Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

 PREMIÈRE PARTIE

 

II     RÉVOLUTION DE 1848. ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

En même temps qu’il se faisait connaître et apprécier comme avocat, Brillier se mêlait activement au mouvement libéral qui marqua les dernières années du règne de Louis-Philippe.

La royauté constitutionnelle installée en 1830 eut des commencements orageux. Des soulèvements éclatèrent à Paris, à Lyon, à Grenoble, en Vendée ; plusieurs attentats eurent lieu, des complots furent découverts parmi lesquels les coups de main de Louis-Napoléon Bonaparte. Puis le calme se fit, du moins à la surface. Le roi s’était rendu sympathique par la simplicité de ses moeurset la dignité de sa vie. Il savait à propos faire de la popularité. Mais il était au fond très jaloux de son autorité et si, au début, il dissimula ses aspirations, ses efforts n’en tendirent pas moins d’une manière plus ou moins sournoise à l’établissement d’un gouvernement personnel.

De son côté, le pays, singulièrement déçu après la révolution de 1830, finit par s’apercevoir qu’il n’avait que les apparences du régime parlementaire, et par se lasser de la corruption régnante. Il réclama des réformes et, au premier rang, la réforme électorale qui, tout d’abord, se bornait à ce qu’on appelait l’adjonction des capacités, et à l’abaissement du cens électoral. Mais c’est en vain que, durant plusieurs années, l’opposition présenta des projets de loi en vue de réaliser ces améliorations. A la fin, désespérant de rien obtenir du gouvernement par les moyens ordinaires, elle résolut de créer un mouvement d’opinion dans le pays ; elle organisa en faveur de la réforme un pétitionnement monstre qui devait être signé dans des banquets.

Le premier de ces banquets eut lieu au mois de juillet 1847, à Paris. Ils se succédèrent ensuite en province, et l’effet produit par toute la France fut énorme.

Vienne eut aussi son banquet réformiste. Il devait avoir lieu le 20 décembre 1847. Prétextant de ce qu’une partie de l’immeuble où l’on devait le tenir était affectée à une caserne, ce qui pouvait troubler l’ordre par le contact des militaires avec les personnes se rendant au banquet, le sous-préfet prit un arrêté interdisant au propriétaire de l’immeuble de prêter son local aux organisateurs. Ledit arrêté fut notifié à Brillier, remplissant alors comme premier conseiller municipal inscrit les fonctions de maire. Le banquet eut lieu en un autre endroit, et tout s’y passa correctement. La mesure sous-préfectorale n’eut d’autre conséquence que d’attirer à son auteur une leçon finement donnée dans la lettre suivante :

J’ai appris, Monsieur le sous-préfet, qu’au même instant où vous m’adressiez une copie de votre arrêté, vous en faisiez parvenir une autre à Monsieur le commissaire de police, en le chargeant directement de l’exécution de cette mesure de sûreté. Cela m’a profondément étonné.

Vous êtes trop pénétré, Monsieur le sous-préfet, de l’importance, des fonctions administratives et des principes de hiérarchie pour vouloir y porter aucune atteinte. Cependant, en transmettant des ordres directs à M. le commissaire de police, vous avez rompu l’unité du rouage administratif, vous avez porté atteinte à la dignité des fonctions que j’exerce et dont je veux conserver le dépôt intact.

Je n’ai refusé, ni négligé de faire exécuter votre arrêté ; en vous accusant réception, j’ai dit au contraire que je prendrais toutes les mesures nécessaires. Je l’ai si bien fait qu’il n’y a eu qu’une simple protestation par huissier de la part de ceux à qui s’adressaient les prohibitions de votre arrêté. Il n’y avait donc, Monsieur le sous-préfet, aucun motif de droit ni de convenance à prendre une mesure qui semblait faire supposer que l’on craignait une négligence de ma part.

On retrouve dans ces quelques lignes, où perce une ironie de bon ton, la façon à la fois nette, ferme et courtoise de discuter de Brillier.

 

On sait avec quelle foudroyante rapidité les événements d’où sortit la République se précipitèrent. Un second banquet réformiste, qui devait avoir lieu à Paris au mois de janvier 1848, fut interdit. Les organisateurs le maintinrent en le renvoyant au 22 février et en décidant qu’on s’y rendrait en cortège. Le jour venu, Paris fut en ébullition. Le 23, la ville était occupée militairement et la garde nationale était convoquée. Brusquement, dans la soirée, les choses s’aggravèrent : des bandes circulaient, une foule énorme entourait les troupes. Un coup de fusil parti d’un groupe mit le feu aux poudres et fut le signal de l’insurrection.

Le lendemain, 24 février, plus de quinze cents barricades surgirent dans tous les quartiers de Paris ; les troupes furent partout débordées ; une partie de la garde nationale fit défection, et un peuple immense se porta aux Tuileries, qui furent envahies. A midi, Louis-Philippe signait son abdication. On n’eut pas même le temps de la publier car, le soir, un gouvernement provisoire, était formé et s’installait à l’Hôtel de Ville.

Il ne rencontra d’ailleurs aucune résistance dans les départements. Son premier soin fut de proclamer le suffrage universel, qui remplaçait 250.000 censitaires par plus de 9 millions d’électeurs. Un décret convoqua tous les citoyens majeurs à élire, au scrutin de liste départemental, une Assemblée constituante.

Les élections, fixées d’abord au 9 avril, furent renvoyées au 23. Sur 900 représentants, il y eut près de 800 républicains élus, en grande majorité hostiles aux idées socialistes. La liste républicaine de l’Isère passa tout entière ; Brillier y figurait au 1er rang avec 99.197 voix. Il n’avait accepté la candidature que sur les instances de ses amis, avec la pensée de n’être point trop longtemps éloigné de Vienne, le mandat de l’Assemblée devant être fort court, et de reprendre ensuite sa profession d’avocat.

 

L’Assemblée se réunit le 4 mai. Son hostilité à l’égard des ouvriers de Paris amena la manifestation du 15 mai qui, elle-même, eut pour conséquence la suppression des ateliers nationaux. Privés brusquement de leur moyen d’existence, les ouvriers protestèrent et, le 23 juin, éclata une terrible insurrection qui ne fut vaincue qu’après une sanglante lutte de quatre jours. Il s’en suivit la mise en état de siège de Paris.

 

Les socialistes de province, — on les appelait alors « communistes », — s’émurent de ces rigueurs, pourtant nécessaires en la circonstance. Dans une lettre datée du 5 août 1848, Brillier donnait son sentiment sur ces troubles regrettables, qu’avec sa haute raison, il ne pouvait que condamner :

Vous me dites, écrivait-il, que les communistes blâment l’état de siège et ceux qui l’ont voté. C’est vraiment très naïf de leur part ; il eût été mieux sans doute, à leur point de vue, de ne pas se défendre contre l’insurrection. Ils sont dans leur rôle, car ils prônent ainsi leur propre cause. Quant à moi, autant j’ai de respect pour les doctrines qui ne s’adressent qu’à la raison et ne se développent que pacifiquement, autant je me sens disposé à combattre par les moyens les plus énergiques celles qui veulent s’imposer par la violence.

Ces troubles calmés, on se remit à l’élaboration de la Constitution, qui fut acceptée le 4 novembre. Puis les collèges furent convoqués pour l’élection du Président de la République par le suffrage universel, et, le 10 décembre, Louis-Napoléon était élu par 5 millions et demi de voix.

Cette élection, résultat de l’entraînement populaire sur le nom de Napoléon, et des souvenirs vivaces laissés par le premier Empire, étonna beaucoup de républicains, en même temps qu’elle fit éclater dans certains milieux équivoques un enthousiasme malsain. Cet état d’esprit est dépeint dans une autre lettre écrite par Brillier, le 12 décembre, dont suit un extrait :

Je suis vraiment surpris du mouvement de l’opinion publique dans nos pays, en faveur de la candidature de Louis Bonaparte. Je croyais que les habitants de la campagne avaient plus de confiance dans les hommes qui sont nés au milieu d’eux, dont ils connaissent toute la vie, dont ils ont accepté jusqu’ici la direction politique. Je m’étais trompé. Dieu veuille qu’ils ne se trompent pas eux-mêmes dans le choix de leur candidat ! Dieu veuille que cette candidature ne soit pas le signal de nouveaux malheurs pour notre pays.

Les élections de Paris se sont faites avec un calme et un ordre parfaits, sauf quelques attroupements qui ont parcouru diverses rues en chantant : A bas Cavaignac ! sur l’air des lampions. Il y en avait même qui chantaient : Cavaignac à la lanterne ! Cavaignac on le pendra !… Ils sont venus jusqu’à la rue de Varennes où est la résidence de Cavaignac, et ils ont défilé sous mes fenêtres vers onze heures du soir. Ils portaient des drapeaux dont, de ma croisée, je n’ai pu voir que la couleur rouge. L’attroupement n’était pas considérable ; il ne se composait que de quelques centaines de personnes.

Notre position devient difficile. Les partisans de Bonaparte sont dans un état d’exaltation extrême.

II y a, dans cette dernière lettre, un accent d’inquiétude, et comme le pressentiment des catastrophes qui furent la conséquence de l’élection présidentielle du 10 décembre.

 

Le nouveau Président, une fois installé, constitua un ministère pris clans la droite de l’Assemblée, c’est-à-dire dans la minorité. Il se produisit alors, de complicité avec le gouvernement, un mouvement semblable à celui qui, plus tard, eut lieu contre l’Assemblée nationale de 1871 pour la forcer à se dissoudre. Seulement, en 1848, ce fut la minorité royaliste et bonapartiste qui poussa à la dissolution, on devine aisément dans quel but. La majorité républicaine, un peu désorientée par l’élection présidentielle, se laissa faire, et la proposition Rateau, qui fixait une date pour la dissolution de l’Assemblée, fut votée au début de 1849. Brillier vota contre. « L’Assemblée, disait-il, est venue pour faire une oeuvre spéciale, pour constituer le pays. Or, il serait contraire à la dignité de l’Assemblée de lui limiter le temps nécessaire à l’accomplissement de cette oeuvre à peine commencée. »

Dès ce moment, du reste, Brillier prenait nettement position contre le ministère qui, d’accord avec la minorité royaliste et la présidence, accentuait chaque jour son hostilité contre l’Assemblée, et manoeuvrait sourdement déjà en vue d’un coup d’Etat. Les lettres parlementaires que Brillier adressait à ses amis sont, à cet égard, des plus intéressantes ; elles montrent, tout à la fois sa clairvoyance, la solidité de ses convictions républicaines et sa haute conception de notre organisation sociale.

Voici quelques extraits de ces lettres :

Je vous dois des explications sur ma conduite parlementaire, et il m’est d’autant plus facile de vous les donner que je me suis imposé la tâche de tenir note de tous mes votes et des motifs qui me les ont dictés… Tous les hommes à qui il reste une parcelle de bon sens, reconnaissent que l’ordre est une condition essentielle à la vie des sociétés. Je ne rappellerais pas une vérité aussi banale, si un certain parti n’élevait la prétention de s’en dire l’ami et le soutien exclusif. — Vous verrez bientôt si ses actes justifient cette prétention. — En ce qui me concerne, je n’ai pas cessé un seul instant de me préoccuper vivement des moyens propres à assurer l’ordre public, clans le présent et dans l’avenir. Mais, dans ma pensée, j’associe intimement la conservation de la République au maintien de l’ordre.

C’est la République qui donne à l’autorité, gardienne de l’ordre, la base la plus large et la plus solide ; elle l’établit sur la volonté du pays tout entier, et lui communique son énergie et sa puissance ; elle la retrempe fréquemment dans la conscience du peuple, et, comme elle respecte les droits de tous, elle ne donne aucun prétexte légitime aux soulèvements contre le pouvoir établi.

A ceux qui ne seraient pas touchés de ces simples considérations, je dirai de jeter un coup d’oeil sur les soixante dernières années de notre histoire. Veulent-ils renouveler les expériences qui ont été faites ? Croient-ils que le prestige d’un trône, tant de fois brisé par le peuple, puisse mieux protéger à l’avenir la société contre de nouvelles révolutions ? Ne comprennent-ils pas qu’un retour à ce qui était dans le passé serait un retour inévitable à de nouvelles catastrophes ?

Quant à moi, je ne sépare pas l’ordre de la République. Qui les combat ou les compromet m’a pour adversaire. J’ai cru que le ministère compromettait l’ordre et la République, et j’ai voté contre lui. Me suis-je trompé ? Voyons : L’élection du 10 décembre avait profondément agité le pays qui avait, par suite, un besoin urgent de calme et de sécurité. Pour lui donner l’un et l’autre, il fallait l’union des deux grands pouvoirs de l’État, l’Assemblée nationale et le nouveau gouvernement. Un grand nombre de représentants comprirent parfaitement cette nécessité et les devoirs qu’elle leur imposait. Écartant tout sentiment d’amour-propre froissé par les résultats de la lutte électorale, et ne consultant que l’intérêt du pays, ils offrirent spontanément leur concours au gouvernement, à la seule condition qu’il respecterait la Constitution et défendrait la République.

J’assistais à cette réunion, où se trouvaient MM. Billaut, Senard, Havin, Degousée et beaucoup d’autres représentants. On fut à peu près unanimes. Si le ministère avait accepté ce concours, qui lui était offert dans la seule vue du bien public, il aurait eu dès son entrée aux affaires, une immense majorité dans l’Assemblée. Mais il repoussa la main qu’on lui tendait : il préféra suivre le conseil de journaux que nous considérons ici comme vendus à la régence, et qui lui disaient de ne point accepter le concours de l’Assemblée.

C’est alors que le chef du cabinet (Odilon Barrot), emporté au delà du but par un état maladif et fiévreux, et suivant les inspirations de nos plus acharnés ennemis, vint jeter à l’Assemblée des paroles de provocation. Dès lors, les hommes hostiles à la République dans l’Assemblée nationale, ne connurent plus de frein. J’ai entendu de mes oreilles un haut fonctionnaire du parti qui se dit honnête et modéré, tenir ce propos dans les premiers jours de janvier : « Il faut que cela crève avant trois mois… Je voudrais voir fusiller sur la place publique tous ceux qui ont proclamé la République en février. » — Je cite textuellement.

Ce monsieur eut de l’avancement quelques jours après.

Il ne faudrait pas croire que c’était là un fait isolé et ne tirant point à conséquence. Un pareil langage était fort commun ; je pourrais presque dire qu’il était officiel, en ce sens qu’on le rencontrait dans la bouche de la plupart de ceux qui approchaient de près certains ministres. Je n’ose pas vous dire tout ce que je sais de particulier et d’intime à ce sujet ; je craindrais de révéler des conversations qu’on a peut-être considérées comme confidentielles. Je pourrais, en vous citant des faits, prononcer des noms propres qui vous étonneraient bien.

 

On commença la campagne contre l’Assemblée nationale par des pétitions demandant sa dissolution. Le ministère secondait l’entreprise. Le pays avait besoin de calme, on l’agitait de nouveau. Le ministère, par devoir et par politique, avait à protéger l’Assemblée nationale, ne fût-ce qu’en considération du principe d’autorité qu’elle représente ; il la laissait au contraire outrager sur les théâtres, dans les journaux, dans des pétitions insultantes que ses agents provoquaient.

L’Assemblée nationale, par le choix des commissaires chargés d’examiner la proposition Rateau, indiqua qu’elle était résolue à ne pas céder à des injonctions outrageantes.

Cependant, le même parti qui avait engagé le ministère dans cette voie funeste, ne se tint pas pour battu. Il dit au ministère, l’identifiant avec le Président de la République : « Vous représentez six millions d’électeurs, vous ne devez pas céder ; c’est l’Assemblée nationale qui doit se retirer ; puisqu’elle n’écoute pas le langage des pétitions, nous lui en ferons entendre un autre auquel elle sera sans doute plus sensible : nous ferons demander la dissolution par la garde nationale, on fera une simple manifestation qui sera toute pacifique. » Il y en a qui espéraient sans doute que la chose se passerait ainsi.

La manifestation fut en effet décidée ; elle devait avoir lieu le 24 janvier. Mais il y a partout des indiscrets ; on jasa, et le projet fut éventé. Je vis le soir un garde national que je soupçonnais quelque peu de connaître le complot. Il n’avoua pas, mais la manière dont il se récria contre cette supposition que la manifestation devait être faite par des gardes nationaux, en cette qualité et non comme simples citoyens, ne me laissa aucun doute sur ce qui se passait. Je lui fis observer qu’en agissant ainsi, on commettait un acte que tous les honnêtes gens réprouvaient ; qu’on a toujours flétri la manifestation armée, qu’elle serait encore bien plus condamnable en raison de la qualité des personnes qui s’y livraient ; que d’ailleurs une pareille démarche n’atteindrait pas le but qu’on se proposait et que l’Assemblée se soulèverait contre toute tentative d’intimidation ; que j’avais à peu près la certitude que celle manifestation en attirerait une contraire de la part des clubs et des faubourgs qui considéreraient l’existence de la République comme engagée dans la question ; qu’enfin, cela pourrait amener une collision et des malheurs irréparables.

La menace des faubourgs et des clubs parut faire une grande impression sur mon interlocuteur. On répandit cet argument le plus que l’on put ; il réussit à convaincre ceux qui avaient projeté la manifestation. Elle n’eut pas lieu.

L’Assemblée nationale se trouvait ainsi en guerre ouverte avec le ministère ; mais on disait partout que les clubs et les faubourgs étaient décidés à la défendre, non par dévouement pour elle, mais parce qu’ils croyaient l’existence de la République attachée à sa conservation. On trouva alors un moyen excellent de la compromettre à l’égard des clubs, ou d’achever de la perdre dans l’esprit d’une partie de la garde nationale.

La manifestation devait avoir lieu le 24 janvier. Le 27, on présentait un projet de loi portant interdiction des clubs, et l’on demandait l’urgence. Si la Chambre adoptait, le parti exalté ne manquerait pas de crier à la violation de la Constitution et du droit de réunion, et à tourner contre l’Assemblée ceux-là même qui s’étaient offerts spontanément pour la défendre. Si la Chambre rejetait, on dirait qu’elle refuse au ministère les moyens nécessaires pour maintenir l’ordre et protéger la société. C’était une arme à deux tranchants ; à raison des circonstances, c’était un piège savamment tendu.

L’Assemblée repoussa l’urgence sur la proposition. Ce vote calma comme par enchantement l’agitation des clubs et des faubourgs, qui était extrême. Il y avait d’ailleurs un motif sérieux pour repousser l’urgence du projet : c’est qu’il soulevait une question délicate d’interprétation de la Constitution touchant à ce même principe au nom duquel s’était faite la révolution du 24 février. Convenait-il de la résoudre avec précipitation, ou valait-il mieux y réfléchir avec calme et maturité ? C’est à ce dernier parti que l’Assemblée s’est arrêtée.

Le lundi, 29 janvier, l’Assemblée nationale devait prononcer sur la question de sa propre dissolution. Les fauteurs de la manifestation avortée, qui avaient reculé devant la crainte de représailles, trouvèrent ce jour-là une occasion ou un prétexte, dans la dissolution de la garde nationale mobile, de réunir des forces immenses. Ils choisirent dans la garde nationale les légions qu’ils savaient être hostiles à l’Assemblée, et au sein desquelles se trouvaient la plupart des meneurs. Ceux-ci devaient crier : « A bas l’Assemblée nationale ! » On espérait que ce cri serait répété par la foule et par l’armée ; mais  on fut déçu encore une fois parce que le complot avait été deviné. Les républicains qui étaient dans les rangs de la garde nationale prirent les devants et crièrent à outrance : « Vive la République ! » Ce cri fit écho de toutes parts et étouffa le cri contraire. Des légions entières se levèrent spontanément pour défendre l’Assemblée. Le coup était manqué.

Le lendemain, je déjeunais dans un hôtel où il y avait un officier supérieur appartenant à un régiment de ligne ; il causait au milieu de nous des événements de la veille et déclarait ceci : « On nous a fait jouer une pure comédie ; il n’y avait pas le moindre motif d’inquiétude. J’ai visité tous les quartiers ; partout nous avons vu le calme le plus parfait, et nous n’avons reconnu aucun de ces symptômes qui annoncent ordinairement les insurrections du peuple. On a voulu essayer un coup contre l’Assemblée. Les officiers étaient tous de cet avis, moins un seul. »

Le dimanche, 28, en effet, j’avais moi-même surpris un ancien officier de la garde royale, légitimiste ardent, que je connaissais pour le voir tous les jours dans mon hôtel, en train d’exciter un jeune homme de la garde nationale à marcher contre l’Assemblée : « Puisqu’ils ne veulent pas s’en aller de bon gré, disait-il, il faut les chasser de vive force ». Un monsieur M…, qui a figuré dans l’affaire de Boulogne, disait, le 28 au soir, dans une conversation intime : « Nous avons été des niais, nous avons manqué notre coup le 20 décembre, mais nous aurons notre revanche demain. »

Rien n’est instructif comme d’avoir vu de près les motifs et les intérêts divers qui coalisaient en ce moment les partis contre l’Assemblée nationale. Un légitimiste d’une grande influence, répondant à un de ses collègues que la nuance de son opinion ne saurait rendre suspect, lui disait : « Nous savons parfaitement que ce n’est pas l’Assemblée nationale qui empêche la reprise des affaires ; mais nous voulons que l’Assemblée nationale s’en aille, afin de n’avoir devant nous que le Président de la République ; il nous sera alors plus facile d’en finir. »

Un autre jour, je causais avec quelqu’un qui voit souvent l’un des plus proches parents de M. Louis Bonaparte. Je soupçonnais qu’il était partisan de la dissolution de l’Assemblée ; je le pressai un peu dans la conversation afin de connaître le fond de sa pensée. Je lui fis remarquer que la royauté avait proscrit la famille Bonaparte ; que c’était la révolution de Février qui l’avait rappelée de l’exil et que M. Louis Bonaparte ferait bien de s’en souvenir, autant par intérêt personnel que par reconnaissance ; qu’une fois l’Assemblée dissoute, il se trouverait seul en face d’hommes qui n’ont donné jusqu’ici des gages qu’à la royauté, et qui occupent les premiers postes de l’État. Mon interlocuteur me répondit que lui et tous les amis de Bonaparte détestaient son ministère, et « qu’ils balanceraient tout ce monde dès que l’Assemblée nationale ne serait plus là ; qu’ils aviseraient alors et proclameraient l’Empire ». Je dois dire que la conversation s’était un peu échauffée.

Tous les partis étaient donc d’accord sur un point : le renversement de l’Assemblée. Mais ils étaient loin de s’entendre sur leurs desseins ultérieurs.

 

Quel a été le véritable rôle du ministère dans tous ces événements ? L’a-t-on trompé ? Lui a-t-on fait croire que les républicains, qui s’étaient spontanément constitués ses défenseurs, modifieraient leurs idées après l’élévation du roi au trône, et se tourneraient vers lui en révolutionnaires et anarchistes ? A-t-il eu, comme complice, une connaissance parfaite des projets de ceux qui voulaient faire une manifestation contre l’Assemblée, et de ceux qui voulaient pousser les choses plus loin et proclamer l’Empire ?

Quant à moi, je suis convaincu que tous les ministres sont restés complètement étrangers au complot qui avait pour but de proclamer l’Empire. Je suis également convaincu que plusieurs d’entre eux sont restés étrangers au projet de manifestation dirigé contre l’Assemblée nationale. Mais il m’est impossible d’avoir cette conviction à l’égard de tous les ministres, et voici pourquoi : certaines indiscrétions, parties de lieu sûr, m’avaient appris, dès le mois de décembre, que quelques-uns des ministres voulaient à tout prix la dissolution de l’Assemblée ; qu’on essaierait d’abord la voie de la pétition, puis, en cas de besoin, celle des manifestations. J’en avais fait part à plusieurs de mes collègues. Le lundi, 29 janvier au soir, je causais des événements de la journée avec un membre du parquet de Paris. Il était convaincu que le déploiement de forces n’avait pas d’autre objet que d’influencer le vote de l’Assemblée sur la question de dissolution. Il ajouta qu’étant la veille au bal de l’un des ministres, on causait presque tout haut de ce projet pour la journée du lendemain.

Du reste, l’attitude du ministère rendait les attaques contre l’Assemblée nationale tellement audacieuses, que des gardes nationaux ne se gênaient nullement pour adresser, quelques jours auparavant, des menaces aux républicains les plus estimés.

Voilà comment le parti modéré, — le ministère aidant ou laissant faire, — travaillait au maintien de l’ordre public. Aussi, cette conduite a rapidement produit les fruits qu’on devait en attendre. Au bout d’un mois, on avait tellement répandu la défiance, le soupçon dans les esprits que, le 29 janvier, lorsque certaines légions ont été appelées sous les armes, d’autres, qui ont aussi fait leurs preuves en juin, se réunissaient spontanément pour marcher contre les premières, dans la pensée que celles-ci voulaient attaquer l’Assemblée nationale, et que, dans les mêmes légions, la 1ère et la 2e, un certain nombre de gardes nationaux n’ont répondu à l’appel qu’avec le projet bien arrêté de quitter les rangs aux premiers cris de : A bas l’Assemblée nationale ! afin d’aller la protéger.

Voilà ce que me disait un garde national faisant partie de l’une de ces légions. Une étincelle aurait pu allumer un vaste incendie ; jamais je n’ai vu de péril plus grand, sans en excepter même les journées de juin. Par bonheur, l’énergie des républicains qui étaient dans les rangs de la garde nationale a tout sauvé.

 

Ces pages d’histoire vécues, retraçant des luttes de partis semblables à celles que l’on a vu se reproduire en France, à l’origine de la troisième République, montrent avec quel profond sens politique Brillier sut, dès ses débuts dans le Parlement, diriger sa conduite et comprendre les véritables intérêts de la démocratie. Elles sont aussi la preuve flagrante qu’à peine installé au pouvoir, Louis-Napoléon commença de préparer sourdement les machinations qui devaient aboutir au coup d’État de 1851.

 

En ce qui concerne les menées dirigées contre l’Assemblée pour la contraindre à se dissoudre, Brillier fut, on vient de le voir, au nombre des républicains prévoyants qui les combattirent, et il justifiait ainsi son attitude :

On ne se retire pas devant la menace, sous peine de s’avilir ; on ne quitte pas son poste au moment du péril, sous peine de commettre une lâcheté. Or, selon moi, le péril était imminent, il était immense, et si l’Assemblée s’était retirée aux premières injonctions des partis, je suis profondément convaincu que nous n’aurions plus la République, mais que nous aurions à la place l’anarchie et la guerre civile.

 

Il s’était formé à la Constituante, comme dans toutes les grandes assemblées, des divisions groupant les députés selon leurs tendances et leurs programmes politiques. Les républicains avancés s’y répartissaient entre deux groupes presque d’égale force, l’extrême gauche et la Montagne. Quand la dissolution fut imminente, le groupe dit de la Montagne, agissant isolément en vue du succès de ses adhérents, adressa aux électeurs un manifeste rédigé par Félix Pyat et contenant, entre autres choses, des promesses de réformes sociales irréalisables et auxquelles, en tout cas, l’esprit public était loin d’être préparé.

Brillier, qui siégeait à l’extrême gauche et déplorait les divisions de son parti, divisions devenues par la suite si funestes à la République, n’hésita pas, en cette circonstance, à se séparer des exaltés qui la perdaient. Il écrivait à ce sujet à l’un de ses amis :

C’est avec plaisir que je réponds aux questions que vous me faites sur le manifeste de la Montagne, et sur les motifs qui m’ont empêché de le signer. Ce manifeste, malgré les formes de langage qu’il emprunte, est conçu dans un esprit exclusif qui tend à diviser le parti républicain. Cet esprit d’exclusion, vous le comprendrez mieux, lorsque vous connaîtrez les circonstances qui ont précédé la publication du manifeste.

Vous savez sans doute que l’opposition parlementaire formait deux réunions distinctes : celle de la Montagne, qui se compose d’environ 90 membres, et celle de l’extrême gauche, qui comprend environ 80 membres. Je faisais partie de la réunion de l’extrême gauche. Il y fut question d’un manifeste quelques jours avant les élections de mars. Je combattis cette pensée, parce que je craignais qu’un manifeste fait au nom de notre réunion ne fit supposer qu’il existait une division dans le parti républicain siégeant au Parlement.

On répondit à mon observation que la réunion de la Montagne avait elle-même le projet de faire paraître un manifeste, et que notre réunion ne pouvait pas s’abstenir, sous peine de s’effacer complètement et de perdre toute influence.

J’objectai que je me préoccupais fort peu de cette réunion, mais beaucoup de la République, et qu’il importait à la République de n’opérer aucune division, réelle ou apparente, parmi les républicains.

Il fut arrêté que notre réunion tacherait de s’entendre avec celle de la Montagne, pour décider si l’on publierait un manifeste électoral, et dans quels termes il serait rédigé. On nomma une commission de trois membres, dont je faisais partie. Nous avions mission de ne point faire connaître notre caractère officiel, afin de ne pas engager la dignité de l’extrême gauche, dans le cas où ses avances seraient repoussées.

Je m’adressai à quelques représentants de la Montagne. Ils me répondirent qu’ils ignoraient si leur réunion ferait un manifeste, mais qu’ils présumaient qu’elle n’en ferait pas.

Un autre membre de la commission reçut pour réponse, de la part d’un membre influent de la Montagne, que cette réunion publierait un manifeste, qu’elle en arrêterait seule la rédaction, sans admettre l’extrême gauche à y prendre part.

Le manifeste fut discuté pendant plusieurs jours à la Montagne, puis définitivement arrêté. Le jour de sa publication, on nous convoqua dans un bureau de l’Assemblée, pour en entendre la lecture et le signer, si cela nous convenait.

Avant de commencer la lecture, M. M… nous prévint que le manifeste était déjà livré à l’impression, et qu’il n’était pas possible d’y apporter aucun changement que la discussion serait sans objet, et qu’on se bornerait à recevoir les signatures de ceux à qui il plairait de signer.

Pour moi, qui savais ce qui s’était passé auparavant, qui savais que cette situation sans dignité n’était point l’effet du hasard, mais le résultat d’un calcul, je vis sous la forme polie du langage de M. M…, un procédé blessant pour la réunion dont je faisais partie. Je refusai de signer, car l’abnégation a aussi ses limites. Il ne s’agissait point d’ailleurs d’un devoir parlementaire, mais d’un acte extra-parlementaire dont l’opportunité paraissait douteuse à beaucoup de personnes.

Mes collègues Reymond et Saint-Romme refusèrent également. MM. Grévy, Rollinat, Chamiot, Rigal, et beaucoup d’autres membres fort distingués de notre réunion, refusèrent aussi.

Les montagnards, pris individuellement, ont pour la plupart les meilleurs sentiments et sont animés du meilleur esprit ; mais la réunion de la Montagne tend à former une petite église au sein du parti républicain, ayant un esprit d’exclusion et presque d’intolérance que je considère comme extrêmement factieux. Les trois représentants de Paris dernièrement élus, MM. Vidal, Carnot et de Flotte, ont refusé d’en faire partie, malgré l’invitation qui leur en a été faite.

 

L’esprit sectaire, étroit et intolérant qui régnait dans la Montagne et que révèle cette lettre, s’est malheureusement trop souvent rencontré dans la fraction avancée de nos assemblées délibérantes.

Brillier qui, après avoir soutenu le gouvernement de Cavaignac, se montra résolument hostile à la politique de l’Elysée, persista jusqu’à la fin de la Constituante dans son opposition à toutes les mesures de réaction. C’est ainsi qu’il vota contre les poursuites intentées à Louis Blanc, contre l’interdiction des clubs, contre les crédits destinés à l’expédition de Rome, et pour l’amnistie des transportés.

 

La Constituante tint sa dernière séance le 27 mai et se sépara ; elle avait duré un an. Composée en majeure partie d’hommes nouveaux, républicains honnêtes et patriotes sincères, elle donna malheureusement de nombreuses preuves de son inexpérience politique, inexpérience dont la brièveté de son mandat ne lui laissa pas le temps de se corriger. Toutefois, pour la bien juger, il faut tenir compte de la situation troublée que traversait la France à cette époque, et de l’état de l’opinion, peu préparée en général au régime de la République.

Quoi qu’il en soit des erreurs que la Constituante ait pu commettre, la Législative, qui lui succédait, allait la faire singulièrement regretter.