Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône.Chapitre 9

Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône

 

Hugues BREUZE 

 

3ème partie

Interprétation de l’opposition

républicaine au coup d’Etat

 

Chapitre IX : L’opposition républicaine de 1851 : une place dans la mémoire du département ?

 

 

L’opposition républicaine des Bouches-du-Rhône, née du coup d’Etat de décembre 1851, de par sa signification et sa portée politique, a pu servir comme un révélateur du nombre et de l’ardeur relative des partisans à une démocratie sociale et populaire.

Toutefois, au vu de ses limites révélées par son prompt échec, celle-ci ne consiste pas à proprement parler en un événement marquant, immémorial et commémoré comme une émergence précoce des futures tendances politiques de gauche du département qui prennent corps à partir du IInd Empire.

A sa décharge, le souvenir du mouvement d’opposition départemental s’est rapidement vu la cible de la propagande bonapartiste qui souhaite, dès les premières années du IInd Empire, faire de Marseille et des Bouches-du-Rhône une véritable « vitrine » de la réussite économique du nouveau régime. Déjà fortement affaiblie par la répression et l’affermissement de la dictature bonapartiste, l’opinion républicaine tente pourtant quelques derniers sursauts d’opposition avant de sombrer dans un quasi-anonymat… avant de renaître dans les dernières années de l’Empire. Mais, après vingt ans de mise à l’écart du pouvoir, cette renaissance se réclamait-elle des opposants de décembre 1851 ?

 

Pour le savoir, il convient tout d’abord de se pencher sur les modes et les effets de la répression et de la propagande impériale que les républicains des Bouches-du-Rhône subissent a posteriori du coup d’Etat. On peut ensuite voir dans quelle mesure cette opposition s’est retrouvée bâillonnée ou, au contraire, a tâché d’entretenir une organisation clandestine s’attelant à poursuivre l’œuvre entamée pendant la IIe République.

 

A/ Répression et propagande impériale

 

On distingue deux mouvements dans la politique bonapartiste au sein des Bouches-du-Rhône au lendemain du coup d’Etat : tout d’abord une répression voulue impitoyable est mise en place pour atteindre les meneurs du mouvement républicain et dont le but avoué est bien d’éliminer complètement le parti démocrate-socialiste départemental. Une fois mise en route, la répression cède progressivement la place à une propagande axée autour de deux données : faire place à de multiples mesures de clémence d’autant plus remarquables qu’elles suivent de peu la répression anti-républicaine ; enfin, il s’agit d’ »offrir » aux Bouches-du-Rhône les moyens d’une pérennité économique et sociale dont l’Empire compte tirer profit en se positionnant comme le principal responsable…

 

                       1§. La répression

 

Dès la réussite du coup d’Etat acquise, un véritable climat de peur se ressent chez tous les républicains des Bouches-du-Rhône, même si celui-ci est moindre que dans les départements ayant connu une agitation violente. Philippe Vigier fait ainsi constat des conséquences de ce climat sur l’esprit des républicains du Midi : « on ne trouve pas [une] atmosphère de terreur dans les régions (…) où, faute d’une résistance armée vigoureuse au coup d’Etat, la répression n’a pas eu à se déployer sur une (…) grande échelle. Mais la peur est partout présente [1] ».

Ainsi, « après le 22 décembre [lendemain du plébiscite qui entérine « démocratiquement » le coup d’Etat], le gouvernement et ses agents n’ont plus à ménager la liberté des uns, les susceptibilités ou les sympathies monarchiques des autres. Ils vont d’abord poursuivre et aggraver l’œuvre de répression commencée au lendemain de l’échec des mouvements de résistance au coup d’Etat [pour la répression immédiate, cf. ch. III c/] – de façon à liquider pour longtemps toute velléité d’opposition républicaines [2] ».

Cette « liquidation » s’articule autour de trois phases : la répression sur les clubs et les cercles, la répression sur les personnes et enfin la surveillance de l’esprit public.

 

Dès le mois de janvier 1852, l’efficacité des procédures d’instructions et d’informations judiciaires permettent rapidement de découvrir des sociétés secrètes inconnues jusqu’alors des autorités. L’entreprise répressive obtient un franc succès, même dans l’arrondissement d’Arles resté relativement calme pendant les événements de décembre. Le fait que « la société de la Montagne s’étend comme un vaste réseau [3] » facilite la tâche du procureur de la République de Tarascon :

« Comme toutes les sociétés se tenaient et correspondaient entre elles, nous allons continuer nos explorations en suivant les indications qui nous ont été données par les membres eux-mêmes [4] ».

Mais c’est avant tout l’autorité administrative qui s’attache à faire disparaître cercles et chambrées républicaines. Pourtant, toute la difficulté réside en l’animosité que la préfecture peut susciter auprès des populations du département lorsque celle-ci adopte une impitoyable répression sur ces lieux si caractéristiques de la sociabilité provençale. C’est dans ce sens que le 21 mars 1852, le sous-préfet d’Aix entretient le préfet de Suleau des dangers que représentent cercles et chambrées, comme de ceux que pourrait soulever leur suppression  :

« Ces chambrées présentent des dangers sérieux soit au point de vue des mœurs publiques, soit au point de vue de la propagande des mauvaises doctrines politiques. Profitant, en effet, du caractère privé de ces réunions, les membres qui les composent échappent à toute surveillance de la police locale et de l’autorité supérieure.

« (…) Dans l’état actuel des choses, il ne me paraît pas possible, Monsieur le préfet, de supprimer les chambrées sans causer une grande perturbation dans les habitudes des populations rurales. D’un autre côté, il ne serait pas juste de priver les habitants paisibles des communes d’une distraction qu’ils n’ont point pour leur part fait dégénérer en abus.

« Mais je pense que si les cercles et chambrées ne peuvent pas être interdits, ils doivent être réglementés, et que cette réglementation est utile et opportune [5] ».

Dans la forme, le préfet de Suleau répond aux sollicitations du sous-préfet : par un arrêté préfectoral du 5 avril 1852, suivant les instructions du décret du 25 mars 1852, il impose à toutes les réunions de plus de vingt personnes de demander une autorisation à l’autorité administrative avant le 10 mai 1852, sous la menace de poursuites. Ces demandes d’autorisation, transmises aux maires de chaque commune, doivent alors être soumises à l’avis conjoint des maires et des sous-préfets censés vérifier le degré de dangerosité des réunions :

« Cet avis devra être basé principalement sur la moralité des citoyens qui forment la demande, sur la considération dont ils jouissent, et rappeler s’ils ont toujours fait preuve de l’esprit d’ordre et d’obéissance aux lois qui doit garantir le caractère paisible et l’honorabilité de la réunion qu’ils voudraient former » [6].

A ce point de vue là, l’arrêté préfectoral devait déjà repousser les demandes d’autorisation de cercles ou chambrées républicaines. Mais de toute façon, le préfet fait fit des considérations de son subalterne : on l’a déjà évoqué, de Suleau n’autorise tout simplement aucune réunion « rurale » dans le département au cours de l’année 1852 (cf. ch. VI a/). Dans la forme, le droit de réunion existe ; dans le fond, la « répression associative » est totale, voire totalitaire…

 

Quant à la répression sur les personnes, elle a débuté dès les premiers jours de décembre : le décret du 8 décembre visait l’arrestation des multiples suspects, agitateurs ou membres de sociétés secrètes. Au départ, les inculpés arrêtés dans les Bouches-du-Rhône devaient être déférés en justice ordinaire. Mais pour hâter des jugements qui pouvaient représenter un nouveau danger public, la circulaire ministérielle du 11 janvier 1852 met en principe la création d’une « juridiction d’exception ». Et c’est celle du    2 février qui annonce la création d’une Commission mixte constituée du procureur de la République de Marseille, du général de division et du préfet des Bouches-du-Rhône. Cette commission a alors la charge de statuer sur le sort des inculpés. Ceux-ci sont répartis en 8 catégories comprenant les mesures suivantes :

« – les renvois en conseil de guerre

– la transportation à Cayenne

– la transportation en Algérie

– l’expulsion de France

– l’éloignement momentané du territoire

– l’internement, c’est-à-dire, l’obligation de résider dans une localité déterminée

– le renvoi en police correctionnelle

– la mise en liberté [7] »

 

Musée du Vieux La Ciotat

La première séance a lieu le 8 février, dans le cabinet du préfet de Suleau [8], et la clôture des délibérations se termine le 5 mars 1852 ; le nombre d’inculpés étant important, la Commission mixte des Bouches-du-Rhône ne peut terminer sa tâche avant les élections législatives du 29 février. Les renseignements recueillis font alors état de l’ampleur de la répression qu’ont subi les 785 inculpés des Bouches-du-Rhône :

–         7 condamnations à Cayenne à perpétuité

–         10 déportations à Cayenne pour 20 ans

–         25 déportations en Algérie pour 10 ans

–         78 déportations en Algérie pour 5 ans

–         118 internements

–         76 non-lieux

–         190 mises sous la surveillance de la police

–         129 mises en liberté

–         24 expulsions du territoire (pour les étrangers)

–         21 renvois en police correctionnelle

–         15 renvois à d’autres Commissions mixtes [9].

 

Le bulletin n° 21 des Amis du vieil Istres apporte plus de précisions sur une échelle répressive beaucoup plus « localisée » ; Hubert Gay énumère ainsi le nombre de personnes traduites par la Commission mixte des Bouches-du-Rhône pour chaque arrondissement : 216 personnes pour l’arrondissement d’Aix, 121 pour celui d’Arles et 428 pour celui de Marseille – au total 765 personnes, certains dossiers étant inconnus -. On possède aussi le nombre d’individus poursuivis pour les cantons des rives de l’Etang de Berre : 62 personnes pour celui de Berre (58 % des inculpés de l’arrondissement d’Aix), 24 personnes pour celui d’Istres (22 %) et 21 personnes pour le canton  de Martigues (20 %) – au total, 107 inculpés soit près de la moitié pour le 2nd arrondissement -. Toutefois, sur ces 107 personnes poursuivies, « seules 62 ont été vraiment condamnées (57%)  » [10].  Pour la seule ville d’Arles, Paul Allard relève lui, « 38 condamnations dont 5 déportations en Algérie  [11]».

 

Ces rigueurs répressives – malgré de multiples libérations – à l’égard des individus compromis pendant les événements de décembre sont alors suivies d’une recrudescence de la surveillance de l’esprit public : les nombreuses condamnations sont des mesures encore estimées  insuffisantes pour la garantie de l’ordre ; l’autorité entend bien agir de sorte que l’agitation ne puisse renaître. C’est dans ce sens qu’est créé, par le décret du 30 janvier 1852, un « ministère de la police générale » [12], dont la « mission » est une application concrète de la lutte gouvernementale contre le spectre de la « peur sociale [13] » que souhaite entretenir le Prince-Président ; alors que cette crainte avait permis à ce dernier d’accueillir sous son égide les « hommes d’ordre » en décembre 1851, elle lui fournit dorénavant le prétexte d’une surveillance omnipotente et conjointe de la population et de ses fonctionnaires :

« le ministère de la police [générale] (…), sert à surveiller tous les services sans se mêler en rien d’administration. Il est institué pour recueillir et concentrer auprès du président de la République, tout ce qui, dans un intérêt public, doit parvenir à sa connaissance.

« Féconder la victoire de l’ordre sur l’anarchie, en garantissant au pays le repos matériel et moral que lui promet le pouvoir protecteur du 2 décembre ; paralyser l’esprit de désordre en désarmant son audace par la certitude d’une infaillible répression, lasser son activité malfaisante par votre vigilance et votre inébranlable énergie, le suivre dans ses ténébreuses associations où s’ourdissent les plus abominables complots ; combattre l’esprit de parti, quelque drapeau qu’il arbore ; prévenir l’opinion contre les fables inventées par une infatigable malveillance, rendre aux actes du gouvernement leur véritable caractère, quant une hostilité perfide travaille à les dénaturer ; encourager les hommes sincèrement dévoués au pouvoir en les signalant à sa sollicitude (…) ».

Telle est la « mission » de l’inspecteur de la police générale dans le département, explicitée par son propre ministre dès février 1852 :

« Surtout, ne détournez jamais les yeux de ces plaies sociales jusqu’ici trop négligées, le vagabondage, source de tous les désordres ; la mendicité, dont vous devez seconder la répression (…) ; purger le pays de ces publications incendiaires qui pervertissent la population ; surveiller le colportage et vous assurer de la moralité des associations et du but qu’elles proposent (…) [14] ».

En termes officiels, l’action souhaitée « énergique » des commissaires de police, sous la surveillance de l’inspecteur général des Bouches-du-Rhône – Sylvain Blot -, « devra toujours être le résultat d’une conviction raisonnée ainsi qu’un dévouement sans bornes à la cause du Gouvernement du 2 décembre [15] ».

Le nouveau pouvoir se donne donc les moyens d’une surveillance totale de l’esprit public du département : colporteurs, qualifiés « d’agents de doctrines subversives, vendeurs d’autographies, de gravures, de médailles, de lithographies ou d’emblèmes » et étalagistes, qui mettent en vente ces objets, sont alors impitoyablement poursuivis [16].

La répression et la surveillance des cercles, cafés, sociétés et organisations républicaines ayant pu survivre clandestinement aux multiples arrêtés de dissolution et autres instructions judiciaires, font aussi évidemment partie des prérogatives du nouveau ministère :

« Après l’énorme défaite qu’a essuyé la démagogie au 2 décembre, les clubs ne pouvaient lui survivre sans consacrer, en effet, une monstrueuse anomalie [17] ».

Ainsi, après la réussite du coup d’Etat, les vues répressives initiées par les ministères du nouveau gouvernement prennent la suite de la politique du préfet de Suleau dans les Bouches-du-Rhône. Ensuite, c’est la force tirée du coup du 2 décembre qui permet alors à la propagande bonapartiste de s’affranchir d’une politique uniquement répressive seulement centrée jusque-là sur des contextes locaux agités.

 

        2§. La propagande bonapartiste

 

La propagande mise en place après l’acceptation plébiscitaire du coup d’Etat le 20 décembre 1851 – 55 000 oui sur 61 000 votants pour les Bouches-du-Rhône – prend trois formes distinctes : une propagande au sens propre, une « clémence » bonapartiste voulue éclatante, ainsi qu’une « propagande sociale ».

 

L’exemple le plus caractéristique relevé dans les sources d’une propagande au sens propre reste la sollicitation dès le 22 décembre de la préfecture par de Morny, nouveau ministre de l’Intérieur, pour que celle-ci intervienne énergiquement « en faveur des bonnes doctrines et des principes sociaux » :

« Cette intervention peut s’exercer efficacement au moyen de publications, de brochures à bon marché encouragées et au besoin payées par l’administration ».

Cet « encouragement orienté » vise les brochures favorisant « les notions les plus saines et des indications d’une utilité pratique incontestable sur l’économie politique, l’agriculture, l’industrie, l’administration, ainsi que le texte des lois et décrets qui ont pour objet d’améliorer le sort des populations laborieuses » [18].

Le but quasi-avoué est donc bien de combattre les résultats de la propagande démocratique diffusée pendant la IIe République, et ce, par les mêmes armes que celle-ci avait employées.

 

Mais ce type de « propagande de l’ordre » est peu de chose comparé à celle employée pour contrer les effets néfastes d’une trop sévère répression des Commissions mixtes. La « clémence » bonapartiste, pourtant contradictoire avec la rigueur répressive mise en œuvre par les juridictions d’exceptions, est symptomatique du « césarisme démocratique [19] » dont le futur empereur entendait se réclamer. Le département n’échappe donc pas à « cet habile dosage de rigueur inflexible et de compassion, ce souci constant de rallier à la cause napoléonienne, par des mesures de clémence, les masses populaires [20] » :

Ainsi, le 7 février 1852, veille des premières délibérations de la Commission mixte des Bouches-du-Rhône, voit de multiples mises en liberté à l’ordre du jour – 104 élargissements selon l’Encyclopédie des Bouches-du-Rhône [21]. Mais ces libérations ordonnées par la préfecture sont le fait de circulaires du ministère de l’Intérieur ; de Suleau s’attache à en expliquer les raisons au procureur général :

« Mr le ministre de l’Intérieur, dans sa circulaire du 29 janvier, dit le paragraphe suivant : « Une telle situation a ému le Prince-Président, et en conséquence, il me charge de vous transmettre les pouvoirs nécessaires pour faire sortir immédiatement des prisons et rendre à leurs familles, quelque soit d’ailleurs, l’état de l’instruction commencée à leur égard, tous ces détenus que vous jugerez n’avoir été qu’égarés et dont la mise en liberté ne peut offrir de danger pour la société »  [22] ».

Confiés à l’appréciation de l’autorité préfectorale, ces élargissements de dernière minute ne sont pas les seuls actes de « clémence bonapartiste ». En avril 1852, le conseiller d’Etat Quentin-Bauchart est envoyé dans le département avec les pleins pouvoirs pour atténuer les éventuels effets d’une trop grande sévérité de la Commission mixte des Bouches-du-Rhône : après examen des prisonniers enfermés au Château d’If, accompagné des trois membres de la Commission mixte et de l’inspecteur général de la police, il ordonne « la mise en liberté de trois individus condamnés à l’expulsion et de 31 autres condamnés à cinq ans de déportation en Algérie. Les condamnés ainsi libérés, ramenés du Château d’If par un bateau à vapeur, se sont séparés, en débarquant au cri plusieurs fois répété de « vive Napoléon » [23] ».

Fidélité redevable à la compassion du Prince-Président ou « souci politique » d’afficher sa repentance ? Peu importe, le futur empereur lui, entend se montrer à la fois sévère, démocratique et clément envers les classes populaires pour tenter de faire retomber l’agitation sociale.

Il ne faut pourtant pas attribuer toute mesure d’élargissement à la seule initiative du gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte ; on possède en effet la trace d’interventionnisme d’autorités départementales pour préserver certains de leurs administrés des rigueurs de l’inspecteur général Blot : en mars 1852, ce dernier exprime en effet l’avis défavorable de laisser libre de réunion 8 cercles marseillais – Cercle des Phocéens, Cercle Puget, Cercle des mécaniciens français, Cercle religieux, Cercle du Droit National, Cercle Catholique, Cercle de l’Athénée et Cercle du Commerce -, vu que selon lui, « il est notoire que des discussions politiques s’élèvent journellement dans leur sein ; que des partis hostiles au Gouvernement y censurent ses actes et que, par une conséquence naturelle, là s’élaborent sans doute aussi, des manœuvres occultes de nature à compromettre le repos public ».

Devant cet avis, le maire de Marseille, de Chanterac, intervient auprès du préfet de Suleau le 24 mars 1852 :

« La fermeture simultanée de plusieurs cercles serait à mon sens, une mesure regrettable, en ce qu’elle atteindrait l’élite de la population dans des habitudes de réunions qui n’ont rien de condamnables, qui facilitent souvent les affaires et constituent un délassement nécessaire. Je sais d’ailleurs (…) que les cercles sont composés d’une grande partie de gens paisibles, et je pense que pour faire cesser ou du moins pour atténuer de beaucoup les faits regrettables dont se plaint, avec raison, Mr l’Inspecteur Général, il suffirait d’admonester ceux de leurs membres qui seraient signalés comme excitant des discussions politiques » [24].

Le préfet des Bouches-du-Rhône empêche alors la fermeture de ces cercles en intervenant dans ce sens auprès de l’inspecteur général. Ainsi, celui qui entretenait une guerre implacable contre la politisation des cercles tempère la répression souhaitée par l’inspecteur Blot. Soucieux de préserver la sociabilité de notables marseillais et les échanges d’une « grande ville de commerce » comme Marseille, il se contente d’avertir les présidents des cercles incriminés. Cet étonnant revirement vers une tolérance accrue à l’égard de ces cercles ne s’explique ni par une susceptibilité éveillée par un quelconque conflit de compétence avec l’inspecteur général, ni par souci d’équité ; dorénavant, l’autorité préfectorale se sent en position de force inébranlable :

« Il importe à mon avis que ces cercles soient l’objet d’une surveillance qui ne laisse impuni aucun écart de quelque (sic) nature qu’il soit, mais j’ai lieu de penser que cette surveillance sera complètement suffisante si j’en juge par la conduite qu’ils ont tenue à des époques où l’autorité était loin d’avoir la force et l’influence morale qu’elle possède aujourd’hui » [25].

En filigrane, le préfet semble en outre considérer que les autorités locales sont plus au fait de juger la dangerosité sociale de ces cercles que l’inspecteur général lui-même.

Pourtant, associées à ses vocations de surveillance et de répression des troubles de l’esprit public, les prérogatives du ministère de la police générale suggèrent aussi à ses agents d’entretenir une sorte de propagande « sociale » au sein des classes populaires. Voici les instructions délivrées par l’inspecteur général au commissaire de police de Marseille, en mars-avril 1852, pour accomplir le « grand acte de clémence [qui] s’accomplit aujourd’hui au nom du Prince Chef de l’Etat (…), pour réaliser la pensée de son cœur et profiter à l’ordre social [26] » :

« Soyez assidu à votre commissariat, vous êtes le magistrat du peuple, l’intermédiaire entre lui et les dépositaires supérieurs de l’autorité. C’est par vous qu’ils doivent connaître sa pensée sur les innovations politiques et économiques jetées dans le domaine de la discussion et de l’étude. Votre contact avec les habitants de votre arrondissement est donc chose nécessaire. Le soir, lorsque vous serez de service ni à l’hôtel de ville, ni dans les théâtres, parcourez votre circonscription, signalez à vos agents les abus qui s’y révèlent, les délits à réprimer ; surveiller les cercles, les cafés, les réunions publiques [27] ».

« Vous me ferez, en outre, connaître votre pensée sur les mesures humanitaires à provoquer dans l’intérêt des classes pauvres et ouvrières, ainsi que sur les améliorations des divers services publics qui impliqueraient une surveillance particulière de votre part, entr’autres (sic) sur l’extinction de la mendicité, sur la presse, sur le service des mœurs, etc…[28] ».

Prérogatives de surveillances côtoient ainsi la volonté de créer une véritable « police de proximité » : l’objectif est autant de se rapprocher du peuple pour en démasquer ses principaux agitateurs que pour lui faire sentir l’ »œuvre sociale » que prétend entreprendre le Prince Président.

 

Enfin, à cette propagande « officielle », palpable à travers les sources, s’ajoute une immense œuvre de propagande plus « informelle », entamée avant même la proclamation du régime impérial par un véritable désir de faire de Marseille une « vitrine » du IInd Empire. Louis-Napoléon Bonaparte espère en effet légitimer son aspiration à l’Empire par un véritable cérémonial orchestré lors de sa visite à Marseille les 25, 26 et 29 septembre 1852 : dès le 14 septembre, une proclamation du préfet de Suleau annonce à la population la venue de « Son Altesse Impériale le Prince-Président ». Cette visite a pour but l’inauguration des premiers grands travaux – premières pierres de la Bourse, du Mont-de-Piété, du Nouvel Hôpital, d’un troisième port, de la Cathédrale de la Major – qui préfigurent déjà « l’haussmannisation » que va connaître Marseille sous le IInd Empire.

Le déroulement de son séjour dans la préfecture est assez significatif de la manifestation populaire que le futur empereur souhaitait susciter : le maire de Marseille, de Chanterac, lui offre les clés de la ville ; au cours Belsunce, une statue représentant la ville présente à l’illustre visiteur deux couronnes d’or et porte gravée sur son piédestal : Massiliae vota ; d’innombrables pavillons représentent des aigles impériaux avec l’initiale N couronnée ; enfin, est publié le 26, jour où le Président visite la vieille Major, le décret ordonnant la construction de la nouvelle cathédrale pour un premier crédit de 2 500 000 francs.

A ce cérémonial impérial doit s’ajouter la volonté de Louis-Napoléon Bonaparte de faire prospérer Marseille et de réaliser cette pensée « que la Méditerranée devait être un lac français ». Cette ère de prospérité, de « prodigieuse fortune » que valut à Marseille le IInd Empire                          – développement et extension des ports, embellissements de la ville – confère à la propagande impériale un écho particulier dans les Bouches-du-Rhône : malgré les vexations subies, le département fut l’un des premiers bénéficiaires du retour à l’Empire. A ce point de vue, l’opposition républicaine voyait un nouvel obstacle se mettre en travers de ses velléités de renaissance…

 

                           


[1] VIGIER Philippe, La seconde République dans la région alpine, PUF, 1963. p. 339.

[2] Ibid 59, p. 350.

[3] 14 U 47, Procureur de la République de Tarascon au procureur général, le 16 janvier 1852.

[4] 14 U 47, Procureur de la République de Tarascon au procureur général, le 18 janvier 1852. On a déjà signalé (cf. Ch. VI b/) que l’instruction à Tarascon, grâce à l’audition de « plus de 100 témoins » avait permis de mettre au jour des affiliations à la Montagne à Mallemort, Vernègues, Alleins, Sénas et Arles.

[5] 1 M 603, Sous-préfet d’Aix au préfet des Bouches-du-Rhône, le 21 mars 1852.

[6] 1 M 603, Arrêté préfectoral relatif aux associations et réunions du département du 5 avril 1852.

[7] 14 U 52, Circulaire du 18 janvier 1852 du ministère de la justice.

[8] 14 U 52, Préfet des Bouches-du-Rhône au procureur de la République de Marseille, le 8 février 1852.

[9] HUMM Françoise, La répression des évènements de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône, Mémoire de maîtrise sous la direction de Monsieur Maurice Agulhon, Université d’Aix-en-Provence, p. 36-37. Certaines décisions ne sont pas connues. On compte parmis ces inculpés 310 Marseillais, 46 Aixois, 6 Salonnais et 50 Arlésiens.

[10] GAY Hubert, « Résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851 sur les rives de l’étang de Berre », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 96-97. Nombre d’individus des cités de L’Etang de Berre poursuivis par la Commission mixte des Bouches-du-Rhône, par ordre décroissant : Vitrolles (23), Velaux (14), Ventabren et Saint-Chamas (13), Martigues (9), Marignane (8), La Fare (7), Istres (5), Fos et Châteauneuf (4), Berre (3), Rognac et Saint-Mitre (2).

[11] ALLARD Paul, « La seconde République à Arles ou Arles d’une révolution à l’autre », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 89.

[12] 14 U 52, Inspecteur général du ministère de la police générale pour le 5ème arrondissement au procureur général, le 4 mars 1852.

[13] VIGIER Philippe, La seconde République dans la région alpine, PUF, 1963, p. 338.

 

[14] 14 U 52, Ministre de la police générale à l’inspecteur général, le 14 février 1852.

[15] 14 U 52, Inspecteur général au commissaire de police de Marseille, le 3 mars 1852.

[16] 14 U 52, Inspecteur général au commissaire de police de Marseille, le 25 mars 1852.

[17] 14 U 52, Inspecteur général au commissaire de police de Marseille, le 29 mars 1852.

[18] 1 M 600, Ministre de l’Intérieur au préfet des Bouches-du-Rhône, le 22 décembre 1851.

[19] VIGIER Philippe, La seconde République dans la région alpine, PUF, 1963, p. 346.

[20] VIGIER Philippe, La seconde République dans la région alpine, PUF, 1963, p. 360.

[21] 14 U 52, Ordres de libérations du parquet de Marseille datés du 7 février 1852 et Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome V, Vie politique et administrative, p. 180.

[22] 14 U 52, Préfet des Bouches-du-Rhône au procureur général le 7 février 1852.

[23] Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome V, Vie politique et administrative, (Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1929), p. 180.

[24] 1 M 603, Maire de Marseille au préfet des Bouches-du-Rhône, le 24 mars 1852.

[25] 1 M 603, Préfet des Bouches-du-Rhône à l’inspecteur général, le 26 mars 1852.

[26] 14 U 52, Inspecteur général au commissaire de police de Marseille, le 15 avril 1852.

[27] 14 U 52, Inspecteur général au commissaire de police de Marseille, le 6 avril 1852.

[28] 14 U 52, Inspecteur général au commissaire de police de Marseille, le 3 mars 1852.