Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

 

DEUXIÈME PARTIE : NOTES ET RÉFLEXIONS

 

DU TRAVAIL

L’HOMME DANS LA NATURE 

L’homme possède un double capital, qui lui sert à acquérir les choses nécessaires à la satisfaction de ses besoins : le temps et des facultés.

Considéré dans l’état de nature et d’isolement, l’homme doit procéder de la manière suivante : il doit d’abord s’occuper de donner satisfaction aux besoins les plus urgents, tels que ceux de l’alimentation, et ne s’occuper de donner successivement satisfaction aux autres qu’à raison du degré de nécessité et d’importance qu’il y attache.

L’homme, dans l’état de nature, aura en général peu de besoins. Si la nature s’est montrée prodigue envers lui, si elle a mis à sa portée les objets nécessaires à sa nourriture, à son vêtement, à son logement, l’homme isolé, travaillant directement pour lui-même, travaillant pour satisfaire ses besoins, fera en général une épargne sur son double capital, le temps et ses facultés. Il pourra aussi accumuler les produits de son travail en prévision de l’avenir. Mais il est probable que son épargne portera principalement sur les deux premiers fonds, le temps et les facultés, car cette épargne sera sollicitée par la loi du repos ou par la fainéantise. Tandis que l’épargne sur les produits ou leur accumulation suppose, d’abord, un travail de production fait en dehors de la limite des besoins actuels et en prévision des besoins inconnus ou incertains, ensuite un travail de conservation.

Si la nature se montre plus avare, si au lieu de rapprocher de l’homme les objets nécessaires à la satisfaction de ses besoins, elle les éloigne de lui, l’homme, dans ce cas, puisera successivement dans son triple fonds de réserve, savoir :

Dans la réserve des produits, s’il a fait une réserve ;

Dans le temps réservé au repos ;

Dans ses facultés, auxquelles il imprimera une plus grande activité.

Enfin, si au moyen de cette triple ressource, il ne peut pas satisfaire à tous ses besoins, il soignera les plus impérieux, les plus urgents, et il négligera les autres. Ce sera le commencement de la souffrance, ce sera l’état de misère.

 

L’HOMME DANS LA SOCIÉTÉ 

La condition de l’homme vivant en société est différente, sous le triple rapport :

Des objets servant à la satisfaction de ses besoins ;

Du capital temps ;

Du capital facultés.

Les objets destinés à la satisfaction de ses besoins sont appropriés ; il n’y a pas seulement l’espace entre eux et lui, il y a le droit de propriété.

Le temps est un capital dont il n’a plus le libre emploi. Il ne lui suffit plus, comme à l’homme de la nature, de dire : « Si les choses nécessaires à ma nourriture sont plus rares, plus éloignées de moi, je les chercherai plus longtemps ; au lieu de travailler six heures, je travaillerai dix heures. »> L’homme civilisé ne produisant pas pour ses besoins, mais pour ceux de ses semblables, il ne peut pas étendre facultativement la durée de son travail pour augmenter son produit : il est tenu d’en limiter l’emploi selon les besoins et les ressources de ceux pour lesquels il produit.

Les mêmes observations s’appliquent aussi à l’emploi de ses facultés.

Ainsi, l’homme de la nature puise directement, clans son double trésor, le temps et ses facultés, pour acquérir les choses qui lui sont nécessaires.

L’homme civilisé est obligé de transformer son capital temps et son capital facultés, c’est-à-dire son travail, en un produit ; puis d’échanger ce produit, soit contre de la monnaie, soit contre la chose elle-même dont il a besoin.

Il peut donc arriver, et il arrive fréquemment, en effet, qu’au moment où ses besoins lui coûtent le plus à satisfaire, ses produits lui sont moins demandés et lui sont moins payés. L’échelle des produits, au lieu d’être en proportion directe, est en proportion inverse des besoins.

L’homme civilisé ne peut donc pas, à mesure que les objets nécessaires à son existence augmentent de valeur, prendre davantage sur son capital temps et sur son capital facultés pour les acquérir. Il est privé de cette double ressource ; il n’a que la ressource de l’épargne faite dans le moment où les produits de son travail sont recherchés et bien payés. Mais cette épargne est plus difficile à obtenir, parce qu’elle n’est pas sollicitée par la loi du repos, comme l’épargne du temps et des facultés. Il y a même une sollicitation en sens contraire, car l’homme est naturellement disposé à ne travailler que pour ses besoins présents, et non pour des besoins à venir, qui sont plus ou moins incertains. Aussi, lors qu’un produit est recherché et bien payé, les travailleurs qui créent ce produit ont en général une tendance à diminuer le temps qu’ils consacrent habituellement au travail, en même temps qu’ils songent à donner une plus complète satisfaction à leurs besoins. Mais ils se préoccupent en général fort peu de la question d’épargne.

On pourra opposer à cette conduite du travailleur la conduite du patron, qui a précisément le défaut d’exagérer sa production à mesure que ses produits lui sont plus demandés. Mais cette différence tient à ce que le but direct du patron, c’est de grossir son épargne, son capital, et c’est, en outre, qu’il aperçoit l’utilité et le succès de ses efforts. Tandis que le but de l’ouvrier, le but qui absorbe sa prévoyance, c’est de satisfaire aux besoins de son existence. Il n’a d’ailleurs qu’une part indirecte et presque nulle dans les bénéfices, par l’augmentation de son salaire, lorsque cette augmentation a lieu.

Il faudrait donc associer l’ouvrier aux bénéfices de l’entreprise, car il est fatalement associé aux pertes, qui amènent la suppression ou la réduction de son salaire. Il faudrait faciliter les moyens de former l’épargne, les moyens de la conserver, faire comprendre l’utilité du but et la certitude de l’atteindre ; en un mot, accoutumer le travailleur à voir deux choses dans son travail : la satisfaction des besoins présents et la satisfaction des besoins à venir, et ériger cette maxime en un devoir social de premier ordre.

 

DIVISION DU TRAVAIL 

La division du travail est un élément de progrès pour l’industrie. Elle favorise l’invention des machines et, par suite, elle prépare la domination de l’homme sur le monde matériel extérieur.

Au point de vue de la civilisation, la division du travail mêle et lie les uns aux autres les intérêts des individus et des peuples. Elle tend à faire disparaître les préventions et les préjugés qui existent de nation à nation, et à rendre impossibles les guerres générales.

Au point de vue de la répartition des richesses, la division du travail donne un résultat fort singulier : l’excès de ses produits, qui semblerait de prime abord devoir être une cause d’abondance, est une cause de ruine.

Au point de vue du travailleur, la division du travail rompt l’équilibre entre les facultés physiques du travailleur, parce qu’elle n’en exerce qu’une seule ou un petit nombre. Elle énerve son corps. Elle énerve également ses facultés intellectuelles. Elle tend à affaiblir ses facultés morales, en diminuant les affections de famille et celles qui attachent les individus au sol où ils sont nés.

Ainsi, dans ses rapports avec le corps social, la division du travail est un bien. Dans ses rapports avec l’individu, elle est peut-être un mal, surtout si ses inconvénients ne sont pas corrigés et compensés en partie par une bonne répartition de la richesse publique.

 

DE LA CONCURRENCE 

Concurrence signifie qui fera plus et qui fera mieux. C’est tout à la fois la liberté, l’émulation et le progrès. Association intégrale ou solidarité absolue, cela veut dire qu’on enchaîne le sort des plus actifs à celui des paresseux. Rien ne stimule les paresseux à marcher plus vite ; mais on arrête dans leur élan les hommes actifs. On empêche le progrès. 

 

DES MONOPOLES  

Les monopoles sont un vol aux citoyens ou à la société.

Dans l’état primitif, les citoyens ont des droits absolus et une liberté absolue.

L’être collectif société ne peut prendre de la liberté et des droits des individus que ce qui est strictement nécessaire à son existence. Ce qui est nécessaire à son existence, la société ne peut l’aliéner au profit de certains individus.

Ce qui est nécessaire aujourd’hui au fonctionnement de l’ordre social, peut n’être pas nécessaire demain. Dès que la nécessité cesse, l’emprunt fait à la liberté et aux droits des citoyens doit cesser. Or, le monopole, entre les mains des particuliers, devient une propriété qui met obstacle à cette restitution.

Si la fonction qui est l’objet d’un monopole est d’utilité publique, il faut avoir la certitude qu’elle sera remplie, et qu’elle le sera en vue de cette utilité. Or, on ne peut avoir cette certitude qu’autant que la fonction est confiée à un agent du gouvernement.

Si elle est confiée à un simple particulier, celui-ci ne l’exploitera qu’en vue de son intérêt privé, et non en vue de l’utilité publique. Il cessera même de remplir la fonction, s’il n’y trouve pas son intérêt. 

 

SUR L’ÉCONOMIE POLITIQUE

Comparer la liste de nos besoins avec celle de nos produits.

Si la première est plus forte que la seconde, il y a disette, privation, pauvreté. Si la seconde est égale ou plus forte, il y a aisance, richesse.

S’il était possible de mettre à la disposition de chaque individu tous les objets correspondant à ses divers besoins, dans les premières qualités et en aussi grande quantité qu’il le désirerait, sans aucun travail de sa part, au moyen de machines par exemple, chaque individu pourrait avoir l’existence luxueuse d’un prince, sans que cela nuisît à personne.

Je crois que cette facilité de se procurer des richesses émousserait les jouissances, car elle amortirait les désirs par une satisfaction toujours actuelle des besoins. Or, les désirs sont un aiguillon nécessaire.

Puisque nos besoins constituent notre pauvreté, et que nos produits destinés à les satisfaire constituent notre richesse, il semble qu’on doive en conclure que plus on augmente les produits, plus on augmente la richesse, et qu’ainsi, on doive pousser à une production indéfinie. Cependant, une trop grande production peut devenir une cause de perturbation et de ruine, si elle n’est pas suivie d’échanges en proportion directe.

Mais l’échange suit la marche de la consommation, et la consommation n’augmente pas en raison de la production.

Supposons qu’à un moment donné les fabricants de draps aient doublé la quantité de leurs tissus ; que les tailleurs aient doublé le nombre des habits confectionnés, et les cordonniers le nombre de leurs souliers. Il est probable, quelle que soit d’ailleurs l’aisance publique, que la consommation augmentera de fort peu. On ne fait pas provision d’habits, de souliers, alors même que le prix en serait moindre, d’abord parce qu’une provision de celle nature est un capital mort, ensuite parce que c’est un capital qui se détériore. C’est pourquoi, dès qu’une nature de produits dépasse les besoins de la consommation, la part excédante reste entre les mains du producteur, à l’état de capital mort.

Le fabricant qui ne peut pas vendre tous ses produits diminue immédiatement sa production, car les produits qui ont précédé étaient destinés à être vendus et à former les capitaux nécessaires à la création de nouveaux produits. S’il ne les vend pas, c’est un capital immobilisé, un capital inutile. Pour continuer ses opérations, le fabricant serait alors obligé de se procurer autre part des capitaux qu’il paierait fort cher ; et les nouveaux produits qu’il créerait seraient une nouvelle cause de dépréciation pour les anciens.

Il en résulte que le malheureux ouvrier, qui n’a pas de capital, qui vivait au jour le jour de son travail, se trouve tout à coup privé de ses moyens d’existence et réduit à la misère.

Les choses ne se passent pas ainsi clans l’agriculture. Le capital principal est immobilier ; il n’est pas destiné à être échangé afin de donner naissance à de nouveaux produits. Il reste ; il est permanent. Quant aux capitaux dont l’avance est nécessaire pour une nouvelle production, ils sont peu importants ; ils sont dans la main du cultivateur. Aussi, quelque abondante qu’ait été la récolte précédente, quelque vil qu’en ait été le prix, il n’hésite pas à faire les préparatifs d’une nouvelle moisson et à recommencer à peu près les mêmes travaux.

Remarquons aussi que le cultivateur trouve dans ses produits les moyens de satisfaire à ses besoins les plus impérieux, à son alimentation. Lorsque ses produits ne dépassent pas ses besoins, ou lorsqu’il ne peut pas les vendre, il ne souffre que par la non-satisfaction de besoins secondaires.