées de Juin se passent surtout chez les catholiques à travers la mémoire de l’archevêque de Paris Monseigneur Affre victime d’une balle perdue le 25 juin 1848. Deux messes commémoratives sont célébrées le dimanche 28 juin 18989. La première le matin à Notre-Dame par l’évêque d’Orléans Monseigneur Touchet, la seconde l’après-midi au Sacré-Coeur par le cardinal et archevêque de Paris Monseigneur Richard. Les comptes-rendus de presse insistent surtout sur la première messe qui voyait la cathédrale de Notre-Dame recouverte de drapeaux tricolores sur chacun de ses piliers, le pied de la chaire étant dominé d’une large draperie tricolore. Les quatre piliers du choeur quant à eux portaient des cartouches avec les inscriptions censées reprendre les dernières paroles de Monseigneur Affre : « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis-Que la paix soit avec vous-Seigneur, ayez pitié de votre peuple-Que mon sang soit le dernier versé« . La veille avait lieu une exposition des vêtements et attributs que portaient Monseigneur Affre le jour de sa mort. Il s’agit d’une exposition privée à l’initiative du neveu de Monseigneur Affre le comte Affre de Saint Rome, elle a lieu dans l’hôtel particulier de ce dernier rue de Rennes. Certains des objets comme sa soutane sanglante sont exposés au public le dimanche 28 juin à la sortie de la messe de Notre-Dame dans la chapelle funèbre de Monseigneur Affre entre les deux sacristies10. Enfin à Rodez11, le chef-lieu du département natal de Monseigneur Affre, est élevé à sa mémoire une statue sur la place de la Cité, inaugurée le 29 juin 1898. Cela donne lieu à une grande manifestation cléricale. La matinée à Rodez avait déjà été bien remplie avec le sacre du nouvel évêque de Vannes Mgr Latieule. La commémoration du cinquantième anniversaire de Mgr Affre, à proprement parlé, voit se dérouler une procession partant de la cathédrale jusqu’à la place de la Cité. Sont présents les évêques de Rodez (Mgr Germain), de Mende (Mgr Baptifolier), de Cahors (Mgr Enard), de Pacando (Mgr Livinhac), l’archevêque de Bérythe (Mgr Montéty), le réverendissime Père abbé de Bonnecombe. Défilent à la tête du cortège les élèves du grand séminaire qui portent les reliques de la cathédrales. Quant à la musique, ce sont des marches jouées par les élèves des pensionnats de Saint-Louis de Camonil, de Saint-Joseph et du petit séminaire de Saint-Pierre. La place de la Cité est noire de monde. Autour de la statue se dressent des mâts tricolores reliés entre eux par de longues guirlandes de buis. A presque toutes les fenêtres flottent des drapeaux, des oriflammes aux couleurs variées portant des devises en l’honneur du héros de cette fête. Arrivée sur la place de la Cité la procession avec les choeurs des élèves des pensionnats entonnent une cantate. Les pontifes donnent leur bénédiction. La statue de Mgr Affre est illuminée par des flammes de Bengale pendant une partie de la nuit. Selon La Croix de l’Aveyron « jamais une fête n’avait été si bien réussie« . Le lendemain matin à neuf heure trente a lieu une messe commémorative célébrée par Mgr Montéty, le panégyrique de Mgr Affre est lu par Mgr Germain. Tous les évêques de la veille sont présents; au premier rang les places sont occupées par la famille de Mgr Affre.
En dehors de la cérémonie parisienne du cinquantenaire de la mort d’Alphonse Baudin le 22 décembre 1901 que nous traiterons d’un seul bloc dans la troisième partie, le cinquantenaire du coup d’état ou de la résistance au coup d’état du 2 décembre 1851 donnent lieu à quelques autres manifestations. Ainsi est organisé un banquet bonapartiste par le Comité Central Impérialiste présidé par le comte Brancki (bonapartistes regroupés autour du rédacteur en chef de L’Autorité Paul de Cassagnac) le 2 décembre 1901 au palais royal. Les participants, au nombre d’une centaine, se séparent après avoir juré fidélité à l’héritier. A Paris deux autres manifestations sont organisées. La première et la plus importante est à l’initiative de la Fédération de la Jeunesse Laïque dans la salle du Grand Orient de France (16 rue Cadet). Elle attire environ un millier de personnes. La conférence se clôt par le récit de poèmes et de passages des Châtiments de Victor Hugo par des membres du théâtre de l’Odéon (Marie Marcilly et M.Janvier). La seconde se passe le 3 décembre 1901 à l’occasion de la fête du Patronage Laïque de Jeunes Filles du dixième arrondissement (21 rue de Sambre et Meuse) dirigé par Mme Barre. Le député du dixième arrondissement Arthur Groussier (responsable de l’Alliance Communiste Révolutionnaire) est présent. Au cours de la fête un éloge de Victor Hugo est prononcé par l’homme de lettre Amédée Rouquès, les principaux passages des Châtiments sont récités par le citoyen F.E Noël, L’ode à la liberté de Joseph Chénier et La marseillaise de la paix de Lamartine sont récitées par le citoyen Brurschwig, un poème intitulé République et Noël est récité par une élève du patronage. Mentionnons encore que deux universités populaires présentent le 4 décembre 1901 un thème en rapport avec le cinquantenaire de 1851. Ainsi à Asnières l’université populaire floréal traite le thème de la seconde République (par E.A Spoll) et celle du faubourg Saint-Antoine celui de César et Napoléon devant l’histoire (par Hillemand). En province deux manifestations d’importance ont lieu : l’une à Nantua dans l’Ain et l’autre à Marseille. A Nantua12 il s’agit en fait d’une première cérémonie du cinquantenaire de la mort d’Alphonse Baudin, Nantua étant la circonscription électorale qu’il représentait à la Législative sous la seconde République. Un cortège d’environ deux milles personnes se rend sur la place d’Armes où a été élevée en 1888 une statue à la mémoire d’Alphonse Baudin. Au pied de la statue plusieurs couronnes ont été déposées par des comités républicains du département : ceux de Nantua, Pont d’Ain, Maillat, Montréal, Bourg et Saint-Martin du Fresne. Une large banderole avec les mots « Honneur à Alphonse Baudin » et des guirlandes de buis entourent la statue. La Société Musicale de Nantua présidée par M.Romy joue alors La Marseillaise. La cérémonie est suivie d’un banquet commémoratif et démocratique où l’on compte environ cinq cent personnes. A Marseille c’est l’Association des Proscrits de 1851 qui convoque les groupes républicains socialistes et ceux de la Libre Pensée pour une manifestation sur les tombes d’Esquiros au cimetière Saint-Pierre et de Adolphe Crémieux au cimetière israélite. Ces rassemblements attirent environ un millier de personnes. Au niveau des initiatives particulières des journaux seul Le Radical se distingue en publiant en feuilleton quotidien Histoire d’un crime, le coup d’état de décembre de Victor Hugo pendant les mois de novembre et décembre 1901.
Signalons encore, en dehors des manifestations proprement dites du cinquantenaire de la seconde République, certainement la plus grande manifestation festive et populaire pour la période 1898-1902 : l’inauguration du Triomphe de la République du sculpteur Dalou place de la Nation le 20 novembre 1899. A cette occasion le défilé qui attire presque cinq cent mille personnes est constitué à sa tête de l’association des blessés de 1848 (ils ne sont plus que deux!) et des combattants de 1851. Arrivé place de la Nation un vieillard tout tremblant porte fièrement un drapeau qui fut sur les barricades. Il l’incline vers ceux qui l’acclament et salue aux cris de « Vive la République! » le président de la République Emile Loubet.
On peut tirer de l’ensemble de ces manifestations que la mémoire de la seconde République à travers ses cinquantenaires dépasse même si c’est souvent de manière timide le seul cadre politique. Elle s’inscrit à la fois dans une tradition festive et une tradition de pratiques symboliques et rituelles propres au commémorations. Tradition festive dans la mesure où plusieurs manifestations des cinquantenaires de la seconde République se trouvent associées à des manifestations festives telles que les carnavals du mois de février (c’est le cas à Roanne), des spectacles populaires comme à Toulon avec la représentation d’une opérette d’Offenbach, des fêtes d’établissements scolaires avec le patronage de jeunes filles du dixième arrondissement. Les pratiques symboliques et rituelles se retrouvent à travers l’importance des banquets dans la mise en forme des cérémonies commémoratives. Ces banquets, surtout pour la mémoire de la seconde République, ne peuvent pas ne pas faire penser à la fameuse campagne des banquets de 1847-1848 qui précéda la chute de la monarchie de Juillet. Certes comme le montre Olivier Ihl, notamment dans son article sur les banquets commémoratifs dans les actes du colloque Les usages politiques de la fête, à l’époque qui nous intéresse les préoccupations politiques et les longs discours ont repris le pas sur l’enthousiasme commémoratif et les exigences civiques (éducation des masses aux principes républicains à travers les exemples des glorieux prédécesseurs). Cependant la pratique même de ces banquets reste un rappel permanent à des valeurs essentielles de la seconde République. En effet à travers cette mise en scène laïcisée du repas eucharistique ressortent principalement, du moins cherche-t-on à faire ressortir, les valeurs d’égalité et de fraternité entre tous les participants. Le banquet élément phare de la sociabilité républicaine se trouve ainsi largement remis en valeur à travers les cinquantenaires de la seconde République. On retrouve aussi des attitudes propres aux commémorations. Ainsi les serments de fidélité aux idéaux passés, scellés par des cris de « Vive la République » ou plus souvent « Vive la République sociale« . Les lectures ou les récitations en public de vers se retrouvent également assez souvent. Citons l’importance des quêtes (pour les pauvres, pour les écoles laïques, pour les grévistes…) qui sont souvent opérées dans ces manifestations commémoratives. Le décor tient aussi son rôle avec l’omniprésence des drapeaux tricolores ou rouges, les couronnes de fleurs, les inscriptions, l’importance de la lumière avec les illuminations de bâtiments publics Les lieux peuvent aussi avoir leur importance dans la mesure où ils peuvent être chargés de significations. Ainsi vont dans ce sens le défilé commémoratif des blessés de février 1848 à la colonne de la Bastille, les cortèges vers les statues commémoratives (celle de Baudin, celle de Daumas) ou vers les tombes de personnalités de la seconde République comme à Marseille le 2 décembre 1901 avec les tombes d’Esquiros et de Crémieux. Remarquons que la Révolution de 1848 ou plus largement la seconde République est certainement le seul événement d’importance du dix-neuvième siècle qui n’est pas rattaché à un lieux précis contrairement à la Révolution de Juillet 1830 avec la colonne de Juillet à la Bastille ou la Commune de Paris avec le mur des fédérés au cimetière du Père-Lachaise.
Enfin on peut voir l’importance jouée par le monde associatif dans l’organisation des cinquantenaires de la seconde République. Peu de manifestations sont directement organisées par des groupe politiques même si l’appellation de nombreux cercles (cercle républicain radical, républicain socialiste…) laisse entrevoir la couleur politique de ces différentes associations; de plus certains responsables d’associations appartiennent à des organisations politiques comme Emile Pasquier président de la Fédération de Libre Pensée, qui est présent à la réunion commémorative des journées de Juin, est membre de la Fédération socialiste de la Seine. Cependant cela n’empêche pas ces associations de garder une certaine liberté de pensée et d’action. Elles permettent même une plus grande liberté d’action pour certains qui dépassent ainsi le carcan de l’organisation politique. On recense ainsi dans ces associations qui participent à l’organisation des manifestations commémoratives la libre-pensée, la franc-maçonnerie, les patronages laïcs, les universités populaires, les associations de quartier.
1Jean Davallon, Philippe Dujardin, Gérard Sabatier (sous la direction de), Le geste commémoratif, Lyon, 1994. 1Cf Jean Davallon : Lecture stratégique, lecture symbolique du fait social in Le geste commémoratif (Cf note 1 page 48). 2Il existe un petit dossier sur la maison du peuple : A.P.P BA 1544. 3In Christelle Chene, Le mouvement associatif en Haute-Vienne de 1894 à 1914, mémoire de maîtrise sous la direction de Rosemonde Sanson, Paris I, 1995, page 35. 4Cf note 1 page 34 5Cf note 3 page 43 6Cf note 8 page 38 7Pour le sud-est (départements du Var, Vaucluse et Bouches-du-Rhône) les principales sources sont : La République du Var, Le Var républicain, Le petit marseillais. 8A.P.P BA 106 (rapports quotidiens au préfet) 9Principale source La Croix, 28-29 juin 1898. 10Cf Le Figaro, 28 juin 1898. 11Principale source La Croix de l’Aveyron, 26 juin et 3 juillet 1898. 12Principale source : Lyon républicain et Le courrier de l’Ain, 3 décembre 1901. |