Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône. Chapitre 5
Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône
Hugues BREUZE
2ème partie Situation politique et sociale du département (1848-1852)
Chapitre V : L’opposition démocrate-socialiste
En marge de la chronologie départementale pendant ces trois années de République, il convient de se pencher sur l’opposition démocrate-socialiste durant cette période en tâchant de cerner son électorat, son idéologie, ainsi que son organisation, pour tenter d’y trouver les signes d’une faiblesse annoncée ou, au contraire, d’une confiance aveugle en son destin à l’orée du mois de décembre 1851. Pour cela, le poids démographique et politique de la préfecture des Bouches-du-Rhône, impose l’étude du mouvement ouvrier marseillais, dans son comportement politique comme dans sa composition sociale. Ensuite, la prédominance idéologique d’un organe de presse comme le Peuple sur l’ensemble du Midi peut fournir un éclairage indispensable sur les doctrines démocratiques diffusées à l’électorat républicain. Enfin, face à la répression croissante des autorités, les organisations républicaines se voient contraintes de passer à l’action secrète ; ceci nécessite donc de pénétrer au sein de ces sociétés secrètes, si caractéristiques du Midi de la France pendant la IIe République.
Mais, avant d’être l’idéal allégorique de la « Belle » chez les affiliés des sociétés secrètes, la République, lors de son avènement en 1848, semblait tournée vers la classe ouvrière : née de la révolte des ouvriers parisiens, la Révolution de Février 1848 entendait bien demeurer généreuse à ceux qui l’avait souhaitée…
A/ Le mouvement ouvrier à Marseille
Le constat qu’apporte l’insurrection de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône est clair : l’échec du mouvement résonne d’abord comme celui de la passivité des ouvriers marseillais. Cette non-réaction semblait pourtant déjà scellée depuis les journées de juin 1848 si l’on suit les conclusions de l’Encyclopédie des Bouches-du-Rhône : « Les ouvriers avaient cru sincèrement que le régime républicain apporterait un remède définitif aux maux dont ils souffraient. L’expérience les laissa découragés et aigris contre les gouvernants qui avaient du sévir contre eux [1] ». Si bien que ce « zèle moindre des ouvriers » se traduit par un véritable désenchantement des ouvriers vis-à-vis du régime agressé par le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte : « la rancœur datant des événements de juin modère l’enthousiasme à reprendre les armes pour une République qui les a partiellement trahis [2] ». La Révolution de 1848 avait pourtant reçu un écho massif et immédiat à Marseille alors même que la classe ouvrière de la ville avait été pendant la Restauration et la Monarchie de Juillet, l’une des plus calmes et des plus conservatrices de France.
C’est principalement grâce aux travaux de l’historien américain William H. Sewell que l’on peut rendre compte de cette évolution qui a vu cette classe sociale se transformer en « force politique autonome et révolutionnaire » au cours de la période républicaine : « En dépit des fortunes diverses du mouvement, la classe ouvrière maintint un haut niveau d’activité politique pendant toute la Seconde République. Le sommet fut atteint à Marseille, en juin 1848, quand une insurrection ouvrière éclata au moment même des journées de juin à Paris. Le mouvement déclina durant la période de répression qui suivit, puis se consolida jusqu’à son démantèlement par le coup d’Etat de Louis-Napoléon en 1851 » [3].
1§. Un monde ouvrier en mutation
La classe ouvrière marseillaise a subi de profondes mutations à partir des années 1830 : Marseille passe de 109 483 habitants en 1821 à 195 138 habitants en 1851, et ce, non pas en raison de son propre accroissement naturel mais principalement grâce aux fruits de l’immigration (88 263 immigrants entre les deux dates selon Sewell). Nombreux sont ceux attirés par l’expansion économique que connaît la ville pendant toute cette période, notamment grâce à son commerce maritime mais aussi par l’essor de nombreuses industries (construction mécanique, huileries, savonneries, raffineries de sucre) et de l’artisanat. Cette véritable « révolution industrielle » que connaît Marseille a pour conséquence de diversifier autant son économie que sa classe ouvrière. Le monde ouvrier marseillais connaît donc une véritable transformation, dont la hiérarchisation dépend dorénavant autant du niveau de qualification que du mode de recrutement. Pour distinguer les différentes professions de cette classe, Sewell discerne d’abord les métiers non-qualifiés des métiers qualifiés, et subdivise ces derniers en deux autres catégories : métiers « ouverts » et métiers « fermés » (cf. Tableau n°1, page suivante) : « Cette forte diversification engendre des situations professionnelles très dissemblables tant au niveau des qualification, des salaires que des conditions de travail [4] ». En effet, un ouvrier non-spécialisé subit pleinement son statut de main-d’œuvre interchangeable. « Ainsi, moins payés journellement que les ouvriers qualifiés, les ouvriers non qualifiés ont aussi moins de jours ouvrés. Ce double handicap explique les différences qui existent entre les revenus annuels des ouvriers marseillais [5] ». Mais la différence entre ouvriers qualifiés et ouvriers non-qualifiés se poursuit dans la capacité supérieure des premiers à constituer et soutenir des organisations ouvrières. Ceux-ci se constituent souvent en société de secours mutuel, chose plus difficile pour des ouvriers non-qualifiés, instables professionnellement et issus dans leur majorité de l’immigration. Tableau n°1 : Statistiques de William H. SEWELL
On observe toutefois des différences entre les divers métiers qualifiés. Une minorité constitue les métiers « fermés », véritable « aristocratie du travail [6] » qui contrôle l’embauche. Mais quelles étaient réellement ces différences ? « Les similitudes étaient nombreuses entre ouvriers qualifiés des métiers « ouverts » et « fermés » ». Il n’y avait, par exemple, aucune différence significative dans leurs niveaux culturels. « (…) de plus, pratiquement tous les métiers dans les deux catégories avaient une forme d’organisation ouvrière. Les organisations ouvrières dans les métiers « fermés » étaient généralement plus puissantes et plus en vue, comme nous pouvons le supposer d’après leur capacité à restreindre l’entrée dans leur métier. (…) Mais quelques métiers « ouverts » avaient des organisations ouvrières plus actives et plus agressives que certains métiers « fermés » (…) [7] ». Ainsi, la position privilégiée de la classe des métiers « fermés » l’orientait par nature vers un conservatisme politique. Cette hérédité professionnelle – l’ouvrier d’un métier « fermé » conservait souvent la même profession que son père – et cette exclusion systématique dans la vie intellectuelle et sociale – les métiers fermés ne fréquentent, pour la plupart, que des personnes de leur milieu -, ne se retrouvait pas dans les autres métiers. Ouvriers qualifiés « ouverts » et ouvriers non-qualifiés se retrouvent souvent le soir, dans les cafés et les guinguettes de la ville. Ceci explique les différences de comportements politiques : ouvert culturellement et socialement, un ouvrier qualifié « ouvert » a toutes les chances d’être militant, ou du moins sympathisant à la cause démocrate-socialiste.
La raison qui poussait ces ouvriers à embrasser la foi républicaine était principalement économique. La crise révolutionnaire avait eu en 1848, des répercussions au niveau des salaires ; et c’est cette baisse de salaire qui explique « dans une grande mesure les journées de juin qui voient les ouvriers marseillais exprimer là leur désenchantement et leurs désillusions, mais aussi leurs espoirs en une « république sociale » [8] ». Selon Jean Domenichino, ces revendications salariales ne pouvaient s’arrêter malgré la défaite ouvrière de juin 1848. Ainsi, « la résistance ouvrière s’est organisée dans le cadre des sociétés de secours mutuel et de compagnonnage qui ont souvent une existence clandestine [9] ». Cet activisme politique restait en majorité l’apanage d’ouvriers qualifiés « ouverts », les ouvriers non-qualifiés s’illustrant plus dans des actions sporadiques et violentes. En effet, « une part importante des ouvriers non qualifiés de la ville avait été touchée par la propagande démocratique et socialiste, avait appris les nouveaux slogans politiques et était prête à se battre pour la cause quand l’occasion se présentait ». Mais, « ce fut l’ouvrier des métiers « ouverts« , bien organisé, assez aisé, tenant à sa réputation, qui forma les troupes de choc de la révolution aussi bien que la majorité de ses cadres politiques » [10]. Enfin, on retrouve parfois des bourgeois au sein du mouvement démocratique, mais uniquement dans des postes de direction ; ces derniers ne se compromettent pas dans les actions violentes. Ils constituent pourtant la majorité des cadres dans la direction organisationnelle et idéologique du mouvement.
Ainsi, pour William H. Sewell, l’appartenance à l’opposition démocrate-socialiste des Bouches-du-Rhône suit, dans la plupart des cas, un cheminement logique : « (…) la profession d’un homme d’une part, son statut d’autochtone et d’émigrant d’autre part eurent, chacun, un effet différent sur les aptitudes à participer au mouvement démocratique et socialiste. Le fait, pour un homme, de travailler dans un métier « ouvert », lui donnait plus de chance d’être attiré dans la politique révolutionnaire ; mais cela lui en donnait plus spécialement s’il était immigrant. Réciproquement, la plupart des ouvriers des métiers « fermés » se tenaient à l’écart de la politique révolutionnaire et cette tendance était encore plus nette s’ils étaient natifs de Marseille [11] ». L’immigrant, lui, absous du traditionalisme local, n’hésite pas à accepter de nouveaux types de comportement politique. Or, Marseille, ville ouvrière si conservatrice avant la période républicaine, se retrouve depuis les années 1840 à subir les fruits de sa croissance économique et d’une immigration qu’elle attire. Dès lors, « ce sont les ouvriers issus de la croissance industrielle des années 1840 qui, à Marseille, ont adopté l’idéologie et le style politique du mouvement républicain et socialiste, qui ont formé l’encadrement et les troupes indispensables à son expression et à son développement. La période de la Seconde République est bien un moment privilégié de la radicalisation du monde du travail. « (…) la main-d’œuvre marseillaise qui émerge alors hésite de moins en moins à remettre en cause, et de manière violente, la société et l’ordre établis [12] ».
Il reste cependant à savoir si cette violence était une conséquence inévitable ou avait pour principale cause l’influence d’un journal comme Le Peuple, principal organe « officiel » de presse républicaine diffusant l’idéologie démocrate-socialiste dans les Bouches-du-Rhône.
[1] Encyclopédie des Bouches-du-Rhône (Par Raoul Busquet & Joseph Fournier, sous la direction de Paul Mason) : Tome X, Le mouvement social, (Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1929), p. 35. [2] CHARLE Christophe, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Seuil,1991, p. 70. [3] SEWELL H. William, « La classe ouvrière de Marseille sous la seconde République : structure sociale et comportement politique », Le mouvement social, Paris, n° 76, juillet-septembre 1971, p. 31. [4] DOMENICHINO Jean , « Les ouvriers marseillais & les années 1840 », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 64. [5] Ibid 66. [6] SEWELL H. William, « La classe ouvrière de Marseille sous la seconde République : structure sociale et comportement politique », Le mouvement social, Paris, n° 76, juillet-septembre 1971, p. 40. [7] Ibid 68, p.45. [8] DOMENICHINO Jean , « Les ouvriers marseillais & les années 1840 », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 69. [9] Ibid 70, p. 67. [10] SEWELL H. William, « La classe ouvrière de Marseille sous la seconde République : structure sociale et comportement politique », Le mouvement social, Paris, n° 76, juillet-septembre 1971, p. 54. [11] Ibid 72, p. 56-57. [12] DOMENICHINO Jean , « Les ouvriers marseillais & les années 1840 », Les amis du vieil Istres, Bulletin n° 21, p. 69. |