La résistance républicaine en Lot-et-Garonne
La résistance républicaine au coup d’Etat du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte en Lot-et-Garonne par Bertrand Carbonnier mémoire de maîtrise sous la direction de Bernard Lachaise et Christine Bouneau Université de Bordeaux 3 – juin 2001 Partie III : Mesure et interprétation des journées de décembre 1851 en Lot-et-Garonne Chapitre VIII : L’analyse sociologique et géographique du mouvement A) Le profil sociologique des opposants
Selon l’historien T.W. Margadant, l’insurrection lot-et-garonnaise a mobilisé 5000 personnes ce qui place le département en 6e position du point de vue de la mobilisation contre le coup d’état derrière les Basses-Alpes, la Drôme, l’Hérault, le Var et le Gers. Margadant a ainsi dressé le tableau détaillé du nombre d’insurgés des principales villes en rébellion (29).
Tableau 8.1 La mobilisation totale des opposants lot-et-garonnais au coup d’Etat du 2 décembre
Le département du Lot-et-Garonne est peuplé par 348000 habitants en décembre 1851[1]. Il y a donc eu 1,4 % de la population lot-et-garonnaise qui a participé de près ou de loin aux troubles ce qui représente un ratio de 1 insurgé pour 69 habitants.
Ces chiffres prouvent une nouvelle fois qu’il n’y a pas eu une levée de boucliers générale contre le coup de force présidentiel dans le département.
L’ensemble des documents consultés ont permis de dressé une liste de 848 individus passés devant le conseil de guerre et les commissions mixtes. Ce total représente seulement 17 % des 5000 personnes opposées au coup d’état présidentiel. Nombreux sont les insurgés ayant réussi à passer entre les filets de la justice. Le tableau ci-après montre les catégories professionnelles de 841 insurgés (7 d’entre eux n’ont pas leur profession mentionnée).
Tableau 8.2 : Les catégories professionnelles des insurgés
Il ressort de ce tableau que le groupe dominant est celui des ouvriers-artisans puisqu’ils représentent 54 % du total. Parmi eux, les artisans du cuir et du textile sont les plus nombreux avec près de 20 % du total. Ils regroupent les tailleurs d’habit, les tisserands et les cordonniers… Les artisans du bois et du métal, du bois et du bâtiment sont également représentés en nombre conséquent (23 % du total). Il faut mentionner la présence de 23 bouchonniers tous originaires de l’arrondissement de Nérac. L’activité bouchonnière concentrait une centaine d’employés dans tout l’arrondissement. Une part importante de ces derniers a grossi les rangs des insurgés. Le chef-lieu de canton de Lavardac possédait notamment un entrepôt de bouteilles d’eau de vie destinées à l’exportation vers Bordeaux par voie fluviale. Les artisans constituent donc bien l’épine dorsale du mouvement lot-et-garonnais. Ces gens de métier parcouraient ou servaient de pivots au monde des campagnes. Ainsi, les charpentiers, les maçons ont sans doute été de maison en maison les meilleurs propagateurs de l’appel aux armes contre le coup d’état présidentiel.
L’analyse de la catégorie des paysans pose un problème puisqu’il est assez inattendu de constater que celle-ci n’atteigne qu’à peine 17,3 % de l’effectif total. C’est ici qu’il faut considérer que « l’insurgé de base » a dû bien souvent échapper à l’arrestation et c’est parce que cet insurgé était un paysan que la proportion de ces derniers est assez faible dans nos données. Beaucoup de paysans ont plus suivi qu’agi. Ils ont donc pu quitter les colonnes et regagner leurs domiciles sans attirer l’attention ce qui n’est guère possible pour un aubergiste, un instituteur ou un avocat. Le tableau sous-estime donc la part des paysans ayant participé à la révolte mais il demeure impossible de savoir dans quelles proportions.
12,7 % des insurgés (108 au total) sont des commerçants c’est à dire des aubergistes, des boulangers, des bouchers. Dans les villages, les auberges, les boulangeries ont été des foyers d’agitation et de propagation de l’idée républicaine. Il est assez significatif que les principaux chefs d’insurrection néracais soient le tapissier Capuron et le boucher Soubiran. C’est dans le petit monde de la boutique que l’on trouve l’essentiel des cadres de la révolte et les plus résolus[2]. La petite bourgeoisie d’intellectuels, d’hommes de loi, de médecins, d’enseignants et d’entrepreneurs représentent eux 10,9 % du total des individus compromis jugés. Il s’agit de la frange cultivée de la population gagnée aux idées démocrates-socialistes. Ces personnes ont d’une certaine façon encadré le mouvement insurrectionnel puisque l’on retrouve la plupart d’entre eux parmi les meneurs à Marmande (les avocats Paul Vergnes et Alexis Lafitteau notamment) à Agen (les avocats Armand Delpech et Louis Vivent) et à Villeneuve-sur-Lot l’huissier François Pouzet. Vingt instituteurs ou professeurs sont à compter au sein des opposants lot-et-garonnais au coup d’état dont douze ont été précédemment révoqués. Ils étaient coupables « d’entretenir dans les esprits de mauvaises pensées » pour les autorités en place[3]. Cinq membres du clergé ont été parmi les membres actifs de l’insurrection.
Le principal représentant de ce courant ecclésiastique lot-et-garonnais favorable aux idées républicaines et hostiles à Louis Napoléon Bonaparte est Jean Lessence, le curé de Londres (canton de Seyches). Né en 1792 à Nérac, il a été ordonné prêtre en 1823. Aux élections de 1848, le curé Lessence s’est présenté comme candidat républicain et a obtenu 2762 voix. Pendant les événements de décembre, il est soupçonné d’avoir crié en chaire : « Je suis né en République, je mourrai en République ». Il a été pour cette raison assigné à résidence à Marmande puis condamné à la surveillance par la police dans le département du Gers avec interdiction de séjour en Lot-et-Garonne et en Gironde[4]. Les membres du corps ecclésiastique sont néanmoins très peu nombreux à avoir participé aux troubles. Ils se sont rangés derrière l’avis de l’évêque d’Agen, lequel s’est prononcé en faveur du coup d’état.
La catégorie des autres métiers ne représente que 3,1% du total. Il est à souligner que neuf fonctionnaires se sont insurgés. Ce sont des receveurs, des employés de mairie. En fait, la très grande majorité des fonctionnaires a suivi les mesures du Président de la République.
Le tableau ne met pas en valeur le rôle tenu par les femmes pendant l’insurrection. La participation de celles-ci a été en fait réduite puisqu’elles sont comptabilisées au nombre de onze jugées par les commissions mixtes. La plupart de ces femmes ont suivi leurs époux dans les colonnes de Marmande et de Nérac. Certaines y ont servi de cantinières comme la bouchonnière de Lavardac Catherine Sabathe.
Les quatre filles du boulanger marmandais Maubourguet ont, elles, suivi leur père jusqu’à Sainte-Bazeille. Pour cette raison, elles ont été conduites à Blaye avec leur père puis enfermées dans le fort du Hâ à Bordeaux. Peu après, elles ont été graciées. Anne Poujolat était, elle, attachée à la maison de Petit-Lafitte en tant que domestique et femme de confiance. Comme elle ne voulait pas révéler à la gendarmerie l’endroit où se cachait son maître, elle a été envoyée en Algérie pour y être assigner à résidence bien que n’ayant nullement participé aux désordres[5].
L’étude sociologique du mouvement insurrectionnel laisse donc apparaître une majorité d’artisans ruraux représentatifs du monde de la boutique ayant joué un rôle prépondérant durant les événements. Ils entraînent dans leur sillage une masse importante de paysans.
La prédominance de ce petit artisanat rural lot-et-garonnais est à mettre en relation avec l’origine géographique des insurgés.
B) L’origine géographique des insurgés
La ventilation des insurgés par arrondissement est la suivante :
Il faut ajouter à ce total les neuf individus originaires d’un département autre que le Lot-et-Garonne. Parmi eux, deux insurgés provenant d’Eymet (Dordogne) et deux autres de La Réole (Gironde) ont participé aux troubles de Marmande. Trois autres originaires de Moissac (Tarn-et-Garonne), Septfonds (Tarn-et-Garonne), Gandaille (Tarn-et-Garonne), Toulouse (Haute-Garonne) ont fait de même à Agen les 3 et 4 décembre. Jean Campagne, lui, venant de Saint-Mat (Lot) a pris part à l’insurrection villeneuvoise. La participation extérieure a donc été relativement faible. Cela prouve une nouvelle fois le manque d’unité des mouvements contestataires[6].
La carte suivante présente la répartition des condamnés par canton. Le nombre de condamnés est proportionnel à l’importance des troubles dans ces mêmes cantons. Carte 8.3 : La répartition des condamnés par canton
Le calcul du ratio sur les condamnés par rapport à la population doit maintenant permettre de déterminer si le mouvement lot-et-garonnais est urbain ou rural. Les tableaux ci-après livrent des éléments de réponse.
Tableau 8.4 : Les pourcentages et les ratio des condamnés par rapport à la population totale des 13 villes lot-et-garonnaises[7]
Il est fait mention dans ce tableau des 12 villes lot-et-garonnaises dont la population dépasse 3000 habitants. 339 insurgés représentant 40.1 % du total (845) proviennent de la ville. Le ratio moyen de 1 insurgé pour 246 habitants est assez faible. La mobilisation des villes a donc été peu importante. Examinons maintenant la situation pour les communes rurales. Tableau 8.5 : Les pourcentages et les ratio des condamnés par rapport à la population totale dans 19 communes rurales
Il est impossible de mentionner toutes les communes rurales. Il est donc préférable de choisir celles où les insurgés y demeurant sont plus de 7. L’échantillon de 20 communes rurales est un échantillon assez représentatif de la mobilisation des campagnes. De fait, on s’aperçoit qu’il y a eu 1 insurgé pour 91 dans les campagnes ce qui est bien supérieur au ratio des villes. Au total, 506 ruraux ont rejoint l’insurrection[8]. Ils représentent 59.9 % de la mobilisation.
Ces deux tableaux mettent en évidence l’isolement des chefs-lieux d’arrondissement au milieu des campagnes et l’engagement des ruraux qui va au-delà de celui manifesté dans les villes.
Le mouvement d’opposition au coup d’état en Lot-et-Garonne est donc bien rural.
A ce stade de notre étude, il est possible de brosser le portrait-type de l’insurgé lot-et-garonnais. Il s’agit d’un homme de 37 ans exerçant un métier manuel non agricole et habitant dans une commune rurale de moins de 3000 habitants. C’est la même définition de l’insurgé français donné par Maurice Agulhon[9]. Il existe néanmoins des différences entre les statistiques nationales et locales que nous allons mettre à jour maintenant.
C) Les comparaisons entre les statistiques nationales et lot-et-garonnaises
Le tableau fournit les éléments de comparaison suivants.
Tableau 8.6 : Comparaison des différentes catégories professionnelles des insurgés[10]
A considérer les statistiques professionnelles du mouvement déjà publiées par l’historien Charles Seignobos mais jamais comparées avec les mouvements régionaux, une première constatation s’impose. Le poids des différentes catégories de métiers est à peu près identique pour la moyenne nationale. Comme pour le Lot-et-Garonne, la masse des 26884 contestataires poursuivis consistait en artisans des bourgs et des petites villes. Ainsi, les cordonniers (1607), les maçons (733), charpentiers (271), forgerons (467), tisserands (462), tailleurs (688) et les tanneurs (238) constituent le gros de la troupe. L’artisan a donc bien été « le sous-officier de l’insurrection »[11]. Celle-ci a été grossie par les professions regroupant la tête du mouvement, les avocats (225), les médecins (325), les pharmaciens (92). Il faut signaler le nombre assez faible d’instituteurs (261 soit 0,9% du total) contre 20 pour le Lot-et-Garonne (2,3% de l’effectif total). Leur importance est relativement faible comparativement à leur nombre et surtout par rapport à leur engagement d’une « guerre sociale » que les autorités les accusaient de prêcher.
Les statistiques lot-et-garonnaises et la moyenne nationale sont à peu près les mêmes. Pourtant, on constate que le mouvement lot-et-garonnais est moins populaire puisque les paysans représentent 27% des insurgés français contre 17,3 dans le département. Sur les 26884 individus répertoriés, il y a ainsi 5423 cultivateurs et 1850 journaliers. L’historien Maurice Agulhon[12] a relevé des proportions de paysans variant suivant plusieurs départements entre 40 et 48 % de l’effectif total. Le Var comportait au sein de l’insurrection 42,6% de paysans, le Vaucluse (40%) et les Basses-Alpes (48%). La résistance républicaine au coup d’état s’est poursuivie dans le temps dans ces trois départements; les troubles ont cessé aux alentours du 13 décembre. Les autorités ont ainsi poursuivi un nombre plus élevé de rebelles lesquels n’ont pu échapper à la justice alors que dans le Lot-et-Garonne les paysans insurgés ont regagné leurs domiciles dès l’échec des colonnes et sont passés inaperçus. Néanmoins cette explication n’enlève rien à la constatation générale qui révèle que les paysans ont été moins nombreux au sein du mouvement insurrectionnel lot-et-garonnais en comparaison avec la moyenne nationale. Moins populaire, il était un peu moins jeune que la moyenne nationale. On peut ainsi relever, sans reproduire le détail des statistiques, que les Lot-et-garonnais de moins de trente ans étaient 29,5 % du total alors que dans la moyenne nationale de cette catégorie d’âge en représentait 35 %.
[1] ADLG, 6 Rev 71, Annuaire de l’année 1851 [2] Cf. Hubert Delpont et Pierre Robin, op. cit. [3] ADLG, 4M24, Rapport de M. Laffargue, commissaire de police à Aiguillon [4] Cf. Chanoine Lassort, « Une victime dans le clergé agenais : M. Jean Lessence, curé de Londres (Canton de Seyches) », R.A, 1961, pp. 47-51 [5] Cf. Jean Tonnadre, « Coup d’Etat du 2 décembre 1851 et internement des insurgés du Lot-et-Garonne dans la citadelle de Blaye », Revue historique de Bordeaux, t. XVII, janvier-juin 1968. p. 41 [6] Cette analyse a pu être effectuée par l’intermédiaire des chiffres figurant en annexe (voir le tableau sur l’origine géographique des insurgés).
[7] ADLG, 6 Rev 71. L’annuaire de l’année 1851 mentionne les statistiques de population commune par commune. [8] Trois insurgés n’ont pas leurs lieux de résidence répertoriés (voir liste en annexe) [9] Maurice Agulhon. op. cit. [10] La catégorie «Autres» comporte les autres professions ainsi que les individus sans profession et ceux dont la profession n’est pas mentionnée. [11] Cf. Georges Duveau, Histoire du peuple français de 1848 à nos jours, éd. Sant’Andréa, Paris, 1953. [12] Maurice Agulhon, op. cit. |