Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône. Chapitre 6

Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône

 

Hugues BREUZE 

 

2ème partie

Situation politique et sociale du département (1848-1852)

 

Chapitre VI : Les autorités face à l’opposition républicaine

 

 

L’échec de la tentative insurrectionnelle des républicains des Bouches-du-Rhône en décembre 1851 ne suggère pas seulement ses possibles insuffisances organisationnelles. On vient en effet de voir que, idéologiquement comme matériellement, les démocrates s’étaient préparés clandestinement à l’éventualité de la révolte.

L’insuccès de leur entreprise laisse donc transparaître que la réussite départementale du coup d’Etat a nécessité une préparation active des autorités : on a déjà pu entrevoir l’importance de l’autorité préfectorale dans cette tâche.

Mais le préfet de Suleau a néanmoins nécessairement dû compter aussi sur l’appui des autorités judiciaires pour mener à bien le système répressif qu’il s’est efforcé de mettre en place dès sa nomination en 1849.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, le préfet semble être à l’origine d’un véritable parti de l’ordre départemental qui lui permet d’autant plus d’asseoir l’emprise politique du gouvernement pendant les événements de décembre.

 

A/ L’administration de Suleau (préfet 1849-1853)

 

L’autorité préfectorale a eu un rôle essentiel dans l’acceptation du département des décrets présidentiels du 2 décembre. La fermeté et l’adhésion complète au gouvernement du préfet de Suleau le pose d’ailleurs en coordinateur principal des mesures qui permettent au coup d’Etat de réussir dans les Bouches-du-Rhône.

Sa tâche a néanmoins été difficile ; mais, de sa nomination en septembre 1849 jusqu’à sa nomination au Sénat en mars 1853, de Suleau se signale comme un fonctionnaire zélé et dévoué à la cause de  Louis-Napoléon Bonaparte et comme le grand organisateur d’un parti voué à sa cause.

Son action le place, de fait, au centre des débats politiques et en ennemi implacable des républicains du département tout au long de son mandat préfectoral, comme a pu l’être Haussmann dans le département du Var.

Son administration se trouve ainsi caractérisée par ce combat contre les « menées démagogiques », contre ce risque de « péril social » que constitue la diffusion des théories démocrates-socialistes.

On peut ainsi tenter de synthétiser son action, tout d’abord par l’attitude qu’il a adopté face aux sociétés républicaines, puis face au Peuple et à la presse démocratique. Enfin, en dernier lieu, on essayera d’analyser les facteurs qui posent le préfet en tant qu’homme « qui a fait accepter le coup d’Etat » dans les Bouches-du-Rhône.

 

       1§. De Suleau face aux sociétés républicaines

 

L’action énergique contre les sociétés républicaines du département est la première caractéristique de l’administration de Suleau. Son objectif était à terme de briser les différentes formes de sociabilité républicaine favorisant la réception de la propagande démocratique par les populations : de Suleau tente ainsi, par tous les moyens mis à sa disposition, de détruire ce qu’il considère comme un levain de révolte, un préalable à une éventuelle insurrection républicaine. La volonté de Suleau est donc, tout au long de son mandat, d’atteindre « les minorités qui troublent les communes et qui finissent par intimider et dominer la majorité des habitants paisibles [1] ».

La logique répressive contre les réunions républicaines suit alors un schéma parfaitement rodé : de jour comme de nuit, les chants politiques sont interdits dans les cabarets, cafés et autres lieux publics ; ces derniers sont d’ailleurs soumis à une obligation d’ouverture et de fermeture uniforme pour tout le département pour permettre de les surveiller plus facilement. Faute de quoi, la responsabilité du propriétaire des lieux est engagée en tant que chef d’une réunion dangereuse pour l’ordre.

Le préfet donne ainsi l’impulsion nécessaire à l’entreprise de neutralisation de chaque « société politique » qui peut être découverte. Les conséquences de ce projet d’envergure a vu nombre de réunions républicaines être frappées d’arrêtés de dissolutions de 1849 à 1851.

Ce phénomène s’amplifie dès lors que la menace de 1852 se rapproche ; voici les conseils que prône de Suleau au maire de Marseille et aux sous-préfets en novembre 1851, à la veille du coup d’Etat :

« Les circonstances dans lesquelles nous entrons me font désirer de plus en plus qu’aucun droit d’association qui pourrait constituer un danger accidentel et permanent pour la paix publique, ne soit toléré dans les villes et les communes rurales du département. Il importe que sur tous les points la légalité en ce qui concerne les écarts ou les abus du droit d’association, soit mise en possession de tout le terrain qui lui appartient, et que le concours de tous les fonctionnaires soient appelés dans ce but avec une volonté ferme et persévérante [2] ».

En tâchant de solliciter le zèle de ses subalternes et des maires du département pour qu’ils prennent de leur propre chef des mesures répressives, le préfet souhaite entraîner ainsi dans son sillage la majorité des fonctionnaires publics pour aboutir à une répression ferme et totale. Lorsque celui-ci se heurte au refus de certains fonctionnaires, les arrêtés préfectoraux, généralisés à l’ensemble du département, ont pour avantage de minimiser les conséquences d’un « laxisme local » ; de Suleau ne fait pourtant que suivre à la lettre les instructions du ministre de l’Intérieur pour qui la fonction préfectorale, doit éventuellement suppléer « à la négligence ou à la faiblesse des magistrats municipaux [3] ».

Toutefois, les sous-préfets et les maires des principales villes du département, étant en majorité dévoués au préfet, suivent à la lettre ses instructions : par exemple, lorsqu’au lendemain du coup d’Etat, le sous-préfet d’Aix doit dissoudre des cercles à Berre et à Marignane, il n’hésite aucune seconde, sur le conseil de son supérieur, à employer la force      armée [4]. Quelques jours auparavant, le 24 novembre, Grimaldi avait d’ailleurs été félicité par de Suleau pour son intervention dans le débat judiciaire du Cercle de Berre (cf. ch. V c/) [5] : son zèle ne faisait désormais plus guère de doutes…

Le préfet des Bouches-du-Rhône reçoit donc de la part de ses fonctionnaires un écho relativement favorable à ses prérogatives répressives sur les cercles. Son administration n’en est alors que plus efficace et contribue à affaiblir considérablement les organisations républicaines avant le 2 décembre ; les décrets présidentiels vont ensuite lui permettre de terminer la tâche entreprise auparavant, grâce aux nouveaux moyens législatifs mis à sa disposition.

Le décret du 26 mars 1852 qui n’autorise alors plus la formation libre d’association de plus de 20 personnes – même partagée en sections inférieures à ce nombre – sans l’autorisation de la préfecture pour leur formation, fournit donc au préfet les moyens nécessaires à ses ambitions : « combattre et déraciner autant que possible par une mesure générale cette habitude des Cercles et des chambrées si répandue parmi les communes et si pernicieuse au point de vue de la famille, de l’ordre et de la paix publique ». S’il convient qu’il faut tout de même « donner satisfaction aux besoins et aux habitudes de la population » en permettant une liberté associative minimale, sa politique reste cependant teintée de réaction ; lorsqu’il livre au ministre de la police générale ses premiers résultats en septembre 1852, de Suleau entend lui faire comprendre que toute réunion « rurale » est nécessairement dangereuse puisqu’elle n’est, selon lui, aucunement nécessaire au besoin de la population ; il convient que seuls les cercles des « grands centres de population », possèdent « un caractère particulier d’importance et d’utilité », notamment pour les relations commerciales. Ainsi, de Suleau n’autorise « dans les villes que les cercles qui ne pouvaient porter ombrage à l’autorité administrative » et convient « qu’il y a lieu de poser en principe qu’aucune de ces réunions ne doit être autorisée dans les communes rurales du département des Bouches-du-Rhône sous quelque forme et quelque dénomination qu’elles se produisent ».

Cet aspect « totalitaire » ne doit pourtant pas occulter le réalisme du préfet quant aux conséquences de sa détermination : en effet, celui-ci interdit toutes réunions rurales de plus de 20 personnes, sans exclusive :

« (…) en autorisant partiellement dans telle ou telle commune des réunions qui par leur composition semblerait présenter plus de garantie, je ferais naître des difficultés bien plus graves encore que celles qui pourraient résulter d’un système général d’interdiction. (…) en présence de division politique qui existent encore dans la plupart des communes du Midi, il serait impossible à l’autorité d’accorder ou de refuser l’exercice du droit de réunion à certaines fractions de la population sans leur faire naître parmi elles des causes d’antagonisme et de mécontentement qu’il importe d’éviter »[6].

Cette dernière décision résume parfaitement la politique du préfet tout au long de son mandat : il use de tous les moyens mis à sa disposition pour tâcher de mettre un terme au danger que représente pour lui les associations politiques. Sa fermeté côtoie sa vision objective de la situation : s’il souhaite purger le département des cercles « démagogiques », les réunions rurales, trop dures à surveiller, ne doivent pas subsister, et ce quelles que soient leurs tendances politiques : la survivance de sociétés blanches n’aurait en effet pour conséquence que de maintenir un climat de tension politique dans les campagnes.

Tous ces faits témoignent de la persévérance du préfet de Suleau à priver les démocrates de tout espoir de résurgence d’opposition, et ce par tous les moyens possibles. Ceux dont il disposera a posteriori du 2 décembre le lui permettront.

Cette même persévérance s’observe à l’égard de la presse démocratique, autre pierre d’angle de l’opposition républicaine que de Suleau s’est aussi employé à détruire.

 

             

       2§. De Suleau face au Peuple et à la presse démocratique

 

La lutte contre la propagande démocratique est le second point de la politique du préfet des Bouches-du-Rhône : ce dernier considère en effet que le rôle de la presse « démagogique », conjointement à celui des sociétés secrètes, va s’avérer déterminant dans la crise que s’apprête à vivre le département en 1852 ; le préfet tâche donc d’user de toute son influence pour parvenir à sa disparition.

Il tente ainsi d’empêcher par exemple, le colportage et la vente « de certains almanachs contenant des doctrines dangereuses [7] ».

Il sollicite aussi l’attention des sous-préfets sur des journaux locaux ; son intransigeance en la matière en ressort d’ailleurs quelque peu, lorsque le 8 mars 1851, celui-ci demande des renseignements au sous-préfet Emile Paul sur un journal mensuel, Le Semeur Républicain, publié à Arles : selon le préfet, le journal, par ses « idées du socialisme le plus avancé », paraît avoir excité « au mépris ou à la haine des citoyens les uns contre une ou plusieurs classes de personnes », constituant ainsi, un délit facile à prouver [8]. Le sous-préfet tempère toutefois le jugement de son supérieur en lui répondant le 17 mars :

« l’esprit dans lequel est rédigé le journal ne peut que le rendre dangereux ; mais comme feuille mensuelle, livrée plus particulièrement à des discussions théoriques, il produit beaucoup moins d’effet sur les masses dont il est peu connu et peu goûté [9] ».

Mais cette intransigeance à l’égard de la presse républicaine en général n’est en rien comparable à la guerre implacable qu’il entend livrer au Peuple en particulier. Les propos et l’importance du journal ne peuvent en effet qu’exaspérer au plus haut point l’autorité préfectorale.

De Suleau s’attèle donc, tout au long de l’année 1851, à solliciter l’autorité judiciaire à poursuivre le journal, pour « le forcer à plus de circonspection ».

C’est ce qu’il demande au procureur général, le 27 avril 1851, estimant qu’il serait « très désirable qu’une offensive de plus en plus énergique fut prise contre une feuille qui souffle le feu de la guerre civile et qui a déjà fait beaucoup de mal dans ce département ».

« Un journal qui fomente lui-même sans retenue les plus mauvaises passions et qui a la main dans toutes les organisations secrètes de Marseille, peut-il impunément exciter le mépris et la haine des citoyens les uns contre les autres en supposant gratuitement à une partie d’entre eux la détestable intention de saluer une émeute factieuse tandis qu’il travaille lui-même à en provoquer de trop réelle » [10].

De Chanterac, maire de Marseille, rejoint d’ailleurs les considérations du préfet moins de trois mois plus tard en déplorant l’influence du journal qu’il juge extrêmement néfaste :

« Le Peuple, journal démagogique furibond, La Voix du Peuple qui avait précédé cette feuille, ont causé les plus grands des ravages dans l’esprit des populations du Midi et notamment à Marseille. Il n’est pas un numéro de ces deux familles, qui ne contienne les attaques les plus vives contre les lois qui nous régissent, contre la bourgeoisie, le clergé, les autorités et en général contre tout ce qu’il y a de sacré dans notre ordre social. La Voix du Peuple et Le Peuple, rédigés avec la plus indigne mauvaise fois et dans un esprit subversif, ont pû (sic)  pendant deux années continuer et redoubler impunément leurs attaques [11] ».

Dès lors, le préfet s’étonne de la persistance du journal. Il en conclut, en juin 1851, en le signalant au ministre de l’Intérieur, que si Le Peuple survit aux poursuites qu’on intente contre lui, c’est en raison de la « faiblesse » du ministère public de Marseille « dans la répression des écarts habituels du journal socialiste » [12].

C’est donc, selon lui, au chef du parquet de Marseille – le procureur de la République, Dufaur -, « qu’il faut attribuer avant tout l’existence prolongée du journal Le Peuple, et le mal qui lui a été permis de faire depuis trois ans dans les couches inférieures de la population marseillaise ».

« Il est temps de mettre à l’audace croissante de cette feuille démagogique dont la rédaction exploitée par des écrivains étrangers la plupart à la ville de Marseille est si loin de représenter la véritable démocratie de cette ville, et n’est à proprement parler qu’un lien artificiel créé par l’esprit de parti pour la rattacher aux influences du Comité Central Révolutionnaire »[13].

Ce sentiment d’impuissance, exprimé le 28 octobre 1851, va finalement être de courte durée : les pouvoirs extraordinaires accordés aux préfets par les décrets présidentiels du 2 décembre permettent à de Suleau, de procéder purement et simplement le 4 décembre à la suspension du Peuple, ainsi qu’à celles du Progrès Social et du Démocrate du Var [14].

Dès lors, aucun journal ne peut paraître sans l’autorisation préfectorale ; ceux qui continuent de paraître doivent alors soumettre leurs épreuves au visa du préfet ou des sous-préfets ; les directives du nouveau ministre de l’Intérieur, de Morny, préconisent d’ailleurs de n’autoriser « aucune discussion sur la légalité des événements accomplis » par voie de presse et de ne pas admettre « les articles dont l’effet tendrait à diminuer ou affaiblir l’autorité du gouvernement », pour permettre « d’assurer à l’administration toute la force morale nécessaire pour accomplir l’œuvre de salut et de régénération qu’elle a mission d’accomplir » [15].

Ainsi, le préfet de Suleau a dû attendre les événements de décembre 1851 pour pouvoir porter un coup fatal au Peuple dont il considérait l’influence comme néfaste et son rôle comme essentiellement « subversif » et « séditieux » ; on ne peut cependant pas occulter ses efforts répétés pour y parvenir avant l’ »échéance » de 1852 : cette persévérance, comme son souci de dénoncer la personne qu’il considérait comme responsable de la survivance du journal, le place incontestablement comme le chef de file d’un « parti présidentiel » dans les Bouches-du-Rhône, comme « le préfet qui ferait accepter le coup d’Etat [16] ».

 

       3§. De Suleau, « préfet qui a fait accepter le coup d’Etat » ?

 

On a déjà pu remarquer la part non négligeable que la répression des sociétés secrètes et de la presse démocratique ont pris dans la politique du préfet des Bouches-du-Rhône. Mais dans quelle mesure peut-on trouver d’autres facteurs ayant facilité l’acceptation du coup d’Etat par le département ?

De la répression des sociétés comme de la presse, découle une organisation et des objectifs communs : infiltrer les sociétés pour mieux les dissoudre, et désigner les « responsables » de la persistance des outrances du Peuple. L’administration a donc tâché de constituer une police secrète au rôle éminemment important pour appréhender les risques de « complot » ; elle n’hésite enfin pas à s’immiscer dans la nomination des magistrats, en sollicitant le remplacement de ceux qui peuvent freiner la censure de la propagande démocratique.

La relative bonne infiltration de la police secrète, permet quant à elle de mettre au jour, après le démantèlement du complot du Midi en 1850, une partie de l’organisation départementale des sociétés secrètes : par ces renseignements, l’administration est au courant des noms des principaux chefs, des responsables des comités locaux, des mots d’ordres, des signes de reconnaissance et des tensions et autres dissensions existantes au sein même de l’organisation républicaine. Elle sait aussi que des correspondances sont entretenues avec les départements voisins, et connaît le nom de certains fonctionnaires partisans de la Montagne [17].

A la tête de cet immense réseau d’information se trouve le préfet, vers lequel tous les renseignements convergent ; son intransigeance envers les organisations républicaines y trouve sûrement son origine : au vu du « complot » mis à jour sous ses yeux, il estime qu’une répression arbitraire risque moins que de laisser le département subir une propagande qui trouve de plus en plus d’écho.

Toutefois, la découverte du complot du Midi amène chez les républicains beaucoup plus de circonspection dans leur désir d’organiser une « armée démocratique ». Ainsi, à l’aube du coup d’Etat, mises à mal par le démantèlement de leurs préparatifs insurrectionnels, les sociétés républicaines n’ont pu atteindre le niveau « régional » d’organisation qu’elles avaient tenté d’établir en 1850 ; elles possèdent cependant une organisation beaucoup plus opaque que précédemment, si bien que l’administration ne sait plus trop à quoi s’en tenir : parfois, celle-ci pèche par excès de confiance – elle estime que les campagnes ne bougeront pas – ; mais elle prend quand même soin de continuer à surveiller tout ce qui pourrait contribuer à la perspective d’une révolte républicaine. Le préfet de Suleau s’était pourtant attelé à cette tâche dès son arrivée dans le département : en effet, celui-ci n’hésite pas à solliciter, auprès du ministre de la Guerre en avril 1850, la dissolution de « 35 compagnies de la Garde Nationale formées irrégulièrement depuis 1848 de tous les éléments, les plus hostiles au maintien de l’ordre public [18] ». Le rôle qu’avait pu jouer la « compagnie des tirailleurs » dans les émeutes de juin 1848 pousse en effet le préfet à ne pas risquer un tel renouvellement.

La politique préfectorale est donc claire : priver les démocrates de lieux de réunion et d’organisation ; de lectures « subversives » en censurant le plus possible almanachs et journaux républicains ; infiltrer les sociétés secrètes pour être au courant des projets insurrectionnels ; enfin, priver d’armes les démocrates  en démantelant chaque faction républicaine au sein de l’armée ou de la Garde nationale. De Suleau estime que sans presse, sans réunions et sans armes, les républicains seront contraints à abandonner tout projet de révolte.

Pour arriver à ce terme, il sollicite l’aide d’autres ministères que celui de l’Intérieur : il se pose ainsi comme l’organisateur, le coordinateur de « l’acceptation bonapartiste » du département ; et si un fonctionnaire s’avère récalcitrant, il se voit invariablement être une des cibles de cette politique.

L’ »affaire Dufaur » est particulièrement significative de cet état de fait ; le procureur de la République de Marseille, clairement désigné par de Suleau en juin 1851, au ministre de la Justice, comme le principal responsable de la survivance du Peuple et de la « non répression politique » de la « démagogie » marseillaise, se voit impitoyablement être la victime de cette chasse aux « empêcheurs » de complète répression :

« (…) il est regrettable que les fonctions du ministère public trop difficiles à Marseille pour ne pas exiger une pratique consommée aient été données comme début à un simple membre du barreau de cette ville si honorable qu’il fut d’ailleurs (…) ».

« (…) il ne faut pas perdre de vue qu’elle est l’importance du ministère public dans la troisième ville de France en population qui se trouve en même temps n’être pas le siège de la Cour d’Appel ».

Selon de Suleau, ces fonctions, « devraient être confiées à un magistrat consommé et réunissant au plus haut degré toutes les qualités qui peuvent faire une bon procureur général » [19].

Sans entrer dans des détails qui seront abordés lorsqu’on se penchera sur le rôle de l’autorité judiciaire dans la réussite du coup d’Etat dans le département, le préfet de Suleau arrive à ses fins : Dufaur est remplacé in extremis par du Beux en octobre 1851 pour pallier les insuffisances de répression dans la préfecture. L’efficacité de l’information et des poursuites judiciaires effectuées dans l’arrondissement de Marseille après le                  2 décembre peuvent alors plaider en faveur de l’initiative du préfet.

Ainsi, lorsque arrive la nouvelle du coup d’Etat, de Suleau est pleinement confiant quant à l’issue des événements. Il en fait part au procureur général dès le 3 décembre :

« Je me suis empressé de répondre que l’acte par lequel l’Assemblée est dissoute, ne prend point au dépourvu les dépositaires de la confiance du Gouvernement ; que le concours de la population ne lui fera pas défaut ; que je réponds de la tranquilité (sic) publique, et que j’userai pour la maintenir de tous les pouvoirs qui me sont confiés ».

Il invite ainsi autorité judiciaire, militaire et administrative à se concerter, « pour que l’action de l’autorité publique, dans tous les degrés de sa hiérarchie, se fasse sentir simultanément et sans hésitation, partout où elle deviendrai (sic) nécessaire » [20].

La préparation des autorités du département, dopée par l’impulsion du préfet, impose dès lors l’adhésion tacite de tous les fonctionnaires. C’est là la nature même de toute l’administration de Suleau : ce dernier a œuvré tout au long de son mandat à constituer un parti favorable à l’ordre, permettant de seconder efficacement l’action de l’autorité. Quant à la presse, aux cercles et réunions républicaines, il entreprend de les briser définitivement grâce aux moyens d’actions que lui fournit la situation ; il entend ainsi faire des Bouches-du-Rhône un non-lieu républicain, comme le confirme l’Encyclopédie des Bouches-du-Rhône :

« Aussitôt après le 2 décembre, M. de Suleau (…) remplace les fonctionnaires malveillants ou douteux, prononce la dissolution des Conseils municipaux hostiles, contrôle étroitement les articles des journaux autorisés à paraître, en attendant le fameux décret du 17 février 1852 sur la presse, jugulée de la pire manière ; réglemente, ainsi que le prescrit un nouveau décret, les débits de boissons, licencie la garde nationale, surveille le colportage en vue d’arrêter les imprimés subversifs qui, par mer ou par terre, arrivent de l’étranger à Marseille pour être répandus en France ; prépare de concert avec les techniciens, un programme de grands travaux et prépare enfin avec grand train, et suivant une formule nouvelle, les élections [21] ».

 

La mainmise de l’administration de Suleau sur le département est donc totale : le préfet est bien celui qui a fait « accepter le coup d’Etat » dans les Bouches-du-Rhône.

Cependant, il est intéressant de savoir si celui-ci fut plutôt bien secondé dans sa tâche, ou au contraire s’il a vu nombre de fonctionnaires publics récalcitrants à son action.


                           

 


[1] 1M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 1er novembre 1851.

[2] 1 M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône au maire de Marseile et aux sous-préfets, novembre 1851.

[3] 1 M 603, Ministre de l’Intérieur au préfet des Bouches-du-Rhône, le 21 novembre 1851.

[4] 1 M 603, Sous-préfet d’Aix au préfet des Bouches-du-Rhône, le 5 décembre 1851.

[5] 1 M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône au sous-préfet d’Aix, le 24 novembre 1851.

[6] 1 M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de la police générale, le 4 septembre 1852.

[7] 1 M 600, Maire de Marseille au commissaire de police de Marseille, le 24 janvier 1851.

[8] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au sous-préfet d’Arles, le 8 mars 1851.

[9] 1 M 600, Sous-préfet d’Arles au préfet des Bouches-du-Rhône, le 17 mars 1851.

[10] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au procureur général, le 27 avril 1851.

[11] 1 M 600, Notes et renseignement remis le 17 juin 1851 par le maire de Marseille au préfet des Bouches-du-Rhône.

[12] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 21 juin 1851.

[13] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 28 octobre 1851.

[14] 1 M 600, Arrêté préfectoral du 4 décembre 1851.

[15] 1 M 600, Ministre de l’Intérieur au préfet des Bouches-du-Rhône, le 6 décembre 1851.

[16] Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome V, Vie politique et administrative, (Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1929), p. 178.

[17] 1 M 594, Préfet des Bouches-du-Rhône au préfet du Rhône, le 13 janvier 1851 et renseignements recueillis à Lyon sur le département des Bouches-du-Rhône, mai 1851

[18] 1 M 594, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de la guerre, le 12 avril 1850.

[19] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de la Justice, le 21 juin 1851.

[20] 14 U 52, Préfet des Bouches-du-Rhône au procureur général, le 3 décembre 1851.

[21] Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome V, Vie politique et administrative, (Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1929), p. 183.