Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

PREMIÈRE PARTIE

 

 

IX     DERNIÈRES ANNÉES

La retraite volontaire de Brillier, en lui permettant de prendre quelque soin de sa santé compromise, ne le laissa point pourtant dans un repos complet. Sollicité à chaque instant par ses amis et coreligionnaires politiques de les aider de son influence, de leur apporter la lumière de ses conseils ; consulté par les corporations voyant leurs intérêts méconnus ou compromis, il continuait de se dépenser pour tous avec un empressement désintéressé, qui lui conserva jusqu’à la fin la reconnaissance et la sympathie de toute la démocratie dans la région viennoise.

La marche des événements politiques ne le laissait pas non plus indifférent. Bien que le parti républicain fût au pouvoir, les difficultés gouvernementales n’étaient point toutes aplanies, les transformations nécessaires n’étaient pas non plus complètement réalisées, et les unes et les autres devaient, longtemps encore, appeler l’étude réfléchie d’hommes ayant, comme Brillier, pris une part active à la marche des affaires publiques et traversé des époques tourmentées. C’est ainsi que la question du rétablissement du scrutin de liste, question posée par Gambetta, et dont l’échec devant la Chambre amena la chute de son ministère au début de 1882, fut suivie très attentivement par Brillier, partisan résolu de la réforme.

Rangé naguère, avec le groupe de l’Union républicaine, sous la direction politique de Gambetta dont il avait, en 1870, admiré l’ardent patriotisme et, depuis, secondé de son mieux les brillants efforts, il fut très affecté parla mort du grand tribun, survenue à la fin de cette même année 1882.

 

Léon Gambetta

L’année suivante fut marquée, pour Brillier, par un accident grave : en revenant du Midi, il fut frappé de paralysie partielle, et, malgré les soins les plus assidus, resta souffrant durant plusieurs années. Pour achever de se remettre, il dut se retirer dans la banlieue de Vienne et s’y isoler en ne recevant plus que ses intimes.

Cependant, son désir de rendre service et d’être encore utile était tel qu’en 1884, il eut l’énergie de mener une vigoureuse campagne en faveur des instituteurs de Vienne, menacés dans leurs intérêts par une importante fraction de la municipalité d’alors, qui leur voulait retirer l’indemnité de logement. Le débat fut très vif. Brillier s’y engagea avec une ardeur toute juvénile. Son argumentation, étayée sur sa profonde science de juriste et qu’il développa dans une longue consultation, vint à bout des résistances et, finalement, une délibération du conseil municipal, prise par 11 voix contre 9, donna gain de cause aux instituteurs. En cette circonstance, Brillier avait trouvé devant lui des adversaires qui, auparavant, le vénéraient comme un maître, et que lui-même avait toujours accueillis avec affection. Mais le sentiment du devoir était chez lui trop absolu pour que, même au prix d’anciennes amitiés, il hésitât un instant à y conformer sa conduite, lorsqu’en interrogeant sa conscience, il avait la certitude de défendre la vérité et de soutenir une cause juste.

Les élections générales de 1885 furent une des dernières occasions qu’eut Brillier de mettre sa longue expérience politique au service de la cause républicaine. De divers points, on venait le consulter sur le choix des candidats, sur le programme à leur imposer, et ses avis, qu’on savait donnés avec un esprit de parfaite impartialité et en vue seulement de l’union pour le bien de la République, mettaient souvent fin aux rivalités personnelles et décidaient généralement du succès. Son concours était d’autant plus nécessaire qu’à cette époque, les républicains, sûrs désormais de leur majorité dans le pays et ne redoutant plus leurs adversaires, commençaient à se diviser, ce qui compromit d’ailleurs un instant le résultat des élections de 1885.

Au début de cette même année, Brillier avait envoyé au sous-préfet sa démission de président du Comité consultatif de Vienne, fonctions dont il ne pouvait plus s’occuper, et les dernières le rattachant encore à un rôle public.

 

Réfugié tout à fait, désormais, au milieu de ses chers livres, menant l’existence modeste qui convenait à ses goûts simples, il partageait les heures de repos que lui laissait la maladie entre la lecture et les études sur la législation, la philosophie, l’histoire, la politique. Excellent latiniste, il se complaisait particulièrement dans les recherches sur des ouvrages anciens traitant du droit, de questions religieuses, des coutumes, des moeurs, recherches qu’il consignait dans de nombreuses notes,ou traduisait en réflexions dont quelque-unes sont insérées à la fin de ce volume.

L’âge l’affaiblissait chaque jour ; son affection chronique des bronches l’incommodait de plus en plus. Il en vint à réduire, puis à supprimer les promenades qu’il aimait à faire le long du Rhône, et à se borner à prendre l’air dans un coin de jardin, derrière sa maison. Célibataire, il n’avait auprès de lui que des soins mercenaires dont, avec sa bonté peu exigeante, il se déclarait satisfait et qu’il sut d’ailleurs reconnaître.

Dans la dernière année, il fit appeler une soeur affectionnée, celle à qui ce livre est dédié, qui l’entoura des soins les plus dévoués et les plus attentifs. Mais on ne pouvait triompher d’une maladie que son grand âge rendait inguérissable : sa faiblesse augmentant, il dut se résigner à garder la chambre durant tout l’hiver, et, le 20 février 1888, il s’éteignit doucement, entouré de parents et de quelques amis.

La mort, qu’il avait vue venir avec une impassibilité de stoïcien, lui épargna, à lui, la victime du 2 décembre, le triste spectacle de la crise boulangiste, qui commençait à peine et ne devint réellement menaçante que deux ans après.

Fidèle aux convictions de toute sa vie, Brillier, en traçant ses dernières volontés, avait laissé l’écrit suivant :

Je désire que mes obsèques soient des plus simples, qu’on dérange le moins de monde possible, qu’il n’y ait pas de prêtre à mon enterrement, pas de discours sur ma tombe.

Ces recommandations furent scrupuleusement respectées.

La ville de Vienne, reconnaissante des nombreux services qu’à divers titres, il avait rendus à sa population, fit à son ancien maire de magnifiques funérailles. Voici en quels termes le Lyon Républicain du 1er mars 1888 relate cette imposante cérémonie :

Les funérailles civiles de M. Brillier, ancien représentant du peuple en 1848, ancien préfet de l’Isère, ancien sénateur, ont eu lieu hier à Vienne.

Le cortège s’est formé vers quatre heures devant la maison mortuaire, rue Vimaine. Malgré le mauvais temps, malgré la neige dont les campagnes sont couvertes, la plupart des communes environnantes avaient envoyé des délégations pour rendre un dernier hommage au citoyen qui lutta toute sa vie pour le triomphe de la liberté.

Il y avait là, également, toute la démocratie de Vienne et quelques Lyonnais. On peut évaluer enfin à trois mille le nombre des citoyens qui suivaient le cercueil.

Marchaient en tête les élèves des écoles communales ; puis venaient les délégations des Touristes et la Société de gymnastique, l’Union Viennoise, la Fanfare de la Porte-de-Lyon, sa bannière cravatée de deuil ; la Société de la Libre-Pensée, représentant le Comité radical, le Cercle démocratique, représentant le Comité central.

Des élèves des écoles portant les couronnes précédaient le cercueil. Les couronnes avaient été offertes par la Société de la Libre-Pensée, le Cercle démocratique, le Cercle progressiste des Travailleurs, le Conseil municipal de Vienne et une école communale ; elles étaient en perles noires et blanches et en immortelle.

Le cercueil, recouvert du drap mortuaire de la Libre Pensée, disparaissait sous des couronnes de fleurs naturelles.

MM. Delatte, préfet de l’Isère, Edouard Rey, sénateur, Jouffray, maire, et Chollier, ancien banquier, tenaient les cordons du poêle.

Le deuil était conduit par M. Brillier, d’Heyrieux, frère du défunt, son neveu, M. Berthet, sous-directeur de l’octroi de Lyon, M. Rosier, juge de paix de La Verpillière, etc.

Nous avons remarqué dans le cortège, MM. Rivet, Aristide Rey et Dubost, députés de l’Isère ; Gaillard, conseiller général ; Gondin et Langlois, conseillers d’arrondissement et plusieurs de leurs collègues ; Bouffier, adjoint au maire de Lyon ; le lieutenant-colonel et les officiers du 22e de ligne.

MM. Berger et Bouvagnet, adjoints au maire de Vienne, et le Conseil municipal au complet ; le Directeur et plusieurs employés de l’octroi de Lyon ; le maire de Feyzin et ses adjoints ; de nombreux maires de l’arrondissement ; des délégations de toutes les sociétés de secours mutuels dont celle des Arts et Métiers, des Loges maçonniques, du Collège, des Sapeurs-pompiers, etc.

Sur tout le parcours, une foule nombreuse et recueillie stationnait. Selon la volonté expresse du défunt, aucun discours n’a été prononcé.

En l’absence d’indication précise de Brillier, sa famille crut répondre à sa volonté secrète en laissant sa sépulture à Vienne, sa ville d’adoption, où s’était écoulée toute son existence d’homme, qu’il avait longtemps administrée comme conseiller municipal ou comme maire ; la ville qui, après lui avoir ouvert la voie politique, lui avait gardé une profonde gratitude pour l’honneur que son nom fit rejaillir sur elle, et que lui-même, malgré les instances des siens, désireux de l’avoir près d’eux vers la fin de sa vie, il ne voulut jamais quitter.

Il repose au sommet du pittoresque cimetière de Vienne, à coté du monument élevé à la mémoire des Enfants de l’Isère morts pour la patrie, dans un modeste tombeau érigé par les soins de sa famille, et sur la face duquel son image revit en un médaillon de bronze, oeuvre du sculpteur Pagny.

 

Après avoir rendu à Brillier un éclatant hommage en l’accompagnant en foule à sa dernière demeure, la démocratie viennoise voulut encore que le souvenir de cet homme éminent fût conservé en même temps que son exemple. Dans ce but, une pétition fut rédigée, mise en circulation, couverte de signatures en quelques jours, puis remise à la municipalité, qui s’empressa de l’accueillir. Voici cette pétition, suivie de la délibération du conseil municipal donnant satisfaction aux pétitionnaires :

Extrait des registres des délibérations du Conseil municipal de Vienne.

Séance du 21 avril 1888.

Etaient présents : MM. Jouffray, maire, président, Bouvagnet, Montagnon, Eymin, Calet, Nicaise, Berger, Loup, Dorey, Monnet, Remuet, Bailly, Daix, Pichon, Gouy, Ruf, Argoud, Bertrand.

M. le Maire donne lecture de la pétition suivante :

« Messieurs, le doyen de la démocratie dauphinoise, M. Brillier, est mort laissant dans nos coeurs d’unanimes regrets. Les républicains de la ville de Vienne ne pouvaient avoir oublié les services qu’il a rendus à la cause de la liberté. Tour à tour représentant du peuple, député, préfet, sénateur, M. Brillier n’a cessé de combattre en faveur du progrès, avec cette énergie et cette persévérance de vues qui n’appartiennent qu’aux natures vigoureuses, droites et convaincues. Chez lui, le sentiment du devoir était si vif que toute faiblesse, même dans les moments les plus critiques, lui apparaissait comme une faute honteuse. Aussi l’heure vint-elle où il n’hésita pas à jouer sa vie pour défendre ses idées et les droits de ses concitoyens. Son nom est à jamais lié au souvenir de la barricade Sainte-Marguerite, où il fut le digne compagnon d’un martyr.

Comme homme public, M. Brillier a donné l’exemple d’un désintéressement sans égal. Après avoir passé par les situations politiques et administratives les plus élevées, il est rentré pauvre dans la vie privée, laissant à d’autres les appointements et les honneurs, parce que dans l’exagération de son honnêteté et de sa modestie, il ne croyait pas que son grand âge lui permit de rendre des services suffisants. Ces scrupules, venant après les preuves d’un si noble courage, peignent tout entier l’homme que nous regrettons et dont les vertus austères furent dignes d’un autre âge.

Un tel exemple ne doit pas être perdu.

C’est pour cela, Messieurs, que nous vous prions de prendre telles mesures qui rappellent le souvenir d’une existence toute vouée à la liberté et au bien, en plaçant, soit au cimetière, soit à l’Hôtel de Ville, le buste du républicain dont nous pleurons la perte, et en donnant son nom à l’une de nos rues.

Suivent les signatures. »

 

Le Conseil s’associant à l’unanimité à la pensée qui a inspiré les auteurs de la pétition, et voulant perpétuer le souvenir des grands exemples donnés par M. Brillier, décide :

1° Uncrédit de cinq cents francs est voté pour le placement, à l’Hôtel de Ville, d’un buste de l’ancien compagnon de Baudin sur la barricade Sainte-Marguerite ;

2° A partir de ce jour, le cours dit « de la Caserne » portera le nom de « Cours Brillier ».

Certifié conforme,

Le Maire, Jouffray

 

C’est en effet un noble exemple à donner aux enfants du peuple, que l’exemple de ce fils de paysan sans fortune, acharné à s’instruire, poursuivant opiniâtrement ses études sans se rebuter des difficultés et des privations, parvenant à prendre ses grades universitaires, à passer ses examens de droit, exerçant supérieurement ensuite la profession d’avocat, et, au cours d’une carrière honorablement parcourue, porté au Parlement par la confiance de ses concitoyens, et s’y faisant aussitôt sa place parmi les plus éclairés, les plus écoutés et les plus sages.

Cette ascension continue, qui le conduit sans autre appui que lui-même vers les sommets où atteignent seules les organisations d’élite, Brillier l’accomplit d’une marche régulière et sûre, grâce à deux qualités maîtresses associées à ses puissantes facultés : une volonté énergique, et le sentiment du devoir dans ce que ce mot a de plus absolu.

A l’aide de la volonté, si fermement reflétée sur son visage, Brillier surmonte résolument les obstacles placés sur sa roule, et fait avec sang-froid face aux circonstances, si graves ou si périlleuses qu’elles soient. Le devoir est sa boussole, son guide constant et inflexible dans sa vie privée comme dans sa vie publique. C’est par sa fidélité au devoir qu’il réalise l’admirable unité d’une existence où l’on ne relève aucune faiblesse, aucune défaillance, dans le cours si mouvementé des événements auxquels pendant près de soixante ans il a été mêlé.

 

Par la date de ses débuts parlementaires, Brillier se rattache aux hommes de 48 à qui, tout en proclamant leur honnêteté, on a reproché d’avoir été en politique des rêveurs et des utopistes. Mais si ce reproche était fondé à l’égard de quelques-uns, il ne pouvait sans injustice s’appliquer à lui. Toute sa correspondance, tous ses actes montrent que, dans les moments critiques, dans les périodes de crise, sa clairvoyance ne fut jamais en défaut. Caractère froid, réfléchi, esprit sagace, méthodique, il ne versa jamais non plus dans l’utopie. Il ne se payait pas de mots, il allait au fond des choses et ne recherchait en tout que les solutions pratiques. Aussi, n’hésita-t-il point, en 1848 comme en 1871, à se séparer nettement des exaltés et des violents.

 

Bien qu’à la base de son instruction, il ait traversé le séminaire, Brillier s’était dès l’âge d’homme affranchi de l’esclavage intellectuel du dogme. Son esprit précis, sa forte logique ne pouvaient en effet s’accommoder longtemps d’une religion basée sur la révélation, le surnaturel et le miracle. En outre du rôle dominateur et tyrannique que s’attribuait le clergé dans le domaine politique et social, l’hostilité systématique du prêtre à toutes les idées de progrès, sa constante alliance avec les plus acharnés ennemis de la liberté et de la science, lui semblaient particulièrement haïssables.

Mais il restait respectueux des croyances d’autrui, des convictions religieuses intimes, lorsqu’elles lui paraissaient sincères. Sa tolérance philosophique s’inspirant de la conception supérieure qu’il avait de la justice, le faisait hautement impartial. Sa réputation à cet égard était si bien établie qu’on vit des curés de village, fixés pourtant sur ses idées anticléricales, recourir à lui comme arbitre dans des démêlés avec leurs communes. Et quelle plus touchante preuve de l’absence de toute étroitesse sectaire que les lignes suivantes, écrites à une parente qui lui confiait de graves chagrins domestiques dont, disait-elle, elle ne parvenait à surmonter un peu l’amertume qu’à l’aide de son ardente foi religieuse : « Je n’approuve point le jugement que vous portez sur vous. Je suis convaincu que, sans le secours de votre foi, votre droite raison vous aurait fait reconnaître et votre dignité personnelle vous aurait fait suivre la voie qui convenait. Mais puisque vous trouvez un précieux appui dans votre foi, gardez soigneusement votre foi. On n’a jamais trop de soutiens pour cheminer sûrement au travers des écueils de la vie. »

 

Ses humbles origines firent de Brillier l’ami des humbles. Il en donna de constantes preuves, soit dans sa vie privée, soit dans son passage à la municipalité de Vienne, soit par son attitude et ses votes au conseil général ou au Parlement. Sorti du peuple, il consacra sa vie à être utile au peuple que, d’ailleurs, dans son austère compréhension du devoir, il ne flatta jamais.

Tous ses efforts tendirent à améliorer son sort, à le relever en l’instruisant, en l’éclairant sur ses obligations autant que sur ses droits, et à l’amener ainsi à la conquête pacifique de sa part légitime de bien-être et de justice. Et le peuple, qui peut se tromper, mais qui n’est point ingrat, sut reconnaître en Brillier un de ses plus fermes soutiens, un de ses plus dévoués défenseurs, et le lui montra en l’honorant jusqu’à la fin des marques répétées de sa confiance.

 

Tel fut ce grand citoyen, qui mit tout son cœur généreux, toute son âme intrépide, toute sa puissante intel ligence au service de son pays qu’il aima en sincère patriote, comme il aima la République et la liberté.

Par sa vie admirable, toute consacrée à la démocratie et au bien public, Brillier est le digne descendant de ces courageux députés des Etats du Dauphiné qui, dès 1788, réunis à Vizille malgré les menaces du pouvoir royal, eurent, des premiers, la gloire d’inscrire dans leurs célèbres cahiers, les principes de notre émancipation politique et sociale proclamés un an plus tard par la Révolution française.