Armée d’Algérie et politique française, 1851
Armée d’Algérie et politique française, 1851
René Merle
Mi-1851, alors que bien des esprits sont tournés vers l’élection présidentielle de 1852, le publiciste et homme de lettres conservateur Francis Nettement (frère et collaborateur de l’homme de lettres et journaliste monarchiste, catholique légitimiste et député Alfred Nettement) indique, sans donner un nom de candidat, où vont ses préférences. Texte très intéressant, qui pointe le rôle décisif qu’a eu dans l’histoire de France du temps (et encore si souvent par la suite) l’interminable guerre d’Algérie, creuset permanent d’une armée « de salut national ». L’ironie de l’Histoire a fait que le bras armé du coup d’État de Louis-Napoléon, honni par Nettement et ses amis, sera un des généraux les plus en vue de cette sanglante et cruelle guerre de conquête, Saint-Arnaud.
» Pourquoi pensons-nous que la candidature constitutionnelle, celle qui doit protéger la légalité, et, par la légalité, la société, que la véritable candidature à la présidence est renfermée dans le glorieux personnel de nos généraux d’Afrique, et qu’elle n’est pas autre part ? Nous allons le dire.
Sous le dernier gouvernement [la Monarchie de Juillet], en présence des périls de la société, du communisme, ce premier nom du socialisme, qui se montrait déjà dans la presse, dans les sociétés secrètes, dans les organisations ouvrières, et qui nous annonçait des catastrophes, nous avions déjà pensé bien souvent à cette terre d’Afrique, à cette armée d’Alger d’où il nous semblait que, dans des circonstances extrêmes, pouvait sortir le salut de la France.
Nous suivions le travail des idées révolutionnaires et antisociales dont les explosions soudaines venaient prendre un pays trop disposé à se matérialiser, en haut comme en bas ; nous jugions la situation à la lueur sombre et sanglante d’événements comme ceux de Buzançais [émeute de subsistances cruellement réprimée en 1847]. Nous savions quels progrès les doctrines communistes avaient faits dans la population de Paris, et la scission complète qui existait entre les classes ouvrières de cette ville et le gouvernement. Il y avait longtemps, pour notre part, qu’à des signes divers, qui nous semblaient certains, nous pressentions une révolution nouvelle, ou plutôt une nouvelle crise révolutionnaire dans la révolution qui dure depuis soixante ans.
Nous l’avouerons, il nous est même arrivé quelquefois, devant l’orage que nous voyions s’avancer, de craindre alors pour la discipline militaire déjà violée en Juillet [1830], déjà vaincue par l’émeute et l’insurrection. Nous nous disions : si l’armée était entamée par les idées révolutionnaires, si cette armée, rétablie du terrible ébranlement de juillet 1830, venait à manquer un jour au gouvernement, et qu’il rencontrât le principe révolutionnaire sous l’uniforme, après lui avoir malheureusement élevé une colonne sur la place de la Bastille [la colonne commémorant « les Trois Glorieuses », qui firent tomber la monarchie des Bourbons en 1830], qu’arriverait-il ? Peut-être, nous disions-nous, la domination de quelque sergent nous est-elle réservée et verra-t-on nos soldats battre aux champs devant les galons de sous-officier ! Quelque chose enfin comme la magistrature militaire d’un sergent Boichot [sergent républicain élu représentant du peuple démocrate socialiste en 1849, qui dut presque aussitôt s’exiler pour échapper à la répression anti-rouge], comme la confusion de l’anarchie de la rue et du pouvoir du sabre, comme l’image de la caserne dans le club ou du club dans la caserne, nous venait à la pensée : désarroi suprême de nos longues révolutions, auquel nous n’avions pas encore assisté, scène qui nous apparaissait à la fin d’un drame terrible, pour mettre le comble à l’effroi des spectateurs, dernier symptôme d’une décadence irrémédiable, dernière agonie d’une société dont on peut compter les moments !
Car la ruine de la discipline, dans ce pays militaire, est pour ainsi dire, comparable à la ruine de l’esprit religieux dans cet antique pays catholique. Ce serait la désolation même de la France, et nous ne croyons pas qu’elle y survécût.
Eh bien ! quand sous le dernier régime, il nous arrivait de craindre l’anarchie dans l’armée, et une révolution de sergents, nous pensions qu’en Afrique nous avions des généraux !
C’était notre consolation et notre espoir.
Cette glorieuse salle d’armes de l’Algérie, où, malgré la situation difficile que la révolution de 1830 avait faite à notre politique extérieure, l’on remportait des victoires, où l’on devenait maréchal de France et général sur le champ de bataille, c’était pour nous ce que fut l’Egypte, quand la premier et le dernier de sa race vint demander compte au Directoire de ce qu’il avait fait de la France [Bonaparte évidemment. On ne peut mieux situer la conquête de l’Algérie dans le prolongement des guerres conquérantes de la Révolution et de l’Empire, plus que dans une logique coloniale directe]. Nous sentions que cette guerre d’Afrique, qui tenait nos troupes en haleine, qui leur donnait à admirer la gloire de leurs chefs, mêlée à leur propre gloire, qui perpétuait dans l’armée la tradition de l’esprit de dévouement et de sacrifice, élevait le niveau des idées dans cette armée, et, par cela même, maintenait le respect de la hiérarchie militaire et de la discipline. Nous croyons encore que c’est l’Algérie qui nous a préservés d’un sergent Boichot, et qui a fait que les sous-officiers républicains ont été derrière au lieu d’être devant M.Ledru-Rollin. Nous croyons enfin que beaucoup d’hommes monarchiques ont accepté et soutenu le général Cavaignac [c’est le cas des deux frères Nettement, tous deux « monarchiques »], comme dépositaire du pouvoir exécutif, quoiqu’il fût républicain, surtout parce qu’il était général d’Afrique et qu’il avait fait partie de notre glorieuse armée d’Alger. »