1851-2001

Envol , publication de la Fédération des Oeuvres Laïques de l’Ardèche- décembre 2001

 

1851-2001

 par René Merle

 

Envol peut s’honorer d’avoir salué comme il convenait, en 1998, le 150e anniversaire de la Seconde République, alors que cet anniversaire manquait singulièrement d’éclat national et officiel. Cette République est pourtant, on le sait, source majeure de notre vie politique : apparition et apprentissage du suffrage universel (masculin !) – Président de la République, tout puissant chef de l’exécutif, élu au suffrage universel (dans la démagogie très moderne de l’homme providentiel, au-dessus des partis) – débuts de la presse d’opinion, dans le clivage droite-gauche – cristallisation des grands courants d’opinion en embryons d’organisations politiques …

C’est dire que, loin d’être un accident de réflexion citoyenne, cette commémoration en demi-teinte a procédé plus ou moins clairement de la donne idéologique dominante. 

Dans la médiatisation d’une histoire revisitée à l’aune du nouvel ordre libéral, un consensus mou semble s’être établi sur la sympathique mais inutile parenthèse de la Seconde République : entre deux phases de développement effréné du capitalisme (Monarchie de Juillet, Second Empire), l’irruption de la démocratie signe l’impossibilité de soumettre l’économique aux visées moralisantes du politique. Affirmée en février 1848, la confiance dans le politique pour mettre l’économie au service de la démocratie sociale tourne au “réalisme” dès juin, quand la République massacre les ouvriers parisiens ou marseillais, qui se permettaient d’exiger l’application du droit au travail. 

Les tenants actuels du “réalisme économique” ont beau jeu d’opposer à cette distorsion idéal-réalité le réalisme brutal de Louis-Napoléon et du Second Empire, qui feront avancer le “Progrès” avec le capitalisme, quitte à violenter un peu la démocratie, bonne fille…  Nos insurgés républicains de 1851, présentés à l’époque comme des Bédouins de l’intérieur, des Jacques archaïques, rejoignent dans l’imaginaire hexagonal d’aujourd’hui les “corporatistes” plébéiens de l’année 1995, frustes et passéistes. Ils n’étaient pas “tendance”.

L’apologie contemporaine, discrète ou affichée, du Second Empire conforte la Pensée unique : c’est l’économique qui prime et qui décide. Et il n’y a qu’un système économique (et donc social) possible, sur lequel, dans le meilleur cas, on peut verser quelque baume “de gauche”… D’autant que ce système peut se payer le luxe de l’affirmation démocratique, en niant son fondement même, qui est la vraie liberté d’information, la vraie responsabilité citoyenne, la vraie possibilité de choix (ce qui se passe en matière culturelle aujourd’hui est à cet égard éclairant). Déjà, en son temps, Louis-Napoléon Bonaparte n’avait-il pas, le jour même du coup d’État, rétabli le suffrage universel amputé par la république bourgeoise ? Ne s’est-il pas par la suite donné, outre les moyens de la coercition, ceux du contrôle des esprits ? Ainsi, entre deux républiques, le Second Empire loin d’être une parenthèse regrettable sur la marche inéluctable de la démocratie, apparaît comme une matrice de la démocratie dirigée, où le citoyen est induit à “choisir” ce qui l’est déjà.

Comment s’étonner, dans ces conditions, que le 150e anniversaire de la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851 ne fasse l’objet d’aucune initiative officielle nationale et n’ait eu jusqu’à présent pratiquement aucun écho dans les médias nationaux, y compris ceux qui se gargarisent de la citoyenneté ? Comment s’étonner que les mêmes qui mettent le mot “citoyen” à toutes les sauces, fassent si peu pour honorer ces simples gens, qui, en ce glacial décembre 1851, se levèrent dans une trentaine de départements (dont l’Ardèche) pour défendre la République violentée par son Président, bientôt Empereur ?

Pour notre compte, convaincus que notre avenir, s’il se veut avenir de responsabilité citoyenne et de démocratie, se fonde aussi sur des valeurs héritées de notre histoire, nous avons décidé en 1997, de créer l’Association 1851-2001 et d’œuvrer pour une vraie commémoration de la Résistance de 1851. Depuis quatre ans, par notre bulletin et nos publications, par notre site Internet, et surtout par nos causeries et conférences dans des dizaines et des dizaines de localités du grand Sud-Est, nous rappelons ces pages d’histoire malheureusement trop occultées. Dans ces rencontres et recherches locales, nous sommes frappés et émus par la profonde implication personnelle et affective des participants, par leur désir de comprendre une histoire locale, familiale parfois, trop souvent occultée. En ce sens, la mise en place collective du sens général de l’événement est inséparable d’une démarche où chacun le revit à son compte, “au ras du sol”, sans grandiloquence. Ce que j’ai vécu ainsi dans bien des localités varoises et bas-alpines, et encore tout récemment à Chavannes, au nord de la Drôme, demeurera pour le professeur d’histoire que je suis une expérience inoubliable d’histoire populaire et, disons le mot sans la moindre connotation directive et moralisante, d’histoire citoyenne.

 

Élu pour quatre ans en 1848, et non-rééligible en 1852, le président Louis-Napoléon avait trop goûté au pouvoir pour vouloir le perdre. Quand, le 2 décembre 1851, avec la complicité de tout l’appareil d’État, il étrangla la République, une république très conservatrice et très répressive, la France sembla accepter ou se résigner. La France de l’Ordre, effrayée par la perspective d’une victoire démocrate aux élections de 1852, accueillit avec soulagement le nouveau régime. La France républicaine attendit, en vain, que Paris donne une fois de plus le signal de la lutte. Mais la résistance de Paris avait aussitôt été noyée dans le sang. C’est alors que, pour la première fois dans l’histoire de la France moderne, un grand mouvement populaire ne partit pas de la capitale, mais des départements. À l’initiative des sociétés secrètes de la Montagne démocrate-socialiste, cette résistance se transforma en insurrection au nord du Massif Central (Haute-Vienne, Loiret, Yonne, Nièvre, Allier), sur les versants du sillon de la Saône (Saône-et-Loire, Jura, Ain), dans le grand Sud-Est (Ardèche, Drôme, Gard, Hérault, Pyrénées-Orientales, Vaucluse, Var, Basses-Alpes, Hautes-Alpes), et dans le Sud-Ouest (Gers, Lot-et-Garonne, Tarn-et-Garonne, Lot, Aveyron).

Solidement tenues par la troupe, privées par la répression de chefs avisés, les grandes villes de ces régions ne bougèrent pas. D’autant que la République avait trop déçu les ouvriers pour qu’ils s’y identifient, et qu’à Lyon, la répression de l’insurrection populaire de 1849 avait jugulé le mouvement démocratique.

La résistance fut avant tout le fait des paysans, des artisans de la campagne et des petites villes.

Très combatif (citons en particulier les soulèvements de la Drôme et de l’Ardèche, et celui du Var), et parfois victorieux (Basses-Alpes), le mouvement ne cessa que quand il apparut que Paris et la France ne suivaient pas.  

Le pouvoir a justifié la terrible répression en dénonçant la jacquerie rouge, portée aux pires excès. Alors que, à l’évidence, le soulèvement populaire fut extraordinairement respectueux des personnes et des biens.

De bons esprits ont vu depuis dans le mouvement la révolte grégaire de paysans non éduqués, non politisés, suivant des chefs bourgeois : la dernière des “émotions” paysannes d’Ancien Régime.

Sans négliger l’évidente persistance de comportements “archaïques”, ni les inégalités dans la conscientisation populaire, suivant les régions, leurs structures socio-économiques, leurs mentalités, nous pensons au contraire que le mouvement témoignait de l’articulation complexe entre aspirations démocratiques et lutte des classes, qu’il résultait de la rencontre de la conscience républicaine (propagée par des “élites” politiques éduquées et perpétuée par le souvenir de 1792), avec les aspirations populaires au mieux-vivre et à la dignité. La République que souhaitaient les insurgés de Décembre n’était pas celle des notables conservateurs, elle était espérance concrète de justice sociale et de démocratie : réforme fiscale, droit à la sécurité devant la maladie et la vieillesse, droit au travail pour les ouvriers, lutte contre l’usure et droit à la propriété (gagnée ou maintenue) pour les paysans et les artisans, droit à une éducation nationale obligatoire, gratuite et laïque, pour les enfants du peuple, libertés communales accrues.

Il n’est donc pas indifférent aujourd’hui de prendre la mesure de ce qui s’est joué entre 1849 et 1851 dans notre Midi : la percée de la Démocratie socialiste, qui non seulement s’est affirmée dans des zones où l’on peut lire la continuité avec l’engagement révolutionnaire de 1789-1795, mais aussi dans des zones d’apparente indifférence politique ou de tradition blanche. 

De 1849 à 1851, trempée par la répression qu’exerçait sur elle la République conservatrice, la propagande démocrate socialiste a été efficace parce que porteuse de ces perspectives immédiates, indissolublement liées à la diffusion de la conscience républicaine, généreusement égalitariste.

Dans nos régions méridionales, cette propagande a été d’autant plus efficace qu’elle a su investir les formes traditionnelles ou nouvelles de la sociabilité populaire, les vecteurs de la culture populaire méprisés par les “élites” : la langue d’Oc de la vie quotidienne, la chanson…

C’est en associant l’amour de la démocratie, le respect du peuple, et les perspectives concrètes du mieux-vivre que les démocrates ont gagné au politique le peuple, dans la diversité de ses composantes sociales, et l’ont organisé pour combattre les ennemis de la Liberté.

Si le cadre de l’insurrection “méridionale” fut communal – rétablissement du pouvoir républicain dans la commune – et départemental – marche sur les préfectures – (ce qui montre combien est intériorisé l’éclatement des vieilles provinces), sa visée est profondément nationale

Ces “gens de peu”, agriculteurs, artisans, petits bourgeois, dont beaucoup ne parlaient pas français, ou le parlaient mal, ne se sont pas levés en décembre 51 contre la France, mais pour bâtir la France autrement. Ils mettaient en œuvre une conception nouvelle de la politique, celle où le peuple est porteur de l’initiative historique, dans l’union de ses différentes composantes de classe : le peuple exprimant collectivement sa volonté de disposer de sa souveraineté, en assumant son droit de décision et de contrôle à tous les échelons de responsabilité citoyenne, et au premier chef à l’échelon communal. Conception jugée par beaucoup aujourd’hui dépassée, remplacée par le seul rapport de l’individu au politique, et par la péjoration de la donne nationale.

Après la chute de l’Empire, le souvenir de la résistance de 1851 a donné au parti républicain avancé ses lettres de noblesse, liant démocratie et progrès social. Il ne nous semble pas inutile, aujourd’hui, de continuer à s’en réclamer.

Nous ne séparons pas la restitution de mémoire de notre capacité à affronter l’avenir : la République, la démocratie sont des héritages précieux, mais fragiles, qu’il convient de faire vivre et d’enrichir.

Nous voulons marquer notre reconnaissance envers ces hommes et ces femmes du peuple, qui, en ce froid décembre, se levèrent pour défendre la République trahie par son Président. Une République qu’ils espéraient “démocratique et sociale”. Plus que jamais, ces deux adjectifs, “démocratique et sociale”, nous apparaissent indissociables du beau mot de République.

 

René MERLE

Président de l’Association 1851-2001.