Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

 

DEUXIÈME PARTIE : NOTES ET RÉFLEXIONS

 

DU DROIT

SON ORIGINE – MATÉRIALISME

L’homme, en se considérant dans son individualité, a dû se dire : « J’existe, donc j’ai le droit d’exister. Mes divers besoins sont des manifestations diverses de mon existence ; par conséquent, tous les objets nécessaires à la satisfaction de mes besoins me sont légitimement dus. Donc, j’ai un droit partout où j’ai un intérêt. »

Mais il ne suffit pas d’avoir un droit ; il faut encore le faire valoir, il faut s’en approprier le bénéfice. A cette fin, la nature nous a donné des facultés, des forces. Notre droit, quant à son exercice, est donc limité par notre pouvoir.

En est-il de même lorsque notre droit est en concours avec le droit d’autrui ? Oui, dès l’instant qu’on a admis pour principe de tout droit la loi de l’existence. Car quelle autre autorité que celle de la force viendrait s’interposer entre des intérêts rivaux ? La force, c’est-à-dire l’ensemble des facultés de l’homme, ne lui a-t-elle pas été donnée pour être au service de ses besoins, de son existence, pour lui faire la part de son droit ?

Ainsi, le droit est limité par l’intérêt, et l’exercice du droit est limité par le pouvoir. Au point de vue de la réalité, de la pratique, droit et pouvoir sont donc synonymes. De là dérive le droit de conquête.

Tirant toutes les conséquences de son principe, avec la logique ingénieuse et inflexible de l’intérêt personnel,  l’homme s’est dit : « La terre que j’ai conquise est à moi seul ; tout ce qui est dans son sein, tout ce qui est à sa surface m’appartient exclusivement. Les êtres humains qui la peuplent ne sauraient échapper à cette loi. Ne sont-ils pas nourris par l’épi de blé, qui est lui-même nourri par le suc de ma terre ? C’est donc moi qui leur donne la vie de chaque jour. Sans moi, leur existence se dissoudrait, et leur dépouille serait rendue à mon champ en vertu des lois de la nature. Ils m’appartiennent donc bien légitimement, et ils me doivent même la vie que je leur laisse. »

(Ici, l’on ne fait que la moitié du raisonnement. On oublie de dire que si les hommes ne peuvent vivre qu’avec les produits de la terre, d’un autre côté, la terre ne donne ses produits qu’avec le secours du travail des hommes.)

Telles sont les conséquences du droit de propriété fondé sur le droit de conquête. Il a créé l’esclavage, qui s’est puis tard transformé en servage.

Il a créé aussi le droit d’aînesse. L’aîné a pu dire à son frère cadet : « J’étais là avant toi, j’ai pris possession du logis et des biens de mon père, voilà le fondement de mon droit, voilà ma conquête. »

Conquête pacifique, réglée et sanctionnée par la loi, afin d’éviter les luttes individuelles qui se renouvelleraient trop souvent et troubleraient l’ordre social. 

 

SPIRITUALISME 

La raison humaine s’est ensuite placée à un autre point de vue. Elle a considéré que l’existence est un effet et non pas une cause ; que la première loi qui en découle, la loi de conservation, n’est elle-même qu’une loi de déduction ; que dès lors, il fallait rechercher autre part le principe de la loi, du droit.

Il y a une cause première qui a créé l’espèce humaine ; cette cause, quelle que soit sa nature, s’appelle Dieu.

En donnant la vie à l’homme, Dieu n’a pas voulu faire une chose vaine. Il a voulu sans doute que cette vie pût se développer suivant les lois de sa création ; c’est pourquoi il a donné à l’homme des droits correspondant à ce but. Ainsi, le droit n’a plus pour arbitre unique la force, mais la volonté de Dieu, c’est-à-dire la raison, la justice.

On a ainsi spiritualisé, divinisé même le principe du droit.

 

AUTRE MANIÈRE D’ENVISAGER LA QUESTION 

Nous supposons que la question s’agite entre deux frères, et que l’aîné réclame son droit d’aînesse en vertu du principe exposé plus haut. Le cadet pourra répondre que la loi de conservation ne peut pas être la source, le principe unique du droit ; qu’il y a, à côté de la loi de conservation de l’individu, la loi de conservation de l’humanité.

Cette loi de la conservation de l’espèce humaine est écrite dans l’organisation de l’homme, dans les plus impérieux de ses désirs, qui le poussent à la procréation ; elle est écrite dans son coeur, dans ses sentiments, qui le portent à entourer sa progéniture des soins les plus tendres et les plus dévoués.

A sa naissance, l’enfant a des besoins ; il a donc des droits. Il n’a aucune faculté ; par conséquent il n’a pas de devoir.

Quant au père, il a des devoirs, et n’a pas de droit envers son enfant.  Voilà comment se révèle la loi de conservation de l’espèce humaine dans les actes qui la réalisent : tous les devoirs au père, tous les droits à l’enfant.

Cette loi de la conservation de l’espèce humaine est une loi qui veut le renouvellement et non la durée des individus ; c’est une loi de l’avenir et non du passé ; elle est pour ceux qui viennent et non pour ceux qui s’en vont ; elle convie ces derniers, non à résister à ceux qui viennent, mais à leur céder la place. D’après cette loi de la nature, le fils ne doit pas précéder son père dans la tombe.

Ces mêmes principes s’appliquent au frère aîné à l’égard du frère cadet. Si le premier peut invoquer, pour fonder son droit, le principe de la conservation de l’homme pris individuellement, le second a pour lui la loi de conservation de l’humanité, il a pour lui la loi supérieure. Il peut dire à son frère : « Ton âge t’impose des devoirs et ne te donne pas de droits à l’encontre des miens. »

Les observations qui précèdent peuvent fournir une explication d’un sens élevé à l’anecdote du droit d’aînesse vendu pour un plat de lentilles. Les deux frères cités dans la Bible se disputaient sans doute sur leurs droits respectifs. Ils transigèrent moyennant un plat de lentilles, Esaü comprenant que la date de sa naissance ne lui conférait aucun droit.