Printemps 48 Le jeune Mistral républicain
Printemps 48 Le jeune Mistral républicain
René Merle
Le jeune Mistral
Dans ses Mémoires, le conservateur bon teint qu’il est devenu rappelle avec quelque attendrissement son enthousiasme, lors de l’avènement de la République de février 1848.
On peut lire dans Achille Rey, Frédéric Mistral, poète républicain, Cavaillon, Mistral imprimeur, 1929, ces quelques lignes qui éclairent le républicanisme initial du jeune étudiant en droit Frédéric Mistral [1830]. Dans ce tour du monde, nous sommes loin de l’image d’un régionaliste enfermé dans son ghetto nostalgique.
« Ouvrons, avec M. Pierre Jullian, qui a eu le mérite d’en faire la découverte, la collection du Coq, petite revue avignonnaise, qui vécut l’espace de 17 numéros dans le premier semestre de 1848. Frédéric Mistral y a publié le Chant du peuple et Comment on devient libre.
LE CHANT DU PEUPLE
Gloire au grand peuple, au peuple magnanime
Dont le courroux brisa la royauté !
Guerre aux tyrans, tel fut son cri sublime
Quand il fallut venger la liberté. Avec les rois plus de pactes frivoles,
Plus de traités violés tant de fois : La perfidie inspire leurs paroles…
Guerre éternelle entre nous et les rois !
Ah ! trop longtemps ces vampires immondes
Qui s’engraissent du sang des malheureux
Ont infecté les peuples des deux mondes
De leur contact impur et dangereux.
Mais affranchi de leur joug despotique,
Ne cède plus, peuple, reprends tes droits ! [C’est la formule même des Insurgés de 1851]
Et crions tous: Vive la République!
Guerre éternelle entre nous et les rois !
Le peuple est bon, il souffre l’injustice, Car, il est pauvre, il a besoin de tous…
Mais quand le fiel déborde du calice,
Quand le mépris vient aigrir son courroux,
Comme un coursier qui mord et rompt ses rênes,
Il reconquiert sa fierté d’autrefois. Hier, d’un seul bond, il a rompu ses chaînes…
Guerre éternelle entre nous et les rois !
Voilà qu’un jour, et ce grand jour s’avance,
Tous les mortels se donneront la main. — Non ! diront-ils, frères, plus de souffrances !
Avec les rois l’égoïsme a pris fin, Plus de partage en duchés, en royaumes ;
La liberté nous range sous ses lois ; Dés aujourd’hui redevenons des hommes…
Guerre éternelle entre nous et les rois !
Le despotisme est un palais qui tombe ;
Faisons si bien qu’il s’écroule en entier.
Pour qu’ils n’aient pas à frémir dans la tombe.
Ceux qui sont morts, les martyrs de février !
Réveillez-vous, enfants de la Gironde, Et tressaillez dans vos sépulcres froids :
La liberté va conquérir le monde… (1)
Guerre éternelle entre nous et les rois !
Frédéric MISTRAL. 28 mars 1848.
(1). Mistral cite ce vers dans ses Mémoires avec une légère variante : « La Liberté va rajeunir le monde. »
COMMENT ON DEVIENT LIBRE
Quand les Juifs, se pressant au rocher de Solyme [autre nom de Jérusalem]
Avec rage criaient : Mort au blasphémateur !
Quand ce peuple, outrageant ton dévouement sublime,
O Christ, t’appelait imposteur ! Ton âme dans le Ciel s’exhala, comme un baume
Epandu sur l’humanité, Et de ton sang, ô Fils de l’homme, De ton sang généreux, jaillit la Liberté !
Quand l’altière Stamboul et sa perfide vengeance,
Promenaient leur fureur sur la cendre d’Argos,
Hydra jeta soudain un long cri de vengeance
Dont retentit l’écho d’Athos ; Léonidas parut, à ce cri d’allégresse
Devant le Turc épouvanté,
Et de ton sang, ô jeune Grèce,
De ton sang généreux, jaillit la Liberté !
Quand l’Anglais, dominant aux rives du grand fleuve,
Abusait de ses droits sur de pauvres colons,
Le désespoir émut l’orphelin et la veuve,
Et le créole aux cheveux blonds ;
Washington enflamma la peuplade héroïque,
Et fit pâlir la royauté ;
Et de ton sang, brave Amérique,
De ton sang généreux, jaillit la Liberté !
Et quand sur nos aïeux la verge féodale
Frappait pour assouvir les caprices des grands,
Le pauvre, que le riche écrasait sous la dalle,
Exaspéré, sortit des rangs,
Peuple, comme tes rois, tu deviens inflexible,
Tu rachetas l’égalité
Et de ton sang peuple invincible,
De ton sang généreux, jaillit la Liberté !
Quand l’hydre insatiable a relevé la tête,
Renchérissant de haine et d’affreuse impudeur,
— Le despote n’a pu conjurer la tempête,
Que souleva son déshonneur…
Le peuple a triomphé, mûri par la souffrance
Et par l’austère pauvreté,
Et de ton sang, ô belle France,
De ton sang généreux, jaillit la Liberté !
Frédéric MISTRAL. 15 Avril 1848. »
L’enthousiasme républicain de Mistral était bien émoussé fin 1851, et il se résigna à accepter le coup d’État, puis, bientôt, à saluer le nouveau régime… Mais ceci est une autre histoire.