Trois jours de généralat

L’orthographe est celle de l’éditeur (installé au Piémont), modifiée par les errata publiés en fin de volume.

Les notes sont de la rédaction du site.

 Trois jours de généralat

ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851)

par Camille Duteil

Savone, 1852, imprimerie de Félix Rossi

troisième partie

A Aups

(10 décembre)

 

Le lendemain je m’évellai vers quatre heures avec le chaud de la fièvre. Le capitaine d’Aups entra. — Rien n’avait paru : tout paraissait tranquille aux environs. — Je lui dis de redoubler de surveillance à l’aurore, moment qu’on choisit ordinairement pour les surprises et de pousser des reconnaissances sur toutes les routes. — Je le priai de faire dire à la mairie de m’envoyer un de mes secrétaires.

Les maîtres d’école étaient probablement couchés, car ce fut le maire d’Aups[1] qui vint écrire sous ma dictée.

Je mis à l’ordre du jour la bonne conduite du capitaine d’Aups. — J’ordonnais ensuite que le chef qui commandait le poste de Sillans eut son épée ignominieusement cassée pour désobéissance et incapacité ne voulant pas voir dans l’abandon de ce poste lâcheté ou traîtrise. Et enfin je finissait à propos du vol des pipes par ordonner que tout voleur, pris sur le fait, fût immédiatement fusillé. — Cet ordre du jour a dû être retrouvé à la mairie d’Aups où j’avais recommandé d’en faire faire plusieurs copies.

Mon fidèle spahi vint prendre mes ordres. Je lui dis de faire battre la diane, puis immédiatement l’assemblée et je me levai. — Il était cinq heures. Je voulais veiller moi-même au point du jour, c’était le moment où je redoutais le plus une attaque. Je m’habillais lorsque mon hôte entra escorté de ses deux servantes. — Il était pâle, les yeux hagards, il ne pouvait parler. — Enfin comme je lui demandais ce qui me procurait l’honneur d’une visite aussi matinale chacune des deux servantes, tour à tour, et quelque fois toutes les deux ensemble, commencèrent à me faire l’éloge de leur maître, de sa bonté pour ses gens, de son amour pour sa fille, de sa charité pour les pauvres et de son obligeance pour tout le monde. Enfin elles me demandèrent en pleurant sa grâce.

— Grâce ! M. le général, murmura aussi le vieillard qui se trouvait mal et que je fus obligé de transporter sur une chaise longue.

J’étais hors de moi.

— Pour qui me prends-t-on, m’écriai-je, ô mon Dieu !

Puis je demandai aux servantes ce que signifiait une pareille scène.

— On a dit que vous vouliez faire arrêter Monsieur et le faire fusiller.

— Quel est le scélérat qui a pu vous dire cela ?

— Grâce ! grâce ! crièrent les servantes en voulant se jetter à genoux.

— Grâce ! criait en sanglotant mon malheureux hôte.

— Quoi ! vous me supposez donc capable de faire arrêter et fusiller un honnête vieillard après s’être assis à sa table, violant ainsi les droits de l’hospitalité, de la justice et de l’humanité ?

— Que deviendra ma fille lorsqu’elle apprendra mon malheur, criait mon hôte qui tremblait de tous ses membres. — Je craignis un instant qu’il n’eût une attaque d’apoplexie.

— Faites-moi connaître celui qui vous a dit que je voulais vous faire arrêter et vous verrez comment je punis les calomniateurs !

Enfin les deux servantes qui s’étaient remises un peu de leur frayeur, me prièrent d’accepter une tasse de chocolat. Je m’apperçus qu’elles voulaient jeter un gateau de miel dans la gueule du cerbère, et comme je désirais m’en débarrasser au plutôt, je leur dis d’aller vite préparer leur chocolat. Elles coururent et je finis de m’habiller.

Mon hôte qui avait repris courage, m’avoua que, m’ayant entendu dire le soir que je devais faire arrêter et fusiller quelqu’un, il s’était figuré que c’était lui et que ses servantes avec lesquelles il avait tenu conseil toute la nuit avaient fini par être de son avis.

— Je me serais bien échappé, me dit-il, mais on ne peut pas sortir d’Aups sans votre permission écrite. — Donnez-moi cette permission, je vous en prie.

Je lui donnai l’autorisation d’aller où il voudrait avec sa fille et ses servantes, et ce fut seulement alors que je sus qu’il s’appelait M. de Grassier, si ma mémoire est fidèle[2].

Je pris à la hâte la tasse de chocolat qu’on m’avait apportée et je sortis, car le jour commençait à poindre. Je me rendis à la mairie où les nouvelles autorités étaient restées toute la nuit en permanence. Un courrier venait d’arriver porteur d’une lettre d’Arrambide. — Arrambide m’annonçait qu’après avoir ramassé tout ce qu’il avait pu en armes et en poudre il attendait mes ordres à Tourtoux. J’écrivis sur le champ  à Arrambide de revenir à marche forcée, que j’allais quitter Aups et que je n’attendais plus que lui. Je dis au courrier[3] de repartir ventre à terre. — Son cheval était trop fatigué, je l’autorisai à prendre le premier cheval venu en lui disant de répéter à Arrambide que si dans deux heures il ne pouvait pas être à Aups, je serai en marche pour me rendre aux ponts de Verdon et qu’en conséquence il eût à me suivre.

On m’annonça qu’un homme arrivant de Brignoles avait rencontré la troupe qui marchait sur nous. Le citoyen Hérault[4] qui arrivait à l’instant même de Brignoles m’assura qu’on n’avait vu aucune troupe de ce côté. — Comme je présumais que l’attaque devait me venir de Draguignan et que l’individu pressé de questions après avoir vu finissait par dire qu’on lui avait dit ; comme d’ailleurs personne ne le connaissait et que sa figure intelligente et ses lèvres pincées lui donnaient toute la tournure d’un espion chargé de me faire prendre des dispositions à rebours, je le fis arrêter, sauf à éclairer plus tard ce mystère[5].

Je demandai si les cartouches étaient prêtes. Comme la poudre de Brignole n’avait été amenée à Aups qu’à la nuit, il avait été impossible d’y travailler de peur d’accident, mais en y travaillait activement depuis l’aurore. — Je dis de me prévenir dès qu’il y en aurait quinze cents de confectionnées.

Pendant que je parcourais Aups recommandant à chaque chef que je rencontrais de faire déjeuner de suite ses hommes, car mon intention était de partir au plutôt, j’apperçus le valet de ville en habit étriqué de l’empire, une trompette à la main et publiant un ordre que je fus curieux de connaître.

— « Au nom du Peuple Souverain ! (ici le valet de ville soulevait respectueusement son tricorne) les marchands, confectionneurs et tailleurs sont invités à passer immédiatement à la mairie pour y vendre toutes les blouses qu’ils peuvent avoir en magasin et en étalage à seule fin d’habiller le Peuple Souverain. »

J’appris qu’il avait fait déja une première réquisition aux cordonniers à seule fin de chausser le Peuple Souverain. — Je courus à la mairie.

Les marchands de blouses et les cordonniers m’avaient précedé se figurant qu’il s’agissait d’une vente au comptant. Les chefs des compagnies s’empressaient de vêtir leurs hommes, on s’arrachait les blouses, on se disputait les souliers, et les marchands ébahis n’osaient pas même réclamer leur dû. J’apperçus au milieu de cette bagarre un enfant de treize ans qui me dit être fourrier d’une compagnie de Vidauban et qui faisait une distribution de blouses à de pauvres malheureux, avec une autorité et un sang froid que j’aurais voulu trouver chez les capitaines qui réclamaient à grands cris de nouvelles fournitures.

La municipalité démocratique d’Aups ne savait à quel saint se vouer, et un des conseillers, un manchot[6], fut même jusqu’à s’armer d’un pistolet en déclarant qu’il ne signerait plus de bons pour fournitures et qu’il brûlerait la cervelle au premier qui viendrait d’autorité lui réclamer des souliers et des blouses.

Je m’avançai et j’ordonnai qu’on eût à régler immédiatement le compte des fournisseurs et à évaquer la mairie. — J’entrai dans un cabinet pour prendre un arrêté qui me mit à même de payer les fournisseurs : alors, à mon tour, Au nom du Peuple Souverain ! et après avoir établi la légalité de mon pouvoir et exposé la nécessité où j’étais, dans l’interêt de tous, de créer un emprunt volontaire ; je montai cet emprunt au chiffre de quarante mille francs dans l’espoir qu’il m’en produirait deux milles avec lesquels je pourrai faire face aux frais d’équipement, car je prévoyais qu’une fois parti les bons de la municipalité démocratique seraient considérés comme nuls et non avenus par la municipalité bonapartiste qui la remplacerait et je ne voulais pas que de pauvres marchands fussent victime même d’un ordre que je n’avais pas donné. — Je chargeais deux citoyens d’Aups qu’on me désigna de s’occuper de cet emprunt.[7]

Pendant que j’étais à écrire mon arrêté, une femme forçant la consigne vint me réclamer son mari qui lui était absolument nécessaire pour faire aller son commerce, c’était un confiseur forcément enrôlé, car les chefs des sociétés secrètes avaient publié, à mon inçu, tant à Aups qu’à Vidauban, que tout homme de 18 à 40 ans était obligé de prendre les armes et de nous suivre. J’avais cru jusqu’alors n’avoir que des volontaires et je fus forcé de reconnaître que je commandais aussi des hommes enrôlés par force qui devaient lâcher pied au premier coup de fusil ou déserter à la première occasion. Je donnai à cette femme un ordre pour qu’on lui rendit son mari et m’expliquai alors la désertion d’une partie des patriotes de Vidauban sur le chemin des Arcs à Lorgues.

— M’appercevant qu’un pouvoir occulte agissait en dehors de moi sur qui retombait la responsabilité de tous les actes — et le tumulte continuant toujours dans la salle de la mairie, — je sortis furieux l’épée à la main. Je ne sais pas ce qu’il y avait de terrible dans mon regard et dans mes paroles, mais tous reculèrent devant moi comme devant l’ange exterminateur. Chacun s’empressa d’aller à son rang, car Imbert qui faisait les fonctions de chef d’état-major rangeait déja les compagnies en bataille. — Un maître d’école eut seul le courage de rester près de moi.

— Ainsi donc, lui dis-je, on recrute forcément des hommes pour défendre une cause qui demande avant tout de la foi, du courage, du dévouement et de l’abnégation ! Je veux qu’on donne congé à quiconque ne voudra pas me suivre.

— Mais ils sont tous volontaires ou à-peu-près, me repondit-il ; une femme est venue toute à l’heure offrir trois mille francs en or pourqu’on lui rendit son fils, son mari faisant déja partie de la compagnie d’Aups qui doit nous suivre…

— Et vous avez pris son or ! m’écriai-je.

— Oh non ! général, fit-il avec un sentiment d’orgueil blessé par ce soupçon, nous lui avons donné gratis le congé de son fils et même celui de son mari par dessus le marché ; mais quand la vieille est allée pour les prendre, son fils lui a dit qu’il voulait absolument nous suivre, et son mari a voulu la battre et l’a traité de réactionnaire.

Ce que j’apprenais là me faisait du bien. Je serrai la main de mon secrétaire et je descendis pour expédier une première colonne, car on venait de me prévenir qu’il y avait près de trois mille cartouches de faites.

Le jeune Cotte demanda à partir le premier voulant, me disait-il, éloigner le plutôt possible les Salernois de leur clocher. Je lui dis de former une colonne de cinq cents hommes, de distribuer à chacun cinq cartouches, de prendre avec lui les boulangers et de partir sur le champ pour préparer les vivres. — Cotte était si pressé de partir que c’est à peine s’il écoutait mes recommandations.

Je venais d’expédier l’avant-garde lorsqu’on vint me prévenir que les prisonniers demandaient à me parler. Je me rendis auprès d’eux. La pluspart des membres du comité de défense me suivirent. J’abordai nos ôtages chapeau bas et je cherchai autant par mon maintien que par mes paroles à les rassurer sur leur sort. Les civils avaient besoin d’être tranquillisés, les yeux leurs sortaient de la tête, quant aux gendarmes il paraissaient calmes quoiqu’abattus. Les uns et les autres me demandèrent d’abord l’autorisation d’écrire à leurs familles. Je m’offris de faire parvenir leurs lettres cachetées ; mais en leur recommandant bien de ne rien écrire qui pût les compromettre, car je ne pouvais pas leur répondre que leur correspondance ne fût pas ouverte. Un tout petit Monsieur qu’on avait pris, je ne sais où, s’offrit de servir d’intermédiaire entre le préfet du Var et moi pour arriver à une pacification[8]. Je n’eusse pas mieux demandé ; mais je dus lui faire comprendre que n’étant pas tout-à-fait le seul maître je ne pouvais pas prendre sur moi d’accepter sa proposition. Et en effet en jettant les yeux sur mon conseil de guerre je m’apperçus que bien des sourcils se fronçaient. — Il insista vivement. — Je restai inébranlable.

Je ne sais pas si ce petit Monsieur était M. Maquan, rédacteur en chef de l’Union du Var ; mais ce que je sais c’est qu’il voulait bien s’en aller. Il m’offrait avec véhémence la tête de ses compagnons de captivité en garantie de sa parole. — Persuadé qu’une fois parti ce petit Monsieur ne reviendrait pas, certain d’un autre côté qu’il n’aurait pas assez d’influence pour arrêter la troupe que je soupçonnais être en marche contre nous et convaincu enfin que si nous étions attaqués après son départ, mes compagnons crieraient : à la trahison ! et contre moi et contre le parlementaire ce qui amenerait au moins la fusillade des ôtages, je crus plus prudent et pour eux et pour moi de garder le petit Régulus.

Après avoir salué les prisonniers je serrai furtivement, en passant, la main du brigadier dont les paroles imprudentes avaient failli amener une catastrophe sur le chemin de Lorgues. Probablement il n’a pas compris que cette étreinte voulait dire :

— A l’avenir, brigadier, taisez-vous !

J’allais sortir : on me demanda si je voulais voir les autres.

— Quels autres ?

— Les autres prisonniers.

— Comment, il ne sont pas tous là ?

— Il y en a encore autant dans une autre chambre.

— Appartiennent-ils au Luc ou à La Garde-Freinet ?

— Ils sont de Lorgues.

— Ont-ils demandé de me voir ?

— Non, général.

‑ Ah ! tant mieux ! m’écriai-je ; je ne serai pas forcé de rougir devant eux de la conduite que vous avez tenue à Lorgues et que je n’ai pas pu empêcher.

Je demandai un cheval pour pousser une reconnaissance sur la route de Salerne. Le spahi vint me dire qu’il n’y avait à l’écurie que le cheval fourbu du courrier d’Arrambide et la rosse que j’avais pris la veille à Sillans. Le citoyen Cotte et mon aide-de-camp, devenu le sien, s’étaient emparés, sans façon, des deux seuls chevaux capables de faire un bon service. — On m’offrit alors d’aller en requérir dans quelques chateaux des environs. J’autorisai cette expédition en recommandant expressement au chef qui devait la conduire de ne prendre absolument que les armes, la poudre et les chevaux et d’en donner une reconnaissance aux propriétaires[9].

Pendant qu’Imbert arrangeait les compagnies et formait les bataillons, je fus seul à pied jusqu’au bout de l’avenue d’Aups explorant du regard les environs. Je n’apperçus rien et je revins sur la place. Toutes les compagnies étaient alignées et les bataillons parfaitement formés. Les tambours battirent aux champ, les bataillons me présentèrent successivement les armes, je passai rapidement devant le front de chaque compagnie examinant la manière dont chaque homme tenait son fusil. Cet examen me convainquit qu’il n’y avait pas un vingtième de mes hommes qui présentât militairement l’arme et qui par conséquent eût servi. — Je fis encore une triste remarque, c’est que la pluspart de ceux qui avaient des fusils de munition étaient précisement ceux qui manoeuvraient le plus gauchement. — Aussi me promis-je, si j’arrivais à me fortifier sur les bords du Verdon, d’opérer une mutation de fusils et de ne confier les armes de guerre qu’aux hommes capables de pouvoir s’en servir. — Comme je vis encore des femmes qui se tenaient dans les rangs avec des drapeaux, je déclarai que les femmes eussent à se tenir à l’ambulance si elles voulaient nous suivre.

Je venais de terminer mon inspection et je demandais qu’on apportât des cartouches confectionnées pour expédier une autre colonne, lorsqu’on me prévint qu’une troupe armée paraissait sur la gauche. — Je crus que c’était Arrambide, en effet, si c’était la troupe, elle aurait dû le rencontrer et avoir un engagement avec lui. Alors il me paraissait impossible que quelque fuyard au moins ne soit pas venu nous donner l’alerte. — Je m’avançai avec Imbert pour la reconnaître. Les fusils qui reluisaient entre les oliviers me firent revenir de mon erreur, c’était le 50° de ligne, c’était l’ennemi qui s’avançait en colonne précédé et flanqué de tirailleurs. Je revins sur la place où j’annonçais la troupe. Je commandai de lui faire face et de tenir ferme pendant qu’à la tête de La Garde-Freinet j’allais moi-même l’attaquer en flanc.

Nous étions disposés en quarré sur la place et sur six de hauteur ; le bataillon du Luc, sur lequel je comptais le plus, était en première ligne du côté le plus exposé, mais il ne pouvait pas être enlevé à la bayonnette parceque la place forme de ce côté un terre-plain soutenu par une muraille que l’ennemi ne pouvait franchir ; le 50° était obligé pour attaquer à l’arme blanche d’obliquer à sa droite sur le chemin qui longe les vieilles murailles d’Aups. — Il fallait à tout prix empêcher ce mouvement qui nous eût barré la retraite sur la montagne et nous eût rejetté dans la plaine où nous étions perdus, — car un flottement de fort mauvais augure me fit comprendre tout de suite que la défense ne serait pas très-énergique. — La Garde-Freinet, Saint-Tropez et Brignoles formaient un bataillon qui n’était pas exposé de tout. Je courus à lui et commandai : — Par le flanc gauche et pas accéléré, — les compagnies de La Garde-Freinet et de Saint-Tropez seules me suivirent. Brignoles ne bougea pas. — Tambour battant nous traversâmes la grand’rue d’Aups pour sortir par la porte des vieilles fortifications[10] qui entouraient jadis cette petite ville : au moment où je passai devant la maison de mon hôte, je l’apperçus à sa porte , — toujours entre ses deux servantes, — jetant des exclamations et levant les bras au ciel. — Je ne puis m’empêcher de sourire et cependant le feu des tirailleurs commençait. — Je le saluai avec mon épée, — mais bientôt nous fumes obligés de prendre le pas de course pour ne pas être embarrassés par la population qui courait ça et là éperdue. — Enfin nous arrivâmes devant une barrière qui se trouve à-peu-près vis-à-vis la porte d’Aups de l’autre côté du chemin ; je la fis jetter à bas et je fis filer les compagnies qui m’avaient suivis le long d’un mur de soutènement où elles s’embusquèrent. — Imbert s’avança en parlementaire un mouchoir blanc à la main ; mais le feu de l’ennemi devenant plus vifs et celui de mes hommes commençant, il disparut au milieu de la flamme et de la fumée. — Nous avions attiré sur nous les tirailleurs, les feux de peloton commencèrent. — J’écoutai avec anxiété comment leur répondaient les fusils de chasse ; — c’était bien faible ! — Alors je voulus rentrer dans Aups, mais la rue était encombrée de monde. — A ma droite sur la montagne et déja hors de la portée du canon j’apperçus des fuyards.

— Quels sont donc ces misérables ? m’écriai-je en les désignant avec mon épée.

— C’est Brignoles qui f… le camp, général ! s’écria une voix inconnue.

Appercevant la rue à peu près libre je voulus traverser le chemin pour entrer, mais au même moment deux tirailleurs montés sur un tas de pierres me couchèrent en joue ; instinctivement je reculai pour m’abriter derrière un pan de mur et je tombai dans un trou à chaux. Étourdi par ma chûte, je me croyais blessé. — Mes hommes qui avaient toujours les yeux sur moi me crurent mort. — Lorsque je me relevai, je les apperçus à mi-côte battant en retraite en tiraillant avec les soldats qui s’étaient établis le long des murs d’Aups. Je me trouvai entre deux feux n’ayant à côté de moi que ce même enfant de Vidauban que j’avais vu le matin distribuant des blouses à ses hommes. — Le petit fourrier avec un gros pistolet armé d’une longue bayonnette était venu en volontaire faire le coup de feu derrière la muraille et il n’avait pas voulu abandonner son poste avant d’avoir utilisé toutes ses cartouches. — Il en avait cinq.

— Ma foi, me dit-il, je n’ai plus ni poudre ni plomb et je m’en vas comme les autres. Allons, mon pauvre général, venez-vous-en aussi avec moi.

J’embrassai cet enfant sous le feu, et je le reteins contre la muraille. Il nous fallait pourtant abandonner cet abri parceque les soldats s’avançaient pour pénétrer par la barrière que j’avais fait abattre. — La Garde-Freinet me voyant debout redescendit au pas de course pour me dégager ; il était temps. En les voyant venir les soldats reculèrent, un officier dégringola et je profitai de cet instant pour passer avec le petit fourrier et gagner un chemin rocailleux qui conduit à une petite chapelle sur la croupe de la montagne. La Garde-Freinet remonta aussi vers la chapelle pour y prendre position sur une sorte de terre-plain.

En passant devant un de ces malheureux trous à chaux le petit fourrier apperçut un de nos hommes tué. Il crut qu’il se cachait et lui cria :

— Veux-tu te lever, fainéant !

— Enfant, n’insulte pas ceux qui sont morts pour la patrie !

— Il est mort ! me dit-il en ouvrant de grands yeux.

Nous gravîmes ensemble le chemin de la chapelle encaissé entre deux murs, — ma tête seule dépassait et servait de but à quelques tirailleurs maladroits : les balles sifflaient à dix pieds au dessus de nous. Comme j’arrivai à la hauteur de la chapelle je criai à mes hommes de ne plus tirer car leurs fusils de chasse ne portaient pas et c’était de la poudre perdue. Au même instant une balle effleurant le mur fit voler de la poussière qui m’aveugla. Je marchai un instant à tâtons, puis voyant que les tirailleurs embusqués n’avançaient pas et que leurs balles s’aplatissaient sur le mur de la chapelle tandis que les nôtres ne pouvaient pas les atteindre, j’ordonnai la retraite sur le sommet de la montagne. Là je trouvai mon fidèle spahi un fusil à la main et la figure noire de poudre. Je lui fis arborer au bout d’une lance mon caban retourné qui figurait un rouge paludamentum de bataille : avec un plan du Var que je tenais à la main, je fis signal aux fuyards dispersés sur les montagnes du côté de Barjols de venir à moi, mais inutilement. — Il me fut impossible de rallier d’autres hommes que ceux de La Garde-Freinet. — Le feu avait cessé — La déroute était complète.

 

A Moissac, à Rodignac[11] et à Montagnac

(10 décembre)

 

Tout en cherchant à rallier autour de nous ceux qui s’étaient éparpillé sur la montagne, Martel et moi allions rejoindre Amalric qui avait déja réuni autour de lui près d’une centaine d’hommes et qui nous attendait. Tout-à-coup un feu de peloton prolongé nous fit rester immobiles.

— Ce sont nos blessés qu’ils achèvent, me dit Martel, prions pour eux !

Le bruit de ce feu de peloton m’avait frappé au creux de l’estomac, — je ne croyais pas à tant d’infamie ! Je chancelai comme un homme ivre. J’étais au bord d’un précipice et je roulai sur les rochers. Tous coururent à mon secours. Martel qui croyait que j’avais la cuisse cassée parlait déja de m’emporter sur ses épaules et devissait mes éperons.

— Mes amis, laissez-moi mourir ici, leur dis-je, ils viendront bientôt m’achever aussi, allez rejoindre Amalric, sauvez-vous.

— Nous ne vous abandonnerons pas, dit Martel en me relevant.

Je m’apperçus que je pouvai aller et je marchai machinalement soutenu par le bon capitaine de Saint-Tropez. J’appelai auprès de moi le petit fourrier de Vidauban, la présence de cet enfant me donnait du courage, j’avais besoin de l’embrasser, il ressemblait à mon Adolphe.

Nous rejoignîmes Amalric.

— Général, me dit-il, si nous retournions ?

— C’est une idée, lui répondis-je, mais nous n’avons pas assez de munitions et nous ne sommes pas assez forts, même pour une surprise. Allons à Moissac où Cotte doit nous attendre avec ses cinq cents hommes d’avant-garde bien pourvus de cartouches. Là nous formerons un corps de volontaires et, à la nuit, nous prendrons notre revanche ou nous établirons une embuscade.

L’idée de la vengeance m’avait ranimé tout-à-fait, je ne me sentais plus de ma chûte et marchais comme les autres. — Le petit fourrier de Vidauban voyant un enfant de son âge qui était venu, lui aussi, faire la guerre avec nous, fut le rejoindre et m’abandonna, l’ingrat !

Nous arrivâmes à Moissac où nous vîmes de loin des hommes attroupés. Je ne doutais pas que ce ne fût des Salernois. — C’était des fuyards, la pluspart de Brignoles. — On nous apprit bientôt que Cotte avait piqué des deux en entendant les premiers coups de fusil et s’était enfui lâchement en abandonnant sa colonne qui, sans chef, s’était débandée en jettant ses cartouches et ses armes[12].

Nous fîmes halte sur un plateau, les habitans nous apportèrent du pain, du vin et des noix. Puis les récriminations contre le général commencèrent.

Des Brignolais l’accusèrent de n’avoir pas fait distribuer les cartouches dès le matin. Ils lui reprochèrent d’avoir abandonné ses soldats sur la place tandis que leur chef, le brave Giraud, ne voulant pas survivre à la défaite s’était précipité sur l’ennemi le sabre à la main pour se faire tuer. Ils demandaient pourquoi le général n’avait pas su mourir comme le capitaine ?

Je ne répondais rien aux insultes ; mais Almaric, impatienté de ces lâches fanfaronades, leur dit de se retirer à quinze pas et qu’à nombre égal on allait faire le coup de fusil. — Ils n’en demandèrent pas davantage et s’en furent bien vite rejoindre leur héroïque chef qui ne s’était pas fait tuer du tout — au contraire[13].

Quelques patriotes du Luc arrivèrent, ceux-là s’étaient battus, ils n’insultaient personne. Nicolas nous engagea vivement à ne pas rester plus long temps à Moissac où nous n’étions pas en sureté, car on devait être dèja à notre poursuite : quant à lui qui connaissait parfaitement les chemins, il allait tenter de se refugier dans le Piémont après être passé au Luc pour tranquilliser sa femme.

Je proposai alors à mes camarades de marcher sur Digne où la démocratie Bas-Alpine avait son quartier général. — Une voiture passa. — Amalric voulut la faire retourner et me faire monter. Le médecin qui la conduisait me dit qu’il allait à Aups pour soigner un malade et me présenta, en tremblant, un laissez-passer signé d’un chef des Basses-Alpes. Je lui dis de continuer son chemin et je suivis le mien à pied.

Nous arrivâmes le soir à Rodignac. Nous étions à-peu-près cinq cents hommes. — Les femmes pleuraient autour de nous en nous disant d’avoir bon courage. On nous apportait des vivres de tout côté et, quand tout le monde eut son pain, on en chargea un mulet et un cheval qu’on nous donna.

Comme le sac de pain tournait sous le ventre du cheval, je dis d’ôter la selle.

— Non, non, me dit le propriétaire du cheval, la selle vous sera nécessaire pour le monter quand vous aurez mangé le pain.

J’écrivis aux chefs des Basses-Alpes pour les prévenir de notre arrivée et un citoyen de Rodignac se chargea d’aller leur porter ma lettre.

Nous partîmes à huit heures pour nous rendre à Montagnac où nous arrivâmes à dix.

Là on fit halte. Nous avions besoin d’un peu de repos pour partir le lendemain à l’aurore et nous rendre le même jour à Digne.

Nous fûmes reçus dans ce pauvre village aussi fraternellement qu’à Rodignac. Je soupai chez un marchand qui ne pouvait pas me donner un lit parcequ’il n’en avait qu’un et que sa femme était malade ; mais il fut prévenir un de ses voisins qui vint me chercher et m’offrit le sien. — C’était un bon vieillard qui vivait seul avec sa jeune fille. Je trouvai cette douce enfant qui me préparait un vin chaud, et qui me regardait comme une curiosité. Je restai une heure à me chauffer avec eux en leur racontant notre triste combat et je leur parlai du petit fourrier de Vidauban.

— Il est ici, avec son camarade, me dit le vieillard , je les ai fait coucher dans le lit de ma fille.

— Ainsi donc l’un et l’autre vous allez passer la nuit sans dormir ?

— Ne vous occupez pas de nous ; montez clans votre chambre, me dit mon hôte, c’est bien le moins que nous passions une nuit blanche pour des citoyens qui ont voulu nous sauver de l’esclavage.

Je fus me coucher et m’endormis en bénissant l’hospitalité démocratique.

                                             


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[1] Jean-Baptiste Isoard, épicier, maire insurrectionnel, 37 ans.

[2] François Louis Pierre Marie de Gassier, gros propriétaire à Aups et Bauduen. D’après Pierre-Germain Escolle, il avait jeté dans un puits la clef de son coffre et son argenterie.

[3] Ferdinand Martin, dit Bidouré, n’arrivera pas jusqu’à Tourtour. Il fut intercepté en chemin par l’armée du coup d’Etat.

[4] Casimir Héraud, un des chefs de la société secrète brignolaise, membre du conseil de guerre.

[5] Le colonel Sercey, parti de Marseille, arrivé à Brignoles le 9 décembre, marcha effectivement ensuite sur Barjols où il arrive le 10 à 16 heures.

[6] Marcellin Gibelin, dit le Manchot, boucher, 29 ans.

[7] Il ne semble pas que ce soit des Aupsois, mais Hyacinthe Monges, médecin à Baudinard, et Joseph Brunet, clerc d’avoué de Draguignan.

[8] Pierre-Germain Escolle, notaire légitimiste aupsois, qui, contrairement à ce que décrit l’auteur, n’était pas otage mais de faction à la mairie.

[9] Deux cents hommes partirent pour Vérignon prendre les armes du duc de Blacas.

[10] Le portail des Aires.

[11] Localité inconnue. Il semble qu’il s’agisse de Baudinard.

[12] Duteil ne pouvait pas retrouver Cotte à Moissac, ce village n’étant pas sur la route d’Aiguines que celui-ci avait pour mission de rejoindre.

Une partie des Salernois, commandés par Jean-Baptiste Pascal, rejoignirent Duteil à Baudinard (Rodignac dans le texte).

[13] Giraud prendra la fuite avec Antoine Constant via Régusse.