D’une langue l’autre, d’un noël l’autre
article publié dans le Bulletin n°22, janvier 2003
D’une langue l’autre, d’un Noël l’autre
Georges Bésinet
Langue d’oc, langue d’oïl, le duo dos à dos des troubadours et des trouvères n’en finit pas de durer, à des niveaux divers, pas tous poétiques. Un exemple anodin mais révélateur nous est donné de nos jours encore par les variations cocasses sur l’emploi correct des noms de nos repas, petit-déjeuner, déjeuner, dîner et souper. Il y aurait donc un emploi correct là, et pas ici. Je connais un « nordiste » qui se lance à la moindre occasion dans des explications que l’étymologie et le Petit Robert (serait-il « sudiste » ?) réfutent : à midi, « déjeuner a remplacé dîner ». Dîner est le sens premier : on est conservateur, aussi, dans le Midi.
Ces propos de tables ne seraient que jeux innocents s’ils ne trahissaient une attitude plus profonde. La personne dont je viens de parler, par ailleurs fort honnête homme installé dans cette Provence qu’il dit aimer, tient aussi des propos sur les gens du pays qui vont au delà de leçons sur le bon usage du français. Je l’ai entendu, et d’autres avec moi, dire, je cite au mot près : « Dans le Sud, c’était très sale, maintenant ils ont fait des progrès ». Le « ils » est délicieux doublement : on se différencie des indigènes et on note qu’ils ont fait « des progrès », c’est à dire qu’ils se rapprochent de la norme : comme on fait chez nous. Curieux exemple de rapport aux autres, pas simplement anecdotique et unique.
Le plus curieux n’est pas, après tout !, que cet homme banal ait tenu pareil propos maintenant, mais c’est qu’il répond en écho parfait à ce qu’écrivait en 1844 un personnage aussi important que Flora Tristan : « Oh ! ce Midi est bien en retard pour tout ! « Avec à peu près cent cinquante ans d’intervalle …
Jean-Marie Guillon cite, avec celle-ci, d’autres phrases extraites de « Flora Tristan Le tour de France, journal inédit (1843-1844) » toutes du même tonneau, dans le numéro 5 de la revue Verdon consacré aux évènements de 1851. Celles concernant sa perception de la langue peuvent se résumer par : « C’est bête au dernier point, ne parlant pas français” . Ou alors, on « parle un français abominable… c’est affreux à entendre… joignez à cela un accent tellement atroce… cela fait un effet repoussant… Que tout cela est donc grotesque ». Jugement sans appel d’un esprit éclairé.
Plus près de nous, pendant la Résistance. Nous sommes autour de Céreste, dans les Basses Alpes. Le maquis est commandé par le capitaine Alexandre, plus connu sous le nom de René Char. Le poète publiera en 1946 un recueil de textes Feuillets d’Hypnos, dédié à Albert Camus. Le feuillet n 61 nous décrit la rencontre avec un officier de liaison venu d’Alger. Laissons parler Char : “Un officier, venu d’Afrique du Nord, s’étonne que mes « bougres de maquisards » comme il les appelle, s’expriment dans une langue dont le sens lui échappe, son oreille étant rebelle au parler des images. Je lui fais remarquer que l’argot n’est que pittoresque alors que la langue qui est ici en usage est due à l’émerveillement communiqué par les êtres et les choses dans l’intimité desquels nous vivons continuellement ”. Paroles d’un soleil mais pas de l’oubli, dans la langue de cet hiver qui se fit sommeil, dans la langue du poète. L’accent pied noir que l’on peut supposer à cet homme n’arrangeait rien, étant bien connu que personne n’a d’accent sauf en miroir hors de sa région d’origine.
L’étonnement de cet officier est moins abrupt que celui de Flora Tristan, leur rôle n’est pas le même, pas plus que ne l’était celui de Charles Duteil qui va commander la colonne d’insurgés qui remonte sur Aups. « D’abord, je ne connaissais pas la langue provençale, et il faut parler aux hommes leur langage maternel quand on veut être compris »
Il y a bien vers 1851 plusieurs langues parlées en France. Dans La Farandole de la Liberté André Neyton souligne avec beaucoup de malice et de pertinence le dialogue surréel qui s’établit lors de l’interrogatoire de Jacon, avec traducteur obligé. Et René Merle nous dresse le tableau de ces langages et de leurs difficultés de cohabitation dans les Actes des Journées d’étude de 1999 à La Tour d’Aigues, au cours de son intervention sur « Langue du peuple ? Arme du peuple ? ».
Est-ce qu’aujourd’hui il n’en est pas toujours de même ? Le français est la langue de la France, c’est loin d’être la langue de tous les Français. Que ce soit par revendication plus ou moins autonomiste ou simplement par inclination, de nombreux idiomes sont couramment pratiqués sur le sol de France : occitan, basque, breton, corse, alsacien, créole, kabyle, arabe, wolof, et combien d’autres. On sait que le débat sur les langues régionales et minoritaires en France est loin d’être apaisé, tant les implications politiques sont lourdes de conséquences dans le cadre de la décentralisation en gestation.
Débat d’actualité mais né dès la Révolution. C’est l’abbé Grégoire et la lutte pour imposer partout le français au détriment des langues locales. C’est la répression systématique et quasi radicale des « patois » par la III° République, qui fait penser à une caricature que l’on prête à un conseil municipal à propos des chemins communaux. « On va entretenir les plus fréquentés ; quant aux autres, on va les laisser à l’abandon puisque peu les utilisent ». Boutade.
Mais revenons aux années qui sont à l’origine de l’activité de l’Association 1851, entre l’abbé Grégoire et Ferry I°, en retrouvant Flora Tristan que cite à nouveau Jean-Marie Guillon dans Verdon. Flora ne peut être plus précise et dans les discussions d’aujourd’hui, d’aucuns pourraient reprendre au mot près ce qu’elle écrit en 1844 : « Or il est clair que si l’on établit dans la nation française plusieurs langues, l’unité française est rompue. Ce n’est pas comprendre la pensée grande et sublime de la Révolution de 1789 que de rompre ainsi l’unité du pays ». Une Nation, une langue !
Bien des lances seront encore rompues, pour ou contre la défense et l’illustration des langues régionales et minoritaires. Au nom de la conservation du patrimoine …
Ce va-et-vient entre aujourd’hui et le milieu du XIX° siècle, j’ai voulu le traduire en tressant quelques fils de l’Histoire, anciens ou plus récents, avec ceux de la fiction (j’assume l’anachronisme du cadeau de Noël) et ceux d’un authentique souvenir personnel.
Je livre les mots qui suivent en hommage à mes amis disparus, paysans anonymes qui eux aussi ont écrit l’histoire et qui parlaient deux langues.
Toussaint 2002
à Jeannot et à Jeannot
Dans la gélade de décembre de cet hiver je pense aux Noëls anciens, à la table mise et à l’assiette en plus. Des réveillons j’en ai passé de toutes sortes, en famille, en groupe ou solitaire à deux. Des repas de luxe ou des soupers de carde et merlusse.
Ce soir je pense précisément à un Noël d’il y a juste cinquante ans, dans une bastide de Roquebrune, du côté des Quatre-Chemins. Au milieu de parents et d’amis tout comme, il y avait un berger et cette nuit-là c’est la nuit des pastres et des gens des campagnes. Il nous le répétait, content de ne pas être seul pour une fois. Et on était tous des simples, heureux d’être réunis à côté du poêle où chauffait le gros souper. Pas bien gros, pas un festin, un repas simple aussi, pour tenir chaud au cœur. Heureux que nous étions car tous ceux qui avaient d’être là étaient là, et même un peu plus. Dans la nuit, quand on sortait pour aller pisser, l’herbe rase crissait du givre et le temps clair avait astiqué les guirlandes d’étoiles. La belle nuit.
À cette époque, personne ne parlait de ce qui s’était passé par ici et dans tout le Var il y a cent ans. Il se parlait surtout des battues au sanglier qui avaient recommencé, et du dernier masclas que tel ou tel avait manqué… Et personne n’avait trop envie de parler des événements d’à peine sept ans en arrière, au débarquement du 15 août. Ceux qui avaient participé, ils avaient fait ce qu’ils avaient à faire, et puis voilà. Quant aux autres, ils préféraient parler de la pluie ou du mauvais temps. Ou de la chasse. Et pourtant, ce soir, trois ou quatre de ceux qui avaient combattu tout près d’ici pour aider les parachutistes, vers La Motte et la plaine du Mitan, étaient là, à rire avec nous. Et, il s’en était tenu des réunions dans cette maison où nous fêtons Noël… Alors, de ce qui s’était passé cent ans en arrière, qui aurait bien pu en parler ? Qui en avait entendu parler ? Pas de centenaire à marquer. Centenaire de quoi ? Et pourtant…
Cette grosse maison, maintenant je la vois en ce Noël de 1851, quasi vide, froide, la femme et les deux petits dans la salle où nous étions, mangeant une assiette de poutrole et un morceau de tomme près du grand-père plus voûté que jamais.
L’homme, vingt jours qu’il a quitté la maison, avec le fusil et une petite biasse de rien. Il est parti avec les autres pour Le Muy ou Vidauban. Ils devaient se regrouper avec ceux de La Garde-Freinet pour marcher sur la Préfecture. C’était prévu comme ça avec les bouchonniers et les hommes du liège qui travaillaient dans Valdingarde, et un de la Moure qui venait souvent à la maison.
Depuis la femme n’a plus de nouvelles, elle s’est laissé dire que ça s’était mal passé, que peut-être leur colonne est montée sur Lorgues et Salernes. Et puis après ? Elle ne sait plus rien, elle espère mais le soir, dans le froid du lit, elle ne sait plus quoi penser. Elle tombe de fatigue, les bêtes à soigner, cuire au cochon et plus de bois esclapé. Elle ne s’endort pas, et chaque soir l’aîné à consoler, quand elle va le border : Pourquoi Pa revient pas ? Où il est parti ? Tu crois qu’il est allé me chercher mon petit cheval en bois ? Il m’a promis…
Où peut-il bien être ? S’il y a eu bataille et qu’il lui soit arrivé malheur, quelqu’un serait venu lui dire, non ? Elle sait que tout est fini et que les troupes sont partout à traquer les Républicains. Alors il se sera caché, et le matin quand elle se lève, elle s’avance vers Palayson pour guetter le débouché du chemin entre les arbousiers et les messugues. Entre le Rocher, là en face, et le Lachens, loin tout au Nord, les deux bornes de son horizon, il connaît tous les abris. Sûr il arrivera par ici, il est dans les bois du Rouet, au-dessus des Esclans, ou alors dans les gorges du Blavet.
Au bord du Blavet, nous y étions, nous, il y a cinquante ans, au matin de Noël, partis joyeux avec les fusils pour ramener la brochette à midi. Brusquement, sur la rive, Jeannot se tanque, fait signe, on ne bouge plus, il épaule et lâche son coup à la verticale, dans l’eau… Le coup du roi à l’envers, quoi. Enfin presque, parce qu’il voyait les nuages au fond du trou d’eau. Une dizaine de gros chevesnes remontent doucement le ventre en l’air, et se retrouvent dans nos carniers. Les éclats de rires jusqu’à la maison, et pour préparer cette brochette imprévue assaisonnée aux quolibets…
Sur ces berges du Blavet, l’homme d’il y a cent ans a fait le même chemin, seul, affamé, les pieds entamés, tremblant de froid, une bête aux abois. Ce matin de Noël il est sorti de sa nuit gîtée dans les brugas, et à la pointe du jour, dans ses vêtements déchirés, il s’est assuré que tout était calme autour de la maison. Alors il a traversé doucement le pré et l’herbe rase crissait du givre, une dernière étoile s’éteignait juste comme elle a ouvert la porte de chaque matin. Et tous les deux ils ont couru ont couru dans les bras l’un de l’autre.
Dans la main il tenait une busquette de farigoule autant gelée que lui et il la lui offrit : Vos amarai tota ma vida , il est arrivé à dire. De sa biasse il a sorti un petit cheval de bois qu’il avait taillé au couteau dans une branche et qu’il avait sellé avec la tige de cuir d’un vieux soulier.
Aujourd’hui, cette maison et les terres n’existent plus, remplacées par une zone artisanale et un hôtel « où jamais aucun pilote de Formule 1 ne couchera ». L’autoroute limite le tout.
Noël 2001
Georges BÉSINET