Les événements d’Aups d’après un partisan de l’ordre
Mis en ligne le 13 octobre 2024
document transmis aimablement par Maurice Mistre
Les événements d’Aups d’après un partisan de l’ordre
Journal de l’Aveyron, 17 janvier 1852
Une lettre, écrite d’Aups à l’Union du Var, donne des détails intéressans sur les faits déjà connus de la déroute des insurgés. Voici quelques passages de ce récit :
« Salernes était occupé par les insurgés ; le courrier de Draguignan à Aups n’arrivait plus. Arrêté d’abord dans la nuit du vendredi au samedi par une douzaine d’hommes armés, il le fut depuis tous les jours par les insurgés. Les estafettes se croisaient sur toutes les routes. On arriva ainsi au lundi 8 décembre, croyant en avoir fini avec les insurgés. Mais, hélas ! cette erreur fut de courte durée.
Vers les deux heures du soir, le bruit des tambours annonça leur arrivée. La route de Marseille était pleine d’hommes armés. Un jeune homme (que l’on a su depuis être Brunet[1], clerc d’avoué) les précédait à cheval. Derrière lui, s’avançaient le chef[2], couvert d’une casquette écarlate, et le porte-guidon[3] de la colonne. Tout était rouge dans ces rangs : ceintures, rubans, écharpes, cravates, drapeaux, tout, jusqu’à la chevelure du chef de l’avant-garde qui brandissait un vieux sabre non encore fourbi[4]. Cette nombreuse colonne planta son drapeau rouge sur le Cours, pendant qu’une autre non moins bien armée faisait son entrée dans la ville par le chemin de Saint-Honorat. Aups était pris entre deux feux. Le maire[5], à l’énergie duquel chacun se plaît à rendre hommage, ses adjoints et quelques personnes dévouées au pays et au maintien de l’ordre, furent à la rencontre de ces bandes, et le colloque suivant s’établit entre eux :
M. le maire. — De quel droit venez-vous ainsi dans notre ville, et que venez-vous y faire ?
Brunet. — Nous sommes ici par ordre du citoyen Duteil, général commandant les troupes du Var ; la constitution a été violée ; vous devez savoir que le département est en état de siège ; nous, révolutionnaires, nous devons résister, et rallier sous notre drapeau tous les révolutionnaires. Nous venons à Aups remplacer l’administration municipale réactionnaire par une administration révolutionnaire.
Un ami de l’ordre. — Mais l’administration actuelle est le résultat du suffrage universel, l’administration que vous allez nous donner ne représente que l’opinion de quelques-uns.
Brunet, un peu interdit. — Les démocrates d’Aups vont se réunir dans la salle de la mairie, et décider comment peut être résolue cette question.
— Tous les citoyens pourront-ils être appelés à voter ?
— Oui, tous les vrais citoyens.
— En attendant, nous désirerions que l’on fit distribuer des vivres aux militaires.
Brunet revint bientôt à la charge ; il demanda au maire s’il voulait ou non donner sa démission[6] : « Signez, disait-il, ou je vais employer la force ; je suis fatigué ; depuis ce matin, je n’ai rien pris, c’est mon dernier mot : il faut que vous donniez votre démission ou de gré ou de force. » Le maire signa.
Le poste de l’hôtel-de-ville, sur la demande du maire, fut confié aux habitans d’Aups.
Gardée par eux et par les insurgés qui, en arrivant, avaient transformé en corps-de-garde la vaste salle de l’école communale et la salle de la justice de paix, la nouvelle administration municipale[7] s’installa bientôt. Son premier acte fut de faire publier, au nom du peuple souverain, « que les habitans eussent à mettre des lampions sur leurs fenêtres, et se préparassent à nourrir et loger des militaires. »
Ce n’était là que le commencement des vexations. Toutes ces bandes, réunies sur la belle esplanade du Cours, au nombre de plusieurs mille, et grossissant à chaque minute, se répandirent dans la ville, occupèrent toutes les maisons, se mirent jusqu’à 24 dans une seule et se firent servir partout en vrais seigneurs.
Le lendemain 9, mardi, on était éveillé par ces terribles publications faites à son de trompe : « Au nom du peuple souverain, nous ordonnons aux citoyens d’Aups de porter leurs armes et leurs munitions à l’hôtel-de-ville, sous peine d’être fusillés ! »
« Au nom du peuple souverain, nous ordonnons à tous les citoyens de 18 à 50 ans de se rendre à la mairie, pour marcher avec le bataillon d’Aups sur Draguignan, sous peine d’être fusillés ! »
Dans la soirée, le général des insurgés Duteil[8] arriva.
Duteil fit son entrée en voiture[9], en triomphateur. Ces cinq ou six mille hommes qui remplissaient le Cours agitaient leurs 40 ou 50 hideux drapeaux rouges, brandissaient ces horribles piques de 93 qu’ils avaient déterrées, et saluaient des cris de Vive le général ! vive la république démocratique et sociale ! l’ex-rédacteur du Peuple, de Marseille.
Aups avait alors un aspect plus varié. L’état-major était présent ; presque tous les chefs révolutionnaires du Var se promenaient dans la ville, et distribuaient à profusion des bons pour les vêtemens, les chaussures, etc… L’un se faisait donner, au nom du peuple souverain, le cheval et la voiture du juge de paix[10] ; un autre, le cheval du receveur de l’enregistrement[11] ; un autre, celui brigadier de gendarmerie[12]. Ces misérables, armés d’un chétif morceau de papier, envahissaient les boutiques des épiciers, des liquoristes, des merciers ; les autres mettaient à contribution les buralistes de tabac, les tailleurs, les forgerons : tous exigeaient quelque chose au nom du peuple souverain.
Les prisonniers que les insurgés avaient arrachés à leurs familles au Luc, à la Garde-Freinet et à Lorgues, étaient arrivés[13]. Les rues, comme la veille, étaient illuminées, et toutes les maisons regorgeaient d’hôtes imposés. Un conseil de guerre fut convoqué. Que s’y décida-t-il ? On ne le sait pas encore positivement. »
Suivent de longs détails sur les sinistres projets des insurgés que l’abondance des matières ne nous permet pas de donner ici. Il en résulterait, ce que tout le monde sait déjà, que la grande majorité des insurgés n’était qu’un assemblage de pillards et d’assassins, pour lesquels l’opinion politique n’était qu’un prétexte et qui ne tendaient qu’à satisfaire les infâmes passions. Puis, au milieu d’eux, quelques hommes probes, détestant et voulant prévenir les horribles excès auxquels les premiers allaient se livrer, et appelant eux-mêmes sur ceux dont ils avaient été jusque-là les chefs la vengeance de nos soldats, dont ils souhaitaient ardemment l’arrivée.
Au nombre de ces hommes, il faut, d’après notre correspondant, citer en première ligne le Manchot[14].
Voici l’appréciation que ces honnêtes socialistes faisaient de la bande campée à Aups : ce ne sont pas là des républicains, ce sont des bêtes fauves qu’il est permis de tuer pour sauver tout un pays. — Je leur ai entendu dire à haute voix que les prisonniers les embarrassaient, qu’ils ne sauraient traîner plus long-temps après eux cette gueusaille et qu’il fallait s’en défaire. — Ne sont-ce pas là des paroles et des projets de cannibales ?
Cependant, continue le correspondant de l’Union, à la mairie se découlait une scène qui aurait bien pu devenir tragique. Le Manchot, ayant appris par des boutiquiers de la ville que les insurgés porteurs de bons, signés par les étrangers, s’emparaient de tout ; ayant encore entendu de la bouche de quelque chef que l’on attendait le lever du général pour travailler et fusiller, court à la mairie, y trouve quelques autorités, les chasse du secrétariat, et, les poussant violemment dans le vestibule, les apostrophe en ces termes énergiques : « Tas de canailles qui vous dites républicains, vous voulez donc ruiner le pays, puisque vous distribuez à pleines mains des réquisitions et des bons que vous ne paierez jamais ; misérables, sortez d’ici ; je suis maire aujourd’hui, je m’installe moi-même… Tremblez… »[15]
Sur ces entrefaites, le général se présente.
Ah ! c’est vous, scélérat !… Que venez-vous faire ici, assassin ? A nous deux !
En sortant un pistolet de sa veste, il se précipite sur lui ; mais les personnes qui assistaient à cette scène se jetèrent à son cou, et pendant que les unes le forçaient à tenir le pistolet sur leur tête, les autres le suppliaient de se calmer… Le général fit mieux, il se hâta de décamper ; depuis, aucun bon ne fut plus signé.
D’un autre côté, il avait été question de faire un emprunt de 100.000 ou 200,000 fr. Le chef[16] d’une des communes voisines d’Aups, ayant pour secrétaire Brunet, présidait l’assemblée de tous les chefs des communes. Tous, les uns après les autres, venaient soumettre au juge révolutionnaire les ressources ou la pénurie de leur pays.
Le président et le secrétaire sont au courant de tout. Ils connaissent particulièrement l’actif des fortunes des différens habitans des Salles, de Beaudinard[17], de Fox-Antphoux[18], de Brue[19], de Sillans, d’Aups[20], etc., et ils empruntent à l’un 20,000 fr., à l’autre 10,000 fr., à un troisième 5,000 fr.
Pendant que l’autorité administrative des insurgés occupait ainsi sérieusement et à profit ses momens, leur autorité militaire ne restait pas oisive : les tambours parcouraient les rues de la ville, le rappel se faisait entendre, le Cours se remplissait d’hommes armés.
Un détachement de cent hommes fut envoyé à Vérignon pour s’emparer des armes de M. de Blacas ; la veille, quelques centaines d’hommes étaient partis d’Aups pour aller mettre à la raison les gens de Fox-Amphoux.
L’armée des insurgés se trouvait fort nombreuse, grâce aux levées forcées.
Tout-à-coup on entend quelques coups de feu, les colonnes s’ébranlent, le général se sauve, ses soldats se dispersent les uns sur la route de Marseille, les autres sur la route de Riez, les autres dans la ville…
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On ne sait qui est l’auteur de cette lettre à l’Union du Var. Il est possible que cela soit l’avocat Pierre Germain Escolle, qui publia en feuilleton en 1890 dans le journal réactionnaire dracénois l’Indépendant du Var un récit plus développé : « Notes et souvenirs sur l’insurrection de 1851 à Aups (Var)« .
[1] Joseph Louis Brunet, né le 16 novembre 1821 à Draguignan, où il est clerc d’avoué. Condamné par la commission mixte à l’Algérie plus par contumace car : « A pris une part très active à l’insurrection; est allé à Aups et au nom du peuple souverain il a coopéré à tous les actes de l’autorité insurrectionnelle. » Il partira en exil à Nice, puis à Turin.
[2] François Alexandre Jean, né le 29 novembre 1793 à La Garde-Freinet, commande la colonne des résistants des Arcs, où il est aubergiste. Condamné à l’Algérie plus car : « Chef d’une colonne insurrectionnelle. Affilié aux sociétés secrètes. » Transporté. Décédé le 12 août 1854 à Fréjus.
[3] porte-drapeau.
[4] nettoyé.
[5] Jean François Louis Fabre, né en 1798, maire d’Aups de 1849 à 1857, propriétaire et fabricant tanneur.
[6] D’après Joseph Maurel (Mes mémoires sur les événements de 1851 à Aups et neuf mois de captivité, publié par Frédéric Negrel, Les Mées, Association 1851, 2016, p. 46), c’est un autre Dracénois, Jean-David Alter, qui fait cette demande au maire.
[7] Jean-Baptiste Isoard, marchand de comestible et président de la société secrète, devient maire, et François Eugène Roux, tanneur, Gustave Serres, épicier, et Augustin Giraud, dit Long, tanneur, membres du comité.
[8] Camille Duteil, journaliste marseillais d’origine bordelaise, est le général de la colonne républicaine varoise. Il a publié son récit dans Trois jours de généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var, Savone, F. Rossi, 1852 ; réédition Les Mées, Association 1851, 2006. Son parcours a été étudié par Stephen Chalk, Camille Duteil ou les symboles de la démocratie, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie Guillon, Université de Provence, 2004 ; extrait dans Camille Duteil, Association 1851, Les Mées, 2005, pp. 1-187
[9] Celle de Hyacinthe Monges, médecin de Baudinard.
[10] Jean François Girard.
[11] André Long.
[12] Pierre Boniface.
[13] Parmi ces prisonniers, Osmin Truc, des Arcs, De Combaud et Andéol de Rasque de Laval, propriétaires de Lorgues, Louis Honoré Giraud, fabricant tanneur du Luc, H. Roux, de Lorgues, qui fait le récit de sa captivité publié dans le Bulletin de la Société d’études scientifiques et archéologiques de Draguignan, tome XXXI, 1918, pp. 53-66, Charles Courchet, de la Garde-Freinet, Alphonse Voiron, de la Garde-Freinet, dont le témoignage est publié le 9 janvier 1852 dans le Toulonnais, et Hyppolite Maquan, avocat lorguais, qui publie en 1852 Trois jours au pouvoir des insurgés, Marseille, Olive, et en 1853 Insurrection de décembre 1851 dans le Var, Draguignan, Bernard, avec son témoignage modifié. Ils seront hébergés à l’hôtel Crouzet, Grand Hôtel actuel. Eugène Panescorse, propriétaire de la Garde-Freinet, y est tué par une balle perdue lors de l’intervention de l’armée du coup d’Etat.
[14] Marcelin Charles Gibelin, dit le Manchot, boucher, né le 4 novembre 1824 à Aups. Condamné à l’Algérie moins car : « Agent très actif de la propagande révolutionnaire. Aurait présidé au pillage de l’armurerie Raynaud et à l’arrestation du courrier. » Sa peine est commuée en internement à Brignoles le 25 avril 1852. Il est condamné le 6 septembre par le tribunal correctionnel à 4 mois de prison pour avoir tenu des propos séditieux au café, au cabaret et dans la rue les 12 et 16 mai 1852. Il est gracié le 2 février 1853. Décédé le 14 mars 1897 à Aups.
[15] La scène est relatée par un témoin direct, Joseph Maurel (op. cit., p. 58), alors secrétaire de la municipalité insurrectionnelle.
[16] Hyacinthe Monges, de Baudinard.
[17] Lire Baudinard. Le notable imposé devait être Elzéard Louis Zozime duc de Sabran, pair de France, qui habite Marseille. Il possède plus de la moitié de la superficie de la commune de Baudinard. Maurice Agulhon a mis en lumière l’opposition entre cet ancien seigneur et la communauté villageoise. (La République au village, réed. Seuil, 1979, pp. 362-365)
[18] Lire Fox-Amphoux.
[19] Lire Brue-Auriac. Jean Marie Charles Louis Clapier possède 52% du terroir de Brue-Auriac.
[20] Victor Jean François Layet, propriétaire à Montméyan, conseiller général et conseiller d’arrondissement.