Aux Assises du Var en 1853

article mis en ligne le 22 septembre 2024

document aimablement communiqué par Maurice Mistre

Les notes sont de l’éditeur du site. Le * renvoie à une note précédente.

 

Aux Assises du Var en 1853

 

 

extrait du Mémorial bordelais, 6 février 1853

 

Cour d’assises du Var.

Présidence de M. MARQUEZY[1], conseiller à la cour d’appel d’Aix.

Audience du 27 janvier.

INSURRECTION DE DÉCEMBRE 1851, TENTATIVE D’ASSASSINAT, DE MEURTRE, INCENDIE, ETC.

Les temps ne sont pas bien loin que plusieurs villes de notre département étaient atteintes de ce fléau terrible de l’insurrection. Il s’ensuit de là que les prisons se remplirent et que la cour d’assises du Var eut à prononcer des arrêts sur les prévenus que la commission mixte avait renvoyés devant sa haute juridiction. La cour, en novembre 1852, prononça à cette époque des arrêts de mort et de fortes condamnations contre les individus qui étaient arrêtés[2], mais plusieurs insurgés , au nombre desquels se trouvaient le fameux Camille Duteil[3], Arambide[4] , Gayol[5] et Mouriès[6], véritables chefs de cette bande armée qui ravageait les villages et les villes en frappant partout des impôts et créant des lois, avaient pris la fuite[7], et leur cause ne fut point jugée.

Voici les faits révélés par l’instruction :

Dans les premiers jours de décembre 1851, l’esprit de désordre et d’insurrection avait envahi plusieurs localités du département du Var. Le 4 de ce même mois, l’émeute s’empara de Vidauban[8], et sur le mot d’ordre donné par les meneurs, on s’empressa d’arrêter les gendarmes du lieu et de les faire prisonniers ; le trouble et l’agitation étaient à leur comble, une foule compacte stationnait sur la place publique : en ce moment, un gendarme parti du Luc avec des dépêches pour M. le préfet du Var, arrive à Vidauban et descend de cheval devant la caserne de gendarmerie, la caserne était déserte. Il trouve sur le seuil de la porte une femme en pleurs qui a à peine la force de lui dire : Vous venez donc vous faire pendre !

Le gendarme entre dans l’écurie où il est bientôt rejoint par la même femme qui lui apprend que ses camarades de Vidauban sont prisonniers et qu’il y a danger pour lui à demeurer plus longtemps sur les lieux ; le gendarme comprend alors toute la gravité de sa position. Ayant des dépêches à remettre à la brigade de Vidauban, il faut qu’il avise aux moyens de les porter lui-même à destination ; mais la femme le prévient que s’il continue sa route directement pour Draguignan, il sera obligé de traverser la foule en émeute, qui l’arrêtera sans doute et le fera prisonnier. Le gendarme Neveu[9] remonte alors à cheval et rebrousse chemin.

Il était à peu de distance de Vidauban et sur la route du Luc, lorsque pressé par le sentiment du devoir et désirant vivement remplir sa mission, il cherche à savoir des personnes qu’il rencontre, s’il y a un chemin qui puisse le conduire à Draguignan sans passer par Vidauban. La réponse est négative ; et il ne reste au gendarme Neveu d’autre moyen d’accomplir son mandat que d’affronter les dangers de son passage par Vidauban. Il n’hésite pas, et il reprend la route qui le conduit dans ce village, mais dans l’intervalle, les insurgés du lieu avaient tenu conseil. Ils avaient su qu’un gendarme était arrivé peu d’instants auparavant et ils avaient décidé qu’il fallait empêcher à tout prix les communications des autorités des divers cantons du département avec le chef-lieu. A cet effet, des postes furent établis aux issues de Vidauban, vers Draguignan et le Luc ; on choisit pour l’exécution de cette mesure, les hommes les plus énergiques de l’insurrection, les hommes d’action sur lesquels on pouvait compter. La consigne donnée permettait l’emploi de la force, de la violence et même du crime. L’avant poste, du côté du Luc se composait des nommés Aragon[10], Maurel[11], Trucheman[12], Mourriès*, Gayol*, Giraud[13] et Magloire David[14].

À la vue du gendarme Neveu, ils se portent à sa rencontre. Aragon intima à deux reprises différentes l’ordre au gendarme de s’arrêter, de livrer les dépêches et de rendre ses armes. Mouriès alla plus loin : il étendit la main pour arrêter le cheval, mais Neveu refusa d’obéir ; et comme en ce moment tous les insurgés, pour soutenir leurs ordres et leurs menaces, l’avaient mis en joue, il fit un demi-tour pour rebrousser chemin, deux coups de feu partirent aussitôt, et à peine le gendarme avait eu le temps de lancer son cheval au galop, qu’un troisième coup de feu se fit entendre. Heureusement les balles n’atteignirent pas ce courageux militaire, qui put, en prenant la route de Lorgues, arriver encore le soir même à Draguignan et remettre les dépêches qui lui avaient été confiées.

Il résulte encore de l’instruction que les accusés faisaient partie de sociétés secrètes ; qu’ils avaient dirigé l’organisation de l’émeute dans Vidauban et s’étaient fait remarquer par leur audace et leur fureur dans l’arrestation des gendarmes de la localité ; que dans l’attentat commis contre le gendarme Neveu, ils se sont tous montrés décidés à commettre le crime, tous ont mis leur fusil en joue et plusieurs d’entre eux ont fait feu. C’est d’abord Aragon que l’on a passé plus tard par les armes à Lorgues ; c’est Trucheman l’un des hommes les plus dangereux du parti et les plus acharnés contre les gens de la force publique ; Trucheman qui, lors de l’évasion des gendarmes de Vidauban, voulut les traquer comme des bêtes fauves et les tuer à coup de fusil ; ce sont enfin Mouriès, Maurel et Gayol, dont les témoignages recueillis à leur égard et tous les éléments de l’instruction ne laissent aucun doute sur leur coopération aux excès et aux crimes à eux imputés.

En conséquence, Giraud, David, Maurel, Trucheman, Gayol et Maurel étaient accusés, savoir : Mouriès, Maurel, Gayol et Trucheman, d’avoir à Vidauban, le 4 décembre 1851, tenté de commettre un homicide volontaire sur la personne du gendarme Neveu, en lui tirant chacun un coup d’arme à feu, laquelle tentative, manifestée par un commencement d’exécution, n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de ses auteurs.

Et lesdits David et Giraud de s’être rendus complices de ce crime, pour en avoir, avec connaissance de cause, aidé ou assisté les auteurs dans les faits qui l’ont préparé ou facilité, ou dans ceux qui l’ont consommé.

Et tous les susnommés d’avoir à la même époque et au même lieu, faisant partie d’une réunion armée de plus de deux personnes et de moins de vingt, attaqué un agent de la force publique agissant pour l’exécution des lois et des ordres de l’autorité.

Le jury rapporta à l’audience du 17 novembre 1852, présidée par M. le conseiller Euzières[15], de la cour impériale[16] d’Aix, un verdict qui déclarait tous les accusés non coupables quant à la tentative de meurtre ; Trucheman et David coupables de violence et de rébellion contre les agents de la force publique, et répondit négativement contre Maurel, en admettant des circonstances atténuantes pour les accusés déclarés coupables.

En conséquence, Maurel et Giraud furent acquittés.

David fut condamné à deux ans d’emprisonnement.

Et Trucheman à cinq ans de la même peine.

Gayol et Mouriès ayant pris la fuite, leur cause fut renvoyée à la session prochaine. C’est donc à cette audience d’aujourd’hui 27 janvier 1853 que cette affaire s’est représentée devant la cour d’assises du Var, qui, jugeant par défaut, a condamné par contumace Gayol[17] et Mouriès[18], chacun à la peine de mort. (Sentinelle de Toulon)

 

A la même audience ont été condamnés savoir :

1° Camille Dutheil* ; 2° Pierre Arambide*, et 3° Campdoras[19], comme coupables d’excitation à la guerre civile, réunion de bandes armées, séquestration de personnes, etc., à la déportation ou détention perpétuelle dans une forteresse, hors du territoire continental de la France. (Contumaces.)

4° André Gausset, vol commis à Antibes, à 5 ans de réclusion. (Contumace.)

5° Daniel Barthélemy, attentat à la pudeur à Cannes, à 20 ans de travaux forcés. (Contumace.)

6° Henri Joséphin, vol commis à Grasse , à 7 ans de travaux forcés. (Contumace.)

Le nommé François Bosq, incendie à Brignoles, défendu par Me Verrion jeune, avocat, a été condamné a 5 ans de réclusion.

La dame Garcin, épouse Parre, de Fox-Amphoux, incendie, plaidant Me Duval, avocat, a été renvoyé dans une maison de santé provisoirement.

L’affaire de l’entrepreneur des travaux publics Nicolas et de l’agent voyer Burle à Toulon, pour faux en écriture privée et corruption, a été renvoyée à la nouvelle session. (idem)

 


[1] Rousseau Marquezy est né à Toulon le 3 novembre 1802. Procureur à Brignoles, puis à Tarascon, il devient en 1833 substitut à la Cour d’Appel d’Aix, puis avocat général et enfin conseiller. Il est nommé président de chambre en 1860. Admis à la retraite en 1866. Chevalier de la Légion d’Honneur le 15 août 1853. (Annuaire rétrospectif de la magistrature, Jean-Claude Farcy et Rosine Fry, Université de Bourgogne)

[2] Dans l’affaire de Cuers : Marius Mourre, dit le Pacifique, Basile Jacquon, tous deux condamnés à mort et graciés le 21 janvier 1853 ; Joseph Laugier (20 ans de travaux forcés), Marius Bourge (15 ans), Louis Sauvan (10 ans de réclusion), Jean-Baptiste Bertrand (idem), Jean-Baptiste Mourre (5 ans), Paul Mourre (3 ans), Jean-Louis Rampin (3 ans), Louis Teisseire (3 ans).

Dans l’affaire de Gonfaron : François et Pascal Martre sont condamnés à 8 ans de travaux forcés.

Dans l’affaire de Vidauban : Henri Trucheman est condamné à 5 ans de prison et Magloire David à 3 ans.

[3] Le « général » de la colonne de la résistance républicaine varoise. Il a publié le récit de son odyssée dans Trois jours de Généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851), Savone, F. Rossi, 1852 ; réédition, Les Mées, Association 1851, 2006. Lire également Stephen Chalk, Camille Duteil ou les symboles de la démocratie, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie Guillon, Université de Provence, 2004 ; extrait dans Camille Duteil, Association 1851, Les Mées, 2005, pp. 1-187.

[4] Pierre Arrambide (1811-1858), un des « lieutenants » de Duteil.

[5] L’auteur veut certainement ici parler de Joseph Gayol, bouchonnier de Vidauban, où il est né le 8 mai 1828, dont il sera question infra.

[6] Louis Eugène Mouriès, cultivateur à Vidauban où il est né le 17 novembre, même remarque.

[7] Duteil, Mouriès et Gayol au Piémont, Arrambide en Grande-Bretagne.

[8] Sur la résistance républicaine à Vidauban, on lira Jean-Bastien Urfels, La résistance au coup d’État du 2 décembre 1851 à Vidauban, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie Guillon, Université de Provence, 2001

[9] Jean Marie Neveu, né le 23 mars 1823 à Saint-Julien-sur-Reyssouze (Ain). Il est décoré de la Légion d’Honneur le 28 décembre 1868. Décédé le 22 septembre 1874.

[10] Jean François Aragon, ouvrier charron, né au Muy le 8 novembre 1826, fusillé à Lorgues le 11 décembre. Le récit de son exécution est relaté par Jules-Gustave Prat, « La cité dévote », dans Les exploits du 2 décembre. Récits d’histoire contemporaine, Paris, Leroux, 1873, pp. 93-109

[11] Jean Baptiste Maurel, tailleur.

[12] Henri Edouard Truchement, cordonnier, né à Vidauban le 16 novembre 1825.

[13] Joseph Alphonse Giraud, tuilier, né le 5 juillet 1828 à Vidauban, décédé le 8 mai 1878 à Vidauban.

[14] Magloire Cyrille David, cultivateur, né le 27 juillet 1828 à Vidauban, décédé le 22 mars 1901 à Vidauban.

[15] Jean Joseph Euzière, né le 29 septembre 1799 à Grasse (Var). Substitut à Grasse, Draguignan, puis à Aix, il devient procureur à Draguignan en 1834 et conseiller à la Cour d’appel d’Aix en 1846. Chevalier de la Légion d’Honneur le 3 mai 1844. Décédé le 22 juillet 1866. (Annuaire rétrospectif de la magistrature, Jean-Claude Farcy et Rosine Fry, Université de Bourgogne)

[16] Erreur chronologique : le Second Empire ne fut proclamé que le 2 décembre 1852.

[17] Joseph Gayol fut rejugé et acquitté le 30 octobre 1857.

[18] Eugène Mouriès fut rejugé et acquitté le 25 avril 1857.

[19] Marie Antonin Eugène Jacques Campdoras, chirurgien de marine, né à Thuir (Pyrénées-Orientales) le 6 septembre 1825. D’abord réfugié en Piémont, il gagne ensuite les Etats-Unis, où il participera à la guerre de sécession. Décédé le 6 avril 1881 à North Topeka (Kansas). (René Merle, « Campdoras : de l’espérance républicaine brisée au destin américain », Bulletin de l’Association 1851, 23, avril 2003.