LE COUP D’ETAT DU 2 DECEMBRE 1851
LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851 PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE [Joseph Décembre et Edmond Allonier] 3e ÉDITION PARIS 1868 DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR XIV JOURNÉE DU 4 DÉCEMBRE
La nuit du 3 au 4 décembre ne fût marquée par aucun incident. Les ministres eurent ainsi un instant de répit pour faire sortir de Mazas les représentants détenus depuis la veille, et diriger sur le château de Ham ceux qui leur inspiraient le plus d’ombrage. L’agitation se renouvela dans la matinée, un peu avant le jour. Il était aisé de voir que la population, loin d’avoir été découragée par la lutte de la veille, y avait puisé au contraire. le sentiment de sa force, et que le mouvement promettait de grandir encore ; plus d’un visage rayonnait d’espérance. Cette fois le peuple et la bourgeoisie paraissaient unis dans la même pensée. La foule continuait d’accepter, comme la veille, tous les bruits favorables à sa cause : les départements du centre s’étaient levés ; des colonnes armées s’avançaient de Rouen ; la banlieue promettait d’agir ; les proscrits arrivaient dans Paris ; le général Neumayer, l’ami de Changarnier, s’était prononcé, avec sa division militaire, contre le Président de la République, et s’était mis en marche avec ses troupes. Aucun de ces bruits ne devait se confirmer. Les récits et les commentaires ne tarissaient pas davantage sur les sanglantes fusillades de la veille et les exécutions sommaires, conformément aux ordres du ministre de la guerre. L’imagination grossissait les faits : on crut même que le général Bedeau et le colonel Charras, que la préfecture de police avait l’ingénuité la veille de croire enfuis de Mazas, avaient été passés par les armes dans les fossés de Vincennes. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le préfet de police lui-même ajouta foi à une partie de ces bruits. Pour prévenir les effets de ces nouvelles sur des masses dont la colère et la soif de vengeance auraient doublé l’énergie, le ministre de la guerre fit afficher un arrêté qui assimilait les colporteurs de fausses nouvelles aux insurgés, les soumettait à l’arrestation comme complices et les livrait aux conseils de guerre. Toutes les troupes ayant été retirées pour être concentrées par masses, suivant le plan de M. de Morny, rien ne s’opposait à ce que la population, modifiant à son tour son système d’attaques partielles, s’établit fortement dans les quartiers les plus favorables à la lutte, et surtout au centre de Paris, entre les boulevards et les quais. Les barricades s’élevèrent en grand nombre, dès neuf heures du matin ; les premières furent construites dans les rues Saint-Martin et du Temple, puis dans les rues Beaubourg, Transnonain, Volta, Phélippeaux, du Petit-Carreau, Montorgueil et Rambuteau ; les rues latérales des grandes voies étaient aussi disposées pour la défense. L’une des plus fortes barricades était construite dans le carrefour que forment les rues Rambuteau-Saint-Denis et Rambuteau-Saint-Martin, à l’entrée de la rue Grenétat ; celle du boulevard, à l’entrée de la rue Saint-Denis était surtout formidable. Cinq ou six barricades obstruaient la rue du Petit-Carreau ; celles établies au coin des rues Bourbon-Villeneuve et du Cadran devaient opposer la plus forte résistance. Parmi les rues transversales, la rue des Jeûneurs et la rue Tiquetonne étaient les mieux fortifiées. Nous devons citer encore les barricades de la place du Conservatoire des arts et métiers, celle du cloître Saint-Méry, celle de la rue du Temple, à l’entrée des boulevards, et enfin, celles qui fermaient les innombrables ruelles qui entourent les Halles jusqu’auprès de l’hôtel de ville. Ce n’étaient pas seulement les ouvriers, l’armée de l’émeute, suivant le langage de M. Granier de Cassagnac, qui prenaient part à ces préparatifs ; les historiens de cette révolution reconnaissent que des gens fort bien mis, appartenant aux classes élevées, travaillaient avec la même ardeur aux retranchements. Les représentants étaient au milieu d’eux, donnant lecture des proclamations, et animant la foule par leurs discours. Des femmes, cédant à l’enthousiasme, venaient serrer la main de ceux qui allaient répandre leur sang. La rive gauche, fortement occupée par la troupe, ne prit qu’une médiocre part à l’action[1]. Cependant quelques tentatives de barricades furent faites rue Saint-André-des-Arts, rue Dauphine, au carrefour de Buci et rue de la Harpe ; il y eut également des essais de barricades au faubourg Saint-Antoine, à Montmartre, à Batignolles, à la chapelle Saint-Denis et au haut du faubourg Poissonnière. La mairie du Ve arrondissement, dans le faubourg Saint-Martin, fut occupée par un rassemblement considérable, sans rencontrer beaucoup de résistance. Le peuple y trouva trois cents fusils et des munitions. On rapporte que ce fut un tambour-major de la garde nationale qui indiqua le lieu où se trouvait ce dépôt d’armes. Une tentative du même genre contre la mairie du IIe arrondissement n’eut pas le même sort. Les rassemblements se formèrent sur les boulevards, aussi nombreux, aussi ardents que la veille. Cette fois les ouvriers y étaient en nombre plus considérable ; il était évident qu’ils commençaient à entrer dans le mouvement. On distribuait dans les groupes les armes dont on disposait, et nous devons constater que la foule encourageait ces préparatifs. Les gants jaunes, mêlés au peuple, se mirent bientôt, vers midi, à construire des barricades ; la première qui s’éleva sur ce point était établie près de la porte Saint-Denis ; une autre fut commencée devant le théâtre du Gymnase ; à défaut de pavés, la foule arrachait les bordures des trottoirs, renversait les colonnes vespasiennes, et allait chercher au loin des matériaux de construction. Un comité de résistance formé d’un certain nombre de représentants s’était installé dans une maison des boulevards, pour surveiller le mouvement et le diriger. Les rassemblements s’étendaient jusqu’au boulevard des Italiens. Les patrouilles qui s’aventuraient dans cette direction, étaient aussitôt entourées et accueillies par des cris furieux. Au coin de la rue Richelieu, un officier d’état-major fut renversé de cheval et ne parvint qu’à grand’peine à se dégager. Un autre eut la tête écrasée, à la hauteur du boulevard Montmartre, par une pierre jetée du haut d’une maison en construction. Deux officiers de ligne furent maltraités sur le boulevard Poissonnière. Un gendarme mobile, qui portait des ordres, eut le même sort. Des groupes se répandirent dans les divers quartiers, et surtout dans ceux du centre, pour se faire délivrer des armes : les gardes nationaux livraient volontiers leurs fusils; ceux de la cinquième légion y mirent le plus d’empressement[2]. Déjà même on inscrivait sur les devantures de boutiques, comme aux jours de 1848, la fameuse mention : armes données. Ce fait avait une gravité qui n’échappa point au préfet de police, comme nous le voyons par la dépêche suivante, qu’il adressa à M. de Morny : « Le jeudi 4 décembre 1851, 1 h. 15 m. Les nouvelles deviennent tout à fait graves. Les insurgés occupent les mairies, les boutiquiers leur livrent leurs armes. La mairie du Ve est occupée par les insurgés ; ils se fortifient sur ce point. Laisser grossir maintenant serait un acte de haute imprudence. Voilà le moment de frapper un coup décisif. Il faut le bruit et l’effet du canon, et il les faut tout de suite. Ne laissons pas répandre le bruit qu’il y a de l’indécision dans le pouvoir : ce serait donner une force morale inutile à nos ennemis. »
« Jeudi 4 décembre. Les barricades prennent de grosses proportions dans le quartier Saint-Denis. Des maisons sont déjà occupées par l’émeute. On tire des fenêtres. Les barricades vont jusqu’au deuxième étage. Nous n’avons encore rien eu d’aussi sérieux. »
Cet avis donna lieu à M. de Morny d’expédier les dépêches suivantes : LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR AU GÉNÉRAL MAGNAN. Paris, 4 décembre 1851. Voici un avis du préfet de police, peut-être faux, car il s’alarme facilement. Néanmoins, si cela était, ce serait désastreux. Il faut occuper militairement, et faire coucher les troupes dans les maisons, et passer la nuit sans abandonner le quartier. C’est l’effet moral décisif ; sans quoi, ce sera à recommencer tous les jours, et la troupe sera éreintée. Pardon, général, mais je rabâche ; car j’ai foi seulement dans ce système, et j’ai à rassurer bien du monde contre les faux bruits qui circulent et me viennent surtout de la Préfecture. Signé : DE MORNY.
LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR AU GÉNÉRAL MAGNAN. Paris, le 4 décembre 1851. Vous comprendrez que c’est un avis d’amitié que je vous donne. J’espère que quand l’affaire aura été faite et la bataille gagnée, vous ferez occuper militairement le quartier en logeant les soldats dans les maisons des angles des rues. Rien n’intimide les émeutiers comme cette mesure, et, avec deux pelotons, on garde toute une rue. C’est un avis que je me permets de vous donner, parce que les émeutiers fuient ; puis, quand la troupe se replie, les émeutiers reviennent et croient avoir regagné le champ de bataille. Permettez-moi cette remarque et croyez à mon dévouement. Signé : DE MORNY.
LE MINISTRE DE L’INTERIEUR AU GENERAL MAGNAN. Paris, le 4 décembre 1851. Le ministre de la guerre vient de nous communiquer votre rapport. Le conseil me charge de vous témoigner sa reconnaissance à la remarquable direction donnée aux troupes. Je vais, d’après votre rapport, faire fermer les clubs des boulevards. Frappez ferme de ce côté. Ci-joint une lettre de M. le gouverneur de la Banque. Voyez ce que vous pouvez en faire. Signé : DE MORNY. .
Le préfet de police n’était pas le seul que l’attitude du peuple plongeât dans une attitude indicible. M. de Morny avait lui-même beaucoup de peine à rassurer son entourage, si nous en croyons M. Véron, qui paraissait s’être installé au ministère de l’intérieur, où, en attendant le triomphe du coup d’État, il s’amusait, faute de mieux, à copier les dépêches échangées entre la Préfecture de police et le ministère de l’intérieur. « Qu’on fasse retirer les troupes, disait M. de Morny, qu’on leur donne la soupe et du repos. Les soldats en armes dissipent, dit-on, les rassemblements, mais ils sont aussi la cause de rassemblements, et puis les groupes se rapprochent et se reforment derrière les troupes dès qu’elles sont passées. Toutes les révolutions se sont accomplies en trois jours : révolution de juillet, révolution de février. Et savez-vous pourquoi ? Le premier jour, les troupes se promènent ; la nuit et le second jour, elles se fatiguent et se démoralisent aux cris de Vive la ligne ! Vivent nos frères ! le troisième jour, on leur fait subir d’indignes affronts. Que l’insurrection construise des barricades si elle veut ; quand elles seront debout nos soldats les prendront ; ils feront le siége des maisons d’où l’on tirera. La troupe, ainsi engagée, ne reculera pas et fera son devoir, croyez-le bien. » Aussi, le jeudi 4, au matin, M. de Morny, revenant d’une inspection dans Paris et trouvant son entourage pâle, effrayé à cette nouvelle que de nombreuses barricades s’étaient élevées dans Paris, dit à tous avec une chaleureuse gaieté : « Comment ! hier vous vouliez des barricades, on vous en fait, et vous n’êtes pas contents ?… » Le général Magnan ne se laissait pas non plus alarmer par les nouvelles contradictoires qui lui arrivaient de toutes parts. Ainsi il écrivit plus tard, dans un rapport officiel qui parût au Moniteur : « A midi, j’appris que les barricades devenaient formidables et que les insurgés s’y retranchaient ; mais j’avais décidé de n’attaquer qu’à deux heures, et, inébranlable dans ma résolution, je n’avançai pas le moment, quelques instances qu’on me fit pour cela. » Un peu avant deux heures, le général en chef prévenait aussi le préfet de police de ces dispositions : « Dans un instant vous allez entendre le canon. Les divisions Carrelet et Levasseur sont en opération d’un combat. J’ai voulu, pour commencer, que tout mon monde fut réuni et bien sous ma main. Il va l’être. Soyez tranquille, l’affaire sera vigoureusement menée et promptement terminée. » M. Belouino, qui rapporte ces mots ajoute : « C’est un lambeau déchiré aux proclamations, de nos grandes guerres ! » C’est comme un écho du style napoléonien ; on sent, en lisant ces lignes, à quelle école appartient le général Magnan. Que diable le général Magnan a-t-il bien pu faire à M. Belouino pour que celui-ci lui jetât un pareil pavé à la tête ? Une proclamation, affichée depuis le matin dans Paris, prévenait les habitants de la rigueur de la répression ; elle portait : Habitants de Paris ! Comme nous, vous voulez l’ordre et la paix ; comme nous, vous êtes impatients d’en finir avec cette poignée de factieux qui lèvent depuis hier le drapeau de l’insurrection. Partout notre courageuse et intrépide armée les a culbutés et vaincus. Le peuple est resté sourd à leurs provocations. Il est des mesures néanmoins que la sûreté publique commande. L’état de siége est décrété. Le moment est venu d’en appliquer les conséquences rigoureuses. Usant des pouvoirs qu’il nous donne, Nous, préfet de police, arrêtons : ART. 1er.—La circulation est interdite à toute voiture publique ou bourgeoise. Il n’y aura d’exception qu’en faveur de celles qui servent a l’alimentation de Paris et au transport des matériaux. — Les stationnements des piétons sur la voie publique et la formation des groupes seront, sans sommations, dispersés par la force. — Que les citoyens paisibles restent à leur logis. Il y aurait péril sérieux à contrevenir aux dispositions arrêtées. Paris, le 4 décembre 1851. Le Préfet de police. DE MAUPAS.
Avant l’action, les soldats, suivant les recommandations de M. de Morny, avaient été parfaitement traités, les bidons étaient garnis. A midi toutes les dispositions de combat étaient prises. Le mouvement des troupes commença un peu avant deux heures. La division Carrelet déboucha de la Madeleine : la brigade du général de Bourgon, qui marchait en tête, devait prendre position entre les portes Saint-Denis et Saint–Martin ; les brigades des généraux de Cotte et Canrobert se massèrent sur le boulevard des Italiens. Plusieurs batteries de canons et d’obusiers appuyaient ces colonnes. Le général Reybell formait l’arrière-garde avec deux régiments de lanciers. La brigade du général Dulac, qui faisait également partie de cette division, prit position près de la pointe Saint-Eustache ; elle avait avec elle une batterie d’artillerie. La division Levasseur qui devait opérer du côté des quais, comprenait la brigade Marulaz, venue de la place de la Bastille; la brigade Courtigis, accourue de Vincennes, et la brigade Herbillon, qui occupait déjà l’hôtel de ville. Cette division devait attaquer d’abord l’entrée des rues du Temple, Saint-Martin et Saint-Denis ; la brigade Courtigis dût, avant de prendre position, renverser les barricades qui commentaient déjà à s’élever dans le faubourg Saint-Antoine. La division du général Renault était disséminée sur la rive gauche ; elle occupait l’Odéon, le Panthéon, le Luxembourg, la place Saint-Sulpice et la place Maubert, de manière à maintenir les communications entre le faubourg Saint-Germain et le faubourg Saint-Marceau. La préfecture de police et le palais de justice étaient confiés à la garde des troupes municipales. Enfin, une division de grosse cavalerie, aux ordres du général Korte, stationnait aux Champs-Elysées. Comme on le voit, les divisions Carrelet et Levasseur devaient opérer, en partant, l’une de la ligne des boulevards, et l’autre des quais, contre le centre de Paris un mouvement convergent, de manière à étreindre les républicains comme dans un étau. Ces masses réunies, comprenant plus de 30,000 hommes devaient infailliblement broyer tous les obstacles, sans avoir à craindre que l’insurrection écrasée sur un point fût en état de se reformer derrière elle. Cependant il n’est pas douteux que si les républicains avaient tenu jusqu’à la nuit, la troupe, découragée par cette résistance, n’eût plus été en état de renouveler l’attaque avec la même vigueur. D’un autre côté, il suffisait aux républicains de tenir ainsi contre la principale armée qui les assaillait pour donner le temps à l’insurrection de s’étendre sur les points extrêmes de la capitale, et puiser un nouveau courage dans le succès même de sa résistance, et d’arriver à jeter aussi l’armée, enfermée ainsi dans un cercle de barricades, dans une complète démoralisation. Les combattants républicains étaient-ils assez forts, assez bien armés et surtout assez nombreux pour prolonger ainsi la défense ? car c’était là la condition du succès. Deux cents hommes à peine défendaient la porte Saint-Denis ; un pareil nombre occupait les rues voisines jusqu’au Conservatoire des arts et métiers ; deux cent cinquante se tenaient dans le faubourg Saint-Martin ; les barricades des rues transversales étaient gardées par des rassemblements de dix à vingt hommes armés. Les républicains avaient à peine 1,500 fusils à opposer aux 15,000 baïonnettes et à l’artillerie de la division Carrelet. A l’autre extrémité, entre la pointe Saint-Eustache et le quartier de l’Hôtel-de-Ville, il n’y avait guère plus de 500 combattants, qui devaient tenir tête aux trois brigades de la division Levasseur ; la barricade de la rue Rambuteau était seule en état d’opposer une énergique résistance sur ce point. Parmi les citoyens dont l’attitude héroïque force l’admiration même de ceux qui eurent à les combattre, nous citerons Gaston Dussoubs, frère du représentant de ce nom, qui devait trouver la mort à la fin de la lutte, Luneau, ancien lieutenant de la garde républicaine, qui parut sur les barricades revêtu de son uniforme, Laurennes, ancien sous-officier d’artillerie, Favrel, Bourdon, Longepied, etc. Des étudiants, des journalistes, des jeunes gens appartenant au commerce parisien, combattaient là à côté des artisans. « Il avait semblé peu probable, fait observer M. Granier de Cassagnac, que le communisme dût attendre une telle diversion. » Cet écrivain ajoute encore ailleurs : « Quand on a relevé les cadavres des émeutiers, qu’a-t-on trouvé en majorité ? des malfaiteurs et des gants jaunes ! » La liste des morts publiée, par les soins de la préfecture de police, nous montre en effet des négociants, des propriétaires, des avocats, mêlés aux prolétaires et tombés ensemble dans cette grande lutte[3]. A deux heures de l’après-midi, toutes les troupes s’avancèrent à la fois, la brigade Bourgon en tête. Les rassemblements s’ouvraient devant la troupe et refluaient sur les trottoirs ou dans les rues transversales, assaillant la troupe des cris de vive la République ! vive la Constitution ! à bas les Prétoriens ! La brigade Bourgon fut arrêtée un instant par la barricade élevée près du Gymnase, et qui n’était formée que de quelques voitures renversées. L’artillerie répondit à la fusillade des républicains; mais comme il n’y avait là qu’une vingtaine de citoyens, les 33e et 58° de ligne lancés à la baïonnette contre cet obstacle, eurent bientôt dispersés les combattants. Elles arrivèrent bientôt, fusillant de droite et de gauche, jusqu’à la hauteur de la rue Saint-Denis. La brigade de Cotte, qui suivait la brigade Bourgon, laissa celle-ci s’engager jusqu’à l’entrée de la rue du Temple, et s’arrêta elle-même devant la grande barricade de la rue Saint-Denis. Le 72e de ligne donna le premier ; refoulé par une vive fusillade, il se replia pour laisser donner l’artillerie. Pendant plus d’une heure, quatre pièces de canons, envoyèrent sur les barricades plusieurs volées d’obus et de boulets qui ne ménageaient pas toujours les maisons voisines. Quand la barricade parut entamée, le 72e chargea à la baïonnette. Les républicains attendirent que les assaillants furent seulement à quelques pas pour décharge leurs armes. Un colonel, un lieutenant-colonel, trois officiers et une trentaine de soldats tombèrent morts ou blessés dans cette attaque. La retraite du 72e fut saluée d’une immense acclamation de vive la République ! A ce moment, le général de Cotte eut un cheval tué sous lui. Ce combat avait coûté aux républicains des pertes sensibles, en raison de leur petit nombre. Cependant l’attaque ne fût pas renouvelée , et les républicains n’abandonnèrent leur position que deux heures plus tard, dans la crainte d’être pris entre deux feux. En effet, les barricades de la rue du Petit-Carreau et des rues adjacentes n’avaient pu tenir contre le 15e léger. Une trentaine de républicains avaient seuls résisté vigoureusement dans la rue des Jeûneurs. Le général Canrobert prit position avec sa brigade à la porte Saint-Martin. Le 5e bataillon de chasseurs à pied, sous les ordres du commandant Levassor-Sorval, enleva à la baïonnette les premières barricades qui étaient peu fortifiées. Un combat acharné s’engagea devant la barricade de la rue des Vinaigriers, qui était commandée par l’ancien lieutenant de la garde républicaine Luneau. Debout sur la barricade, l’épée d’une main et un pistolet dans l’autre, il ne craignait pas de s’exposer ainsi aux redoutables carabines des chasseurs de Vincennes, pendant qu’il donnait des ordres. L’obstacle ne fut emporté que quand la ligne eut tourné la barricade en s’engageant dans les rues voisines. Les chasseurs eurent vingt-deux hommes tués ou blessés dans cet engagement partiel ; la perte des républicains fut plus cruelle : un certain nombre furent fusillés dans la mairie du 5e arrondissement, quoiqu’ils eussent jeté leurs armes. La brigade du général Bourgon, qui s’était engagée dans la rue du Temple, comme nous l’avons dit plus haut, contraignit, par un feu effroyable, les républicains peu nombreux qui défendaient ce point à abandonner leur barricade : le général Bourgon devait opérer sa jonction avec les colonnes de la brigade Herbillon, partie de l’hôtel de ville. Il n’y eut de résistance sérieuse que dans la rue Phélipeaux. Vingt jeunes gens réussirent, pendant près de trois quarts d’heure, à arrêter les efforts d’un régiment de ligne, et essuyèrent sans broncher le feu violent d’une batterie d’artillerie. Si nous en croyons le Constitutionnel, le combat ne cessa que quand ils eurent tous succombé. La fameuse barricade de la rue Rambuteau fut attaquée par le général Dulac, qui, parti de la Pointe Saint-Eustache, lança en avant trois bataillons du 51e de ligne, commandés par le colonel de Courmel, un bataillon du 19e de ligne, un du 43e, et une batterie d’artillerie. La résistance fut terrible ; pendant près d’une heure et demie, le canon et la fusillade tonnèrent sans discontinuer. « Il y avait là, dit M. Belouino, parmi les insurgés, d’anciens satellites de Caussidière, faisant admirablement le coup de feu ; mais il y avait aussi de pauvres jeunes gens inexpérimentés dans le métier des armes ; l’un d’eux, enfant de quinze ans, ne savait comment épauler son fusil[4]. » M. Belouino nous apprend aussi qu’un jeune artiste d’avenir, qui jouait là sa vie à découvert, tomba frappé en pleine poitrine. La barricade fut enlevée à la baïonnette, lorsque l’artillerie n’en eût fait qu’un monceau de débris informes. A la suite de la prise de la barricade, la troupe campa sur ce point ; les maisons des quatre angles des rues du Temple et Rambuteau furent occupées par une compagnie de grenadiers du 43e de ligne ; à chaque croisée se tenait un soldat prêt à faire feu. M. Mauduit, l’historien militaire du 2 décembre, constate, dans son livre, que les figures des habitants du quartier étaient mornes. Quelques républicains, échappés à la mitraille, qui avait fait des quartiers situés entre le boulevard et les quais d’immenses fournaises, parvinrent à se rallier sur la place des Victoires, et à se barricader dans l’espace compris entre cette place, les rues du Mail, Pagevin et des Fossés-Montmartre. Le l9e de ligne, commandé par le colonel Comant, se porta rapidement sur ce quartier, et en chassa les républicains, avant qu’ils n’eussent eu le temps d’élever des barricades capables de résister. Une tentative du même genre, qui fut tentée rue Saint-Honoré et rue des Poulies, n’eût pas plus de succès. La partie était évidemment perdue pour les républicains, et les dernières barricades venaient d’être enlevées, quand une centaine d’hommes, qui venaient d’être informés de la fusillade qui venait d’avoir lieu sur les boulevards, se persuadèrent que la population de Paris, brûlant d’en tirer vengeance, se réunirait bientôt à eux, s’ils pouvaient tenir sur un seul point ; ils avaient juré d’ailleurs de mourir les armes à la main pour ne pas survivre à la ruine de la République. Ces derniers défenseurs de la République se concentrent dans la rue Montorgueil, relèvent en peu d’instants les barricades, et se préparent à une lutte suprême. M. Gaston Dussoubs, frère du représentant de la Haute-Vienne, est à leur tête ; son frère, retenu au lit par une maladie qui menace sa vie, n’a pu le suivre ; mais Gaston Dussoubs lui a pris son écharpe, et c’est autour de ce signe de liberté que ses compagnons se rallient. Echappé à la fusillade du faubourg Saint-Martin, il s’est porté sur le seul point où il avait encore espoir de trouver une mort héroïque. Le 51e de ligne, commandé par le colonel de Courmel, envoie un bataillon contre les nouvelles barricades. Les premiers obstacles sont mal défendus : une poignée de républicains qui les couvraient sont obligés de fuir dans les maisons qui s’ouvrent pour les recevoir ; quelques-uns, moins heureux, sont passés par les armes. « Un des insurgés, raconte M. Belouino, s’était réfugié dans un cabinet qui donnait sur les toits ; entendant monter un soldat, il passe par une lucarne et s’accroche au zinc, qui cède et se détache ; il tombe dans la rue, où il se brise. » Après avoir fouillé le passage du Saumon, le 2e bataillon s’arrête devant la principale barricade, rue du Petit-Carreau. Gaston Dussoubs, debout sur la barricade, seul, sans armes, interpelle en ces termes, d’une voix qui retentit au loin, la troupe, qui n’est plus qu’à quelques pas de la barricade : « Vous ne tirerez pas sur nous qui sommes des prolétaires comme vous. D’ailleurs la Constitution est violée ! Malheureux soldats ! dit-il, vous devez être désespérés de ce qu’on vous a fait faire ; venez à nous ! » L’accent désespéré qu’il y avait dans cette voix vibrante, dut émouvoir le commandant et ses soldats. « Retirez-vous, » fit le commandant, après un instant d’hésitation. Dussoubs veut encore haranguer les soldats, et pousse un dernier cri de : Vive la République ! On rapporte que quelques soldats firent feu, sans attendre le commandement. Gaston Dussoubs tomba frappé de deux balles à la tête. Trois barricades furent franchies en un instant ; mais, à la quatrième, une horrible lutte s’engagea corps à corps. Le résultat ne pouvait en être douteux. « C’est à ces barricades, dit encore M. Belouino, dernier refuge de l’insurrection, qu’on a trouvé parmi les morts le plus grand nombre d’hommes bien vêtus. » L’un des républicains échappé à ce combat ne reçut pas moins de onze blessures. M. Voisin, conseiller général de la Haute–Vienne, qui fut fusillé à bout portant et laissé pour mort, en reçut quinze, et fut néanmoins sauvé par une bonne femme, qui alla le chercher parmi les morts. A peine convalescent, ce citoyen fut tiré de l’hospice Dubois pour être enfermé au fort d’Ivry, et plus tard déporté en Afrique. Nul ne saurait dire quel fut le nombre des combattants qui tombèrent fusillés après l’action. Nous nous contenterons de citer ce passage de M. Mauduit : « Le 4, dit-il, à neuf heures du soir, une colonne du 51e enlève, non sans pertes, toutes les barricades que l’on venait de reconstruire dans les rues Montorgueil et du Petit-Carreau. Des fouilles sont aussitôt ordonnées chez les marchands de vin ; une centaine de prisonniers y sont faits, ayant la plupart les mains encore noires de poudre, preuve évidente de leur participation au combat. Comment alors ne pas appliquer à bon nombre d’entre eux les terribles prescriptions de l’état de siége ! » Ces dernières lignes font frémir; on se refuse à croire, pour l’honneur de l’armée française, à une semblable exécution après la bataille. Pendant que le succès de l’armée s’affirmait sur la rive droite, le préfet de police craignait de se voir enlevé : LE PRÉFET DE POLICE AU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. Jeudi 4 décembre. Barricades rue Dauphine ; je suis cerné. Prévenez le général Sauboul. Je suis sans forces ; c’est à n’y rien comprendre.
Le ministre ne répond pas ; nouvelle dépêche du préfet. Cette fois, il s’agit de défections et de l’enrôlement du comte de Chambord dans le 12e dragons : LE PRÉFET DE POLICE AU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. Jeudi 4 décembre. On dit que le 12e de dragons arrive de Saint-Germain avec le comte de Chambord dans ses rangs comme soldat. J’y crois peu.
RÉPONSE DE M. DE MORNY. Et moi je n’y crois pas.
Cette réponse de M. de Morny fait prendre patience au préfet, mais bientôt nouvelle dépêche : LE PRÉFET DE POLICE AU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. Jeudi 4 décembre. Rassemblements sur le Pont-Neuf ; coups de fusil au quai aux Fleurs ; masses compactes aux environs de la Préfecture de police. On tire par une grille. Que faire ?
RÉPONSE DE M. DE MORNY. Répondez en tirant par votre grille.
Cet avis paraît être goûté par le préfet, mais au moment d’agir sur des insurgés imaginaires, il s’aperçoit qu’il n’a pas de canons ; nouvelle dépêche à M. de Morny qui ne juge pas à propos de répondre, ou bien M. Véron oublie de copier la réponse. LE PRÉFET DE POLICE AU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. Jeudi 4 décembre. Mon devoir exige qu’on me rende mes canons et bataillons. Est-ce le général Magnan qui refuse de les rendre ?
Enfin le préfet apprend que l’insurrection est vaincue rue Saint-Martin, il profite de l’avis qu’il en donne au ministre pour lui rappeler qu’il a peu de force à sa disposition : LE PRÉFET DE POLICE AU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. Jeudi 4 décembre. Je suis rassuré pour le quart d’heure ; l’émeute de la rue Saint-Martin est écrasée ; mais je ne le suis pas pour la Préfecture de police, sur laquelle se replieront les insurgés après la défaite.
[1] Ce jour-là, vers deux heures, défila sur la place du Panthéon et de là dans la rue Soufflot, une centaine de pompiers avec tout l’appareil propre aux incendies. Ce qu’il y avait de curieux, c’est qu’ils marchaient au pas. Cette promenade ne pouvait avoir qu’un but, effrayer la population et faire croire qu’on redoutait que les insurgés missent le feu dans certains quartiers. Les passages de la rue de la Harpe et les différentes places étaient garnies de troupes. [2] La cinquième légion, signalée pour avoir ainsi pactisé avec les républicains, fut dissoute quelques jours après, à la suite de la note suivante, que M. de Morny fit parvenir à M. Lawoestine, général en chef des gardes nationales de la Seine : « Général, Dans plusieurs quartiers de Paris, quelques propriétaires ont eu l’impudeur de mettre sur leurs portes : Armes données. On concevrait qu’un garde national écrivit : Armes arrachées de force, afin de mettre à couvert sa responsabilité. J’ai donné ordre au préfet de police de faire effacer ces inscriptions, etc. Signé DE MORNY. » [3] Voir cette liste à la fin de notre livre ; nous l’avons copiée dans un ouvrage publié à Bruxelles, et dans le livre de M. Eugène Ténot, Paris en décembre 1851. [4] M. Bélouino, Hist. d’un coup d’Etat, p. 201.
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