LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE
LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE (1898-1902) par Sébastien Guimard Mémoire de maîtrise sous la direction de Madame Rosemonde Sanson Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Juin 1996. INTRODUCTION
La seconde République a constitué dans la mémoire collective en France, pendant toute la seconde partie du dix-neuvième siècle, un élément majeur, une étape essentielle dans le long parcours vers la liberté et l’émancipation des peuples. Au vingtième siècle, sous l’influence du marxisme notamment avec Frederich Engels proclamant » Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat!« [i], puis d’une certaine vision de l’histoire inspirée entre autre par les idéologues soviétiques; la trilogie des grandes dates dans l’histoire de ce parcours des peuples vers la liberté faisait communément ressortir les dates de 1789 (date à laquelle on substituait volontiers la période de la convention montagnarde de l’an II, 1793-1794) puis de 1871 et 1917. Il n’en est pas de même au dix-neuvième siècle[ii]. D’abord évitons l’anachronisme, 1917 pouvait difficilement être considérée comme une grande date au dix-neuvième siècle. Cependant en ce qui concerne 1871, la Commune de Paris n’entre pas dans la trilogie des grandes dates. Uniquement revendiquée et commémorée par l’extrême-gauche anarchiste et socialiste, événement essentiellement parisien; le mythe de la Commune, même s’il a déjà commencé pour la période qui nous intéresse, n’a pas encore atteint une audience assez large pour que celle-ci constitue une étape essentielle dans cette marche vers la liberté. Non! Pendant toute la seconde partie du dix-neuvième siècle, et ce, jusqu’à la première guerre mondiale et la révolution russe, la trilogie des grandes dates fait ressortir 1789-1830-1848 ou dans une vision plus républicaine 1792-1848-1870, encore qu’au dix-neuvième siècle les notions et idées de liberté et de République restent toutes les deux intimement liées[iii]. Quoiqu’il en soit la date de 1848 et avec elle toute la période de la seconde République, du moins jusqu’au coup d’état du deux décembre 1851, apparaît comme un événement, si ce n’est fondateur, du moins majeur dans l’oeuvre commencée par la grande Révolution de 1789.
Aussi les dates commémoratives, les dates anniversaires de la seconde République, essentiellement le 24 février et le 2 décembre, ont pu constituer surtout dans les départements insurgés de 1851 des occasions de manifester un attachement politique à la République ( de quelle République s’agit-il? Cela varie en fonction des tendances politiques). Le thème de la seconde République est assez répandu, est assez présent dans la mémoire et les souvenirs pour constituer lors de ces dates anniversaires et à travers les actes commémoratifs un élément important du débat et de la confrontation politique. En effet ce sont les souvenirs, la mémoire, admirablement décrite par Pierre Nora[iv] comme » toujours portée par des groupes vivants…; ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie; affective et magique, qui se nourrit de ce qui la conforte; inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations », qui entraînent et permettent l’intérêt du débat politique, et qui opèrent un processus de définition ou de redéfinition politique autour de l’événement commémoré.
S’il n’existe pas d’ouvrage spécifique sur la mémoire de la seconde République, en revanche ce thème est présent de près ou de loin dans des ouvrages traitant de l’histoire du parti républicain au dix-neuvième siècle. Cependant la quasi-totalité de ces ouvrages s’intéressent à ce thème de la mémoire de la seconde République et de l’utilisation politique qui en est faite pour une période qui s’arrête vers la fin des années 1870 avec l’installation définitive des républicains au pouvoir ( majorité républicaine à la chambre acquise en 1876, succès devant la tentation monarchiste du 16 mai 1877, élection à la présidence de la République du républicain Jules Grévy en 1879, acceptation définitive du 14 juillet comme fête nationale en 1880…). Seul Jean El Gammal dans sa thèse sous la direction de Philippe Vigier Le poids du passé dans la vie politique française de 1885 à 1900[v] s’intéresse directement à la question pour la période qui nous concerne, mais étant donné l’ampleur de son travail, le thème de la seconde République, à fortiori à l’occasion des cinquantenaires, occupe une place réduite. Nous aurons cependant à nous y référer au cours de cette étude. La mémoire de la seconde République et l’enjeu politique qu’elle contient ont donc été essentiellement étudiés en tant que, d’une part moyen de résistance et d’opposition républicaine au second Empire, d’autre part moyen dans la conquête du pouvoir par les républicains dans les premières années de la troisième République. Il est certes incontestable que l’engouement commémoratif en même temps que l’enjeu politique autour de la mémoire de la seconde République s’est érodé au fur et à mesure de l’enracinement au pouvoir des républicains. Les manifestations commémoratives dans les années 1880 sont déjà d’assez faible ampleur, ce phénomène tend à s’accentuer dans les années 1890[vi]. Cependant les cinquantenaires de la seconde République -parlons des cinquantenaires plutôt que d’un cinquantenaire dans la mesure où il n’y a pas eu de commémoration officielle pour l’ensemble de la période 1848-1852, mais une série de commémorations plus ou moins importantes et remarquées, à caractères officiels ou non, en fonction des différents temps forts et des principaux acquis de la seconde République- permettent de remettre à l’ordre du jour la vision sur cette période. Cela d’autant plus que dans le contexte de l’affaire Dreyfus la République traverse sa dernière grave crise politique au moins jusqu’aux ligues d’extrême-droite des années 1930. Le sens et l’intérêt d’un regard sur le passé des luttes républicaines sont alors mieux perçus par les contemporains. Aussi après une trentaine d’années de République et une vingtaine d’année de républicains au pouvoir, l’étude de la mémoire de la seconde République, à travers ses cinquantenaires, présente une approche différente. Nous avons à faire à une République qui s’affirme clairement en tant que telle, dont les références à l’ancêtre et au prédécesseur de 1848-1852 peuvent émaner du pouvoir lui-même, et ainsi élargir le débat politique tout au moins par un discours critique vers des tendances politiques traditionnellement étrangères à la revendication de l’héritage de la seconde République. D’ailleurs on remarque qu’à l’exception de l’extrême-gauche anarchiste, l’ensemble de la presse dans toutes ses tendances politiques (et pourtant elles sont nombreuses à l’époque) consacre de près ou de loin lors des cinquantenaires ses colonnes au moins à l’un des événements de la seconde République. Ce phénomène se vérifie surtout quand les références de la part du pouvoir se font plus présentes, ce qui est le cas après les élections législatives de mai 1898 qui même si elles donnent toujours une majorité assez confortable aux progressistes orientent cependant l’éventail politique plus vers le centre gauche où les radicaux se montrent plus influents; les radicaux étant comme nous le verrons l’une des tendances politiques revendiquant le plus ouvertement l’héritage de la seconde République.
Ne nous attendons cependant pas à ce que cet événement ait constitué dans l’actualité de l’époque un élément de premier ordre. Au contraire il passe relativement inaperçu. Les chroniques politiques annuelles de A.Daniel n’y font pas référence. Jean El Gammal titre son chapitre consacré au poids du 24 février dans la vie politique en 1885-1900 : Une grande date négligée, et nous indique que « les manifestations demeurent limitées même pour le cinquantième anniversaire« [vii]. Si nous aurons quelques nuances à apporter pour le cinquantenaire (cela vaut d’ailleurs plutôt mieux quant à l’intérêt de notre travail), l’idée d’un effacement de la mémoire de la seconde République et de l’intérêt qu’elle suscite n’en reste pas moins vrai. Un fait peut-être plus anecdotique mais bien plus significatif est l’article intitulé les centenaires de l’année sous la plume de Jean Frollo dans Le Petit Parisien daté du 26 février 1898, soit en pleine période commémorative de la Révolution de Février 1848. Eh bien! Que nous apprend cet article en première page du plus grand quotidien français de l’époque, » le plus grand tirage du monde » comme aime à le rappeler son slogan? Nous pouvons y lire que l’année 1898 voit se dérouler respectivement les centenaires de la naissance de Michelet et de la mort de l’auteur de Manon Lescaut l’abbé Prévost. Dans le domaine politique nous trouvons aussi le trois centième anniversaire de l’édit de Nantes, événement dont on peut comprendre qu’on y fasse référence étant donné le contexte assez tendu de l’époque autour de la question religieuse. On y trouve mentionné également le quatre-centième anniversaire de l’arrivée aux Indes de Vasco de Gama après avoir contourné l’ensemble du continent africain. Plus surprenant en revanche apparaissent les références au tricentenaire de la naissance de Vincent Voiture (écrivain français du dix-septième siècle, académicien, l’un des modèles de la préciosité) et au bicentenaire de la mort du poète Pradon. Puis, cela paraît incroyable, on mentionne le millénaire de la victoire du militaire romain Marius sur les Cimbres. Toujours pas un mot sur la Révolution de 1848. On pourrait objecter que cet article comme son titre semble l’indiquer n’évoque que des centenaires. Mais non! L’article se termine en évoquant un dernier anniversaire pour l’année 1898, cette fois-ci il s’agit d’un cinquantenaire et il s’agit du cinquantenaire de… la découverte de l’or en Californie. Rien sur la Révolution de 1848 et la seconde République, elles semblent avoir été oubliées.
Certes Le Petit Parisien ne représente pas l’ensemble de la presse française de l’époque, et son principal concurrent dans la presse populaire à grand tirage, Le Petit Journal, lui, consacre ses colonnes à l’événement. Certes on assiste dans les années 1890 à un certain désenchantement festif.[viii] D’une part il s’est développé une sorte d’ennui grandissant devant le spectacle devenu routinier de la célébration annuelle et officielle du 14 juillet depuis 1880. De plus on a déjà célébré en grande pompe le centenaire de la grande Révolution et de la première République en 1889 et en 1892 et on peut imaginer qu’il existe parmi les autorités le sentiment d’en avoir fait assez pour ces grandes célébrations commémorative, collectives et populaires. D’autre part il y a aussi dans ces années 1890 une nouvelle manière d’envisager la liesse des rassemblements, les comportements en foule. Les premiers travaux de Gustave Lebon sur les comportements de l’individu dans une foule viennent d’être publiés; il en ressort notamment la crédulité de l’homme en foule, sa facilité à se laisser entraîner, son admiration presque instinctive pour le chef… bref un comportement de caractère incontrôlé, incontrôlable donc dangereux. Egalement dans ces mêmes années renaît véritablement le mouvement ouvrier et le mouvement socialiste. C’est en 1895 avec Fernand Pelloutier la naissance de la C.G.T où domine l’esprit anarcho-syndicaliste. C’est aux élections législative de 1893 l’arrivée à la chambre de fortes personnalités socialistes comme Jean Jaurès, élu à Carmaux, et Jules Guesde, élu à Roubaix. C’est surtout, et cela rejoint cette perception de la dangerosité de l’homme en foule, l’écho qu’il y a pu avoir autour du massacre de Fourmies le premier mai 1891. Dans ces conditions on peut comprendre qu’un ministère avec à sa tête un homme de tendance plutôt conservatrice, comme c’est le cas en février 1898 avec le ministère Méline, hésite et finalement n’envisage pas d’organiser un grand rassemblement populaire pour commémorer un événement, le 24 Février 1848, qui, s’il est capital dans l’histoire de la République, n’en garde pas moins une connotation révolutionnaire. Si on ajoute à cela les débats particulièrement intenses en ce mois de février 1898 autour de l’affaire Dreyfus, notamment avec le procès et la condamnation d’Emile Zola et de L’Aurore dont le verdict est rendu le 23 février 1898 (et que la presse relate dans ses éditions datées du 24 février 1898), on comprend mieux l’écho relativement faible du cinquantenaire du 24 Février 1848 sur lequel à priori on aurait pu s’attendre à plus d’éclat. C’est pourquoi le 24 Février comme la majeure partie des événements de seconde République restés dans la mémoire des français, principalement les journées de Juin et la mise en place de la loi Falloux, donnent lieu à une succession de manifestations partisanes, auxquelles avec tous les débats, interrogations et enjeux soulevés à ces occasions est consacrée la deuxième partie du mémoire.
En fait seule la commémoration officielle du cinquantenaire de la mort du député Alphonse Baudin (mort sur les barricades le 3 décembre 1851), dans un contexte parisien très particulier avec une majorité nationaliste au conseil municipal, a attiré plus l’attention. En effet cette commémoration et surtout son organisation et sa préparation constituent l’un des principaux, si ce n’est le principal, éléments de l’actualité du mois de décembre 1901. Elle permet ainsi un regard rétrospectif sur l’ensemble de l’année 1851 et parfois même sur l’ensemble de la seconde République. Parce qu’organisée officiellement, le débat suscité dépasse le seul camp républicain. Ainsi tant par ses sources qui sont plus nombreuses que par la variété des problèmes et interrogations soulevés, la commémoration de l’année 1851 cinquante ans plus tard mérite qu’on s’y attarde plus longtemps. Aussi la troisième partie du mémoire lui est consacrée. Cependant il nous faut d’abord définir les bases à partir desquelles se mettent en place les commémorations, tant en ce qui concerne le fond que la forme. Aussi il nous faut étudier cette sorte de fond commun que constitue la mémoire de la seconde République, les thèmes principaux retenus par tous même si les appréciations et les interprétations divergent. Dans une autre mesure il faut s’intéresser à voir comment, par quelles formes est véhiculée cette mémoire, cette pensée commune. C’est ce par quoi nous nous proposons de commencer notre étude. [i]Préface de Friedrich Engels in : Karl Marx, La guerre civile en France, Editions Sociales, 1968, page 25. [ii]Cf : Maurice Agulhon, Les Quarante-huitards, Gallimard-Julliard, collection « Archives », 1975, page 9-11. [iii]Maurice Agulhon, Marianne au combat, Flammarion, 1979, chapitre 1. [iv]Pierre Nora, Entre mémoire et histoire, page XIX in Les lieux de mémoire, I La République, sous la direction de Pierre Nora, Gallimard, 1984-1992. [v]Soutenue en 1990 à l’université de Paris X Nanterre. [vi]Jean El Gammal, op cit, page 175. [vii]Jean El Gammal, Op cit, page 175. [viii]Cf : Un désenchantement festif in Olivier Ihl, La citoyenneté en fête, célébration nationale et intégration républicaine, Thèse sous la direction de Mona Ozouf, 1991.
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