Histoire mouvementée de la gravure des insurgés de l’Albret

article publié dans la Revue de l’Agenais, n°4, 1990

Histoire mouvementée de la gravure des insurgés de l’Albret…

Cette lithographie par qui vient le scandale…

 

La grande histoire de Nérac souffre d’une grande absence d’images au point que par exemple nous ne possédons aucune représentation du château des Albret tel qu’il était avant la destruction de trois de ses ailes pendant La Révolution.

Raison de plus pour nous intéresser aux trop rares gravures de ce passé comme cette désormais célèbre lithographie représentant l’insurrection des républicains de l’Albret contre le coup d’état du prince-président Louis Napoléon Bonaparte, le 4 décembre 1851, que nous avons publiée dans l’étude que nous avons co-signée avec Pierre Robin.

Un dessin qui n’est pas seulement intéressant par l’importance des faits qu’il donne à voir mais encore par son histoire propre que nous soupçonnions et que nous avons récemment découverte dans un dossier[1] des archives départementales dont Mlle Bourrachot nous a aimablement communiqué l’existence.

Mais voyons d’abord la gravure, ou plutôt « les » gravures : dans celle que nous avons publiée, et qui est déposée aux archives départementales[2] on voit les insurgés arriver à l’un des angles de la place du marché qui est mentionnée sur une plaque de rue à droite de la gravure. Il nous a été difficile de repérer l’endroit exact que le dessinateur a voulu montrer, malgré les façades représentées à l’arrière plan, avec les fenêtres et leurs encadrements.

A notre avis, ce lieu ne peut être que l’angle de la rue La Fayette et du cours Romas, vu depuis le cours, ou bien l’angle du cours Romas et de la place des Horloges vu depuis le magasin à cornières dont la municipalité envisage l’acquisition en ce moment. Dans les deux cas les façades actuelles se rapprochent de celles représentées même si existent de nombreuses et importantes différences qui interdisent de donner nos hypothèses comme certaines. Il n’est donc pas impossible d’en proposer de nouvelles…

Quant à la représentation des insurgés eux-mêmes, on peut penser que l’auteur a bien vu passer le défilé, et qu’il connaissait une bonne partie des participants car le dessin semble fidèlement reproduit avec son caractère hétéroclite, de même que l’auteur semble avoir voulu montrer la diversité sociale du mouvement en représentant des ouvriers, des paysans, des bourgeois en redingote et haut de forme. Pareillement, la gravure insiste sur la participation des femmes et montre probablement en son centre le chef de l’insurrection, le républicain Darnospil que toutes les sources nous donnent comme armé d’un sabre et d’un pistolet. Bref une reproduction qui nous paraît fidèle, à tout le moins plausible et qui assortie de sa légende « passage des insurgés à Nérac, le 4 décembre 1851. Départ pour Agen (Lot-et-Garonne) » nous a toujours paru être un bon document iconographique de l’insurrection, sans doute « croqué à chaud » peu après l’événement.

Un problème s’est cependant posé lorsqu’un ami, M. Dupeyron, employé à l’équipement de Nérac, nous a offert une de ces gravures sachant que nous avions étudié l’événement, mais qui était assortie d’une autre légende, beaucoup plus longue et chargée de sens :

« Ce dessin représente le passage à Nérac d’une bande d’insurgés se dirigeant à Agen pour y exercer le pillage et toutes les horreurs dont le socialisme dévastateur voulait souiller la France. Dieu, pour empêcher tant de crimes, arma le bras vainqueur du prince Louis Napoléon qui nous a sauvés des passions révolutionnaires de ces hommes que nous représentons ici. Les amis de l’ordre, de la paix et de la religion se rappelleront avec joie que notre libérateur a su bientôt réprimer et enchaîner les méchants projets de la démagogie sociale. Ce fait eut lieu le 4 décembre 1851. »

Pourquoi deux légendes pour une même gravure ? Compte tenu de la féroce répression qui suivit l’insurrection[3] nous nous doutions qu’il y avait anguille sous roche, et que la publication de ce dessin n’alla pas sans poser problème. Ce que nous ignorions, c’est la nature et l’importance de ces problèmes que révèle le dossier classé lJX4 des archives du Lot-et-Garonne qui démontre que ce dessin eut une naissance des plus mouvementées.

 

Ce dossier se compose d’une série de lettres datées du 30 décembre 1851 au 4 février 1852. La première, signée d’Alphonse Brune, peintre à Nérac, est une requête au sous-préfet pour qu’il « use de son crédit auprès de M. le Préfet pour qu’il ait la bonté de lui donner l’autorisation de publier les épreuves d’un dessin de la manifestation anarchique du 4 décembre » pour lequel il a été engagé par « un grand nombre de personnes honorables de la localité ».

La seconde lettre, du 31 décembre est la lettre du sous-préfet au préfet qui « transmet la lettre du sieur Brune peintre à Nérac qui demande l’autorisation de publier un dessin lithographique représentant le passage dans notre ville, le 4 décembre, de la bande insurrectionnelle qui se portait sur Agen. » Le sous-préfet conclut en écrivant « le croquis de ce dessin m’a été communiqué et je crois que rien ne s’oppose à ce qu’il soit publié », ce que confirme la note préfectorale surajoutée à la lettre le 2 janvier : « répondre qu’il n’y a pas d’obstacle à la lithographie. Dépôt préalable à faire. »

La troisième lettre, du 12 janvier 1852, accompagne l’envoi par l’imprimeur-lithographe, Auguste Lapeyre, de trois exemplaires du dessin intitulé « passage des insurgés à Nérac, le 4 décembre 1851, départ pour Agen (Lot-et-Garonne) » par M. Alphonse Brune qu’il se propose de lithographier à mille épreuves. Et l’imprimeur demande qu’on lui adresse « le récépissé » de ce dépôt.

Hélas, Lapeyre ne recevra jamais le récépissé : la note préfectorale ajoutée au document, datée du lendemain, indique : « invité M. le Maire d’Agen à informer que la lithographie de ce dessin ne peut être autorisée ».

Dès lors, les choses se gâtent : dans une nouvelle lettre du 15 janvier, le sous-préfet de Nérac écrit au préfet pour lui signaler qu’après l’accord que ce dernier lui a signifié le 2 du courant pour que le sieur Brune, peintre à Nérac « publiât une lithographie représentant le passage des insurgés dans cette ville… aujourd’hui cet artiste lui apporte la lettre de son éditeur qui lui fait connaître que les exemplaires publiés ont été saisis par vos ordres, sans qu’il en indique le motif ». Et le sous-préfet termine en disant que « le sieur Brune le prie de demander en quoi il a pu se mettre en contravention aux lois.., et s’il n’est pas possible que l’ordre de saisir le dessin soit levé… »

A réception, les services préfectoraux annotent cette lettre le lendemain de la façon suivante : « Motif de la saisie : exposition en vente avant le récépissé ; il n’y a pas lieu de revenir sur la décision. » En annexe de ce document, on trouve d’ailleurs la lettre de l’imprimeur Lapeyre dans laquelle il annonce au dessinateur Brune que « Monsieur le commissaire de police vient de lui faire saisir tous les exemplaires du dessin qu’il avait, Monsieur le préfet n’en autorisant pas la publication. » Il ajoute : « pour ne pas être poursuivi veuillez ne pas livrer les épreuves que vous avez prises et dans le cas où vous les auriez distribuées, il vous faudra les retirer de suite de chez les souscripteurs ou acquéreurs. Dès que les 28 exemplaires que vous avez seront rentrés entre vos mains vous aurez la bonté de me les faire remettre pour que je les donne immédiatement à M. le commissaire de police qui les attend… »

Huit jours plus tard, le même imprimeur Lapeyre écrit au préfet un long plaidoyer dans lequel il déclare :

« J’étais si convaincu que j’obtiendrais le récépissé immédiatement après le dépôt de la lithographie représentant le passage des insurgés à Nérac que je n’hésitais pas un seul instant de laisser prendre de suite après le dépôt par M. Brune, auteur du dessin, 28 exemplaires pour distribuer aux souscripteurs les plus jaloux de prendre l’image du désordre et du scandale qui s’était accompli sous leurs yeux.

Mon étonnement fut des plus grands lorsque trois jours après mon dépôt je vis saisir chez moi-même les épreuves tirées et la pierre du dessin. Monsieur le commissaire de police me dit que je devrais attendre, d’après la nouvelle loi, le récépissé avant de publier. Je répondis à M. Josnin que j’étais réellement affligé et peiné d’avoir commis une contravention involontaire et je le priai de vous témoigner pour moi Monsieur le préfet tout le regret que j’en avais.

J’écrivis de suite à M. Brune de venir à toute hâte avec les épreuves qu’il avait entre les mains pour vous faire personnellement nos excuses et vous prier de voir dans l’empressement de la publication du dessin l’envie de plaire aux personnes qui attendaient impatiemment la représentation fidèle dune scène du socialisme effréné, passée sous leurs yeux. Voyant que M. Alphonse n’arrivait pas, j’eus l’honneur, il y a huit jours, de me présenter à la préfecture pour vous voir… (M. Sanson) a du vous dire combien je suis peiné d’avoir involontairement commis une contravention. Dans l’entretien que j’eus avec lui, j’appris que la légende ne vous paraissait pas suffisante pour montrer l’horreur de la scène que nous représentions. Je fis remarquer que n’ayant pu m’étendre pour la légende à cause de la marge de la pierre j’avais employé le mot flétrissant Insurgés qui veut dire selon moi rebelle révolté contre l’autorité légitime, que j’étais d’ailleurs prêt à remplacer cette légende par celle qui vous plaira de me dicter.

Depuis cette époque, Monsieur le Préfet, n’ayant eu aucune nouvelle, j’ai l’honneur de venir vous supplier de prendre en considération que c’est involontairement et par ignorance de la nouvelle loi que j’ai commis une irrégularité; et pour ce qui concerne l’esprit de la légende que mon intention a été de faire passer dans la pensée de celui qui verra le tableau de M. Alphonse qu’il représente une scène de jacquerie et une bande d’assassins se rendant à Agen pour y assouvir leur rage…

J’ose espérer Monsieur le Préfet, que par un acte de votre bonté vous daignerez m’accorder le pardon que je sollicite, et me laisserez continuer la publication de la lithographie attendue par tous ceux qui ont vu avec joie le socialisme renversé et qui ont dit « oui » pour notre bon prince Louis-Napoléon. »

 

Sur ce document, un note préfectorale indique « communiqué à M. le procureur de la République à qui un procès-verbal a été remis par M. le commissaire de police d’Agen, afin d’examiner si la raison alléguée mérite d’être prise en considération et si au moyen d’une (modification ?) au texte, la lithographie dont il s’agit pourrait être autorisée. Agen, le 26 janvier 1852 », note signée de la main du Préfet.

Les deux dernières lettres de notre dossier sont du 29 janvier et du 4 février 1852. Dans la première, le procureur de la république annonce « mon intention n’est pas de poursuivre cette affaire devant le tribunal correctionnel… Mais je considère comme inopportune la publication de la lithographie du sieur Brune et je partage à cet égard l’opinion que vous exprimez à M. le Maire d’Agen dans votre lettre du 13 janvier… »

Finalement dans une lettre au préfet du 4 février, l’imprimeur Lapeyre que le procureur de la République s’étant dessaisi de la plainte portée contre lui à cause de la publication du dessin du passage des insurgés à Nérac… et n’ayant fait part du désir que vous auriez que la légende de ce dessin fut plus explicite, j’ai l’honneur de vous adresser trois nouvelles épreuves où le changement a été fait… » Et la note du préfet rajoutée au document clôt le dossier par ces termes : « Envoi à M. le Maire d’Agen d’un exemplaire du dessin revêtu de l’autorisation pour en faire la remise au sieur Lapeyre. »

 

Ainsi donc, après plus d’un mois riche en péripéties la gravure finit par être autorisée à publication, il est vrai au prix d’une République qui par ailleurs n’a plus très longtemps à vivre. Pourquoi une telle mobilisation alors même qu’il est prouvé qu’au départ les autorités et notamment le préfet n’ont rien trouvé à dire à l’encontre du projet de Brune et Lapeyre ?

La raison est à rechercher à notre avis dans les suites de l’insurrection que nous avons décrites dans notre étude : si immédiatement après elle, c’est-à-dire pendant tout le mois de décembre 1851 la répression reste très modérée et se traduit seulement par l’arrestation de quelques meneurs, les choses changent au début de 1852 avec l’intervention de l’armée qui ratisse le pays, procède à des centaines d’arrestations de républicains qui seront ensuite jugés par un tribunal d’exception, la fameuse « commission mixte ». Ce changement, probablement ordonné de Paris est à notre avis la cause principale du revirement des autorités locales qui à partir de janvier, c’est-à-dire de la répression la plus forte, considèrent cette publication comme « inopportune » sans cependant bien savoir comment l’interdire.

Finalement, malgré les réticences du préfet et du procureur de la République, la gravure finira par être publiée. Au prix d’un allongement de sa légende dont-il est plaisant de voir qu’elle fut pratiquement inventée par l’imprimeur qui dans cette affaire semble avoir été beaucoup plus diplomate que l’auteur. Cela signifie-t-il que ce dernier nourrissait quelque penchant pour les insurgés ? C’est possible, tout en restant à démontrer.

Au terme de cette analyse qui fait un peu « l’histoire de l’histoire », nous retiendrons que la parution mouvementée de ce dessin confirme son authenticité, de même que l’importance de l’événement qu’il montre et qui comme nous l’avons déjà écrit « porte bien au-delà d’une journée d’insurrection manquée… » Quant à sa ou plutôt ses légendes, notre lecteur trouvera au terme de leur comparaison ample matière à réflexion sur la liberté d’expression, et à remarquer combien comme les plaisanteries les légendes les plus courtes sont souvent les meilleures…

 

Hubert DELPONT



[1] 1JX4, Archives Départementales de Lot-et-Garonne

[2] Fi 117, Archives Départementales de Lot-et-Garonne.

[3] R.A. N0 1, 1984 R.A. N0 1, 1985. La Résistance républicaine au coup d’Etat du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte dans le Néracais.