Commémorations
Bulletin de l’Association 1851-2001 n°10 – juin juillet 2000 Commémorations
Depuis l’année 1998, commémorative jusqu’à saturation, le moins qu’on puisse dire est que le 150ème anniversaire de la Seconde République a quelque peu manqué d’éclat. La Seconde République est pourtant, on le sait, une des sources essentielles de notre vie politique contemporaine. C’est dire que, loin d’être un accident de réflexion citoyenne, cette commémoration en demi-teinte procède sans doute plus ou moins clairement de la donne idéologique dominante, dans laquelle la donne sociale et la donne nationale passent facilement à la trappe. Certes, l’évocation de la Seconde République n’a jamais été consensuelle. Sous le Second Empire (1852-1871) évidemment. Sous la Troisième République (1870-1940), la France conservatrice pointait dans la période 1848-1851 l’irruption du peuple dans le champ politique et la menace sociale, alors qu’à gauche cette mémoire (qui devait peu à l’enseignement officiel) a été un vecteur de conscientisation, liant démocratie et progrès social : mémoire revivifiée dans les grands mouvements unitaires, quand l’espérance nourrissait de sève concrète la rhétorique républicaine.
Sous les Quatrième et Cinquième Républiques, l’usure de cette mémoire a tenu sans doute à un processus naturel d’effacement, mais aussi (en dépit de recherches novatrices) à des relectures orientées. Ainsi le Centenaire, célébré dans un climat de durs affrontements de classe et dans les débuts de la Guerre Froide, s’est focalisé sur la distorsion entre la naissance d’une démocratie parlementaire porteuse de l’intérêt général et l’émergence d’une revendication prolétarienne autonome. Cinquante ans après, dans la médiatisation d’une histoire revisitée à l’aune du nouvel ordre libéral, un consensus mou semble s’être établi sur la sympathique mais inutile parenthèse de la Seconde République : par son inefficience, l’irruption inattendue du politique entre deux phases de développement effréné du capitalisme (Monarchie de Juillet, Second Empire) signe l’impossibilité de soumettre l’économique aux visées moralisantes du politique. Affirmée en février 1848, la confiance dans le politique pour mettre l’économie au service de la démocratie sociale tourne au « réalisme » dès juin, quand la République massacre les ouvriers parisiens ou marseillais, qui se permettaient d’exiger l’application du droit au travail, puis en 49, avec la terrible répression contre les travailleurs de Lyon. Les tenants du « réalisme économique » ont aujourd’hui beau jeu d’opposer à cette distorsion idéal-réalité le réalisme brutal du Second Empire, qui fera avancer le « Progrès » avec le capitalisme. Nos insurgés de 51, présentés à l’époque comme des Bédouins de l’intérieur, des Jacques archaïques, rejoignent dans l’imaginaire hexagonal d’aujourd’hui les “corporatistes” plébéiens des années 1990, frustes et passéistes. L’apologie contemporaine, discrète ou affichée, du Second Empire conforte la Pensée unique : c’est l’économique qui prime et qui décide. Et il n’y a qu’un système économique (et donc social) possible… D’autant que ce système peut se payer le luxe de l’affirmation démocratique, en en niant le fondement même, qui est la vraie liberté d’information, la vraie responsabilité citoyenne, la vraie possibilité de choix (ce qui se passe en matière culturelle aujourd’hui est à cet égard éclairant). Déjà en son temps Louis-Napoléon Bonaparte n’avait-il pas rétabli le suffrage universel ?
Dans cette fermeture de lecture, il n’est pas étonnant que la commémoration de la République en soit demeurée essentiellement au plan médiatique à un événementiel sans profondeur, et au plan officiel se soit défaussée sur un salut (ambigu) à l’abolition de l’esclavage.
Et pourtant, à l’évidence, aussi discrètes qu’elles aient été, les évocations de 1848 ont peut-être dans la société civile plus d’échos en profondeur que celles de mai 68, largement médiatisées. Justement parce que cette brève expérience républicaine évoque les deux spectres qui hantent notre Europe en gésine : le retour du politique au service du social face à la dominance de l’économique, la permanence du sentiment national.
A cet égard, il n’est pas indifférent aujourd’hui de prendre la mesure de ce qui s’est joué entre 1849 et 1851 dans notre Midi : la percée de la Démocratie socialiste, qui non seulement s’est affirmée dans des zones où l’on peut lire la continuité avec l’engagement révolutionnaire de 1789-1795, mais aussi dans des zones d’apparente indifférence politique ou de tradition blanche. Sans négliger l’évidente persistance de comportements « archaïques », ni les inégalités dans la conscientisation populaire, suivant les régions, leurs structures socio-économiques, leurs mentalités, il nous apparaît au contraire, répétons-le, que le mouvement résulte de la rencontre de la conscience républicaine propagée par des « élites » politiques éduquées, avec les aspirations populaires au mieux-vivre et à la dignité. La République que souhaitent les insurgés de décembre n’est pas celle des notables conservateurs, elle est espérance concrète de justice sociale et de démocratie. Droit à la sécurité et à l’éducation, droit au travail pour les ouvriers, droit à la propriété, gagnée ou maintenue pour les paysans et les artisans. De 1849 à 1851, trempée par la répression, la propagande démocrate socialiste a été efficace parce que porteuse de ces perspectives immédiates, indissolublement liées à la diffusion de la conscience égalitariste et individualiste républicaine. Dans nos régions méridionales, cette propagande a été d’autant plus efficace qu’elle a su investir les formes traditionnelles ou nouvelles de la sociabilité populaire, les vecteurs de la culture populaire méprisés par les “élites” : la langue d’Oc de la vie quotidienne, la chanson… Il n’est sans doute pas inutile de rappeler aujourd’hui aux bons esprits qui mettent le mot citoyen à toutes les sauces, mais ne lui donnent pas toujours un contenu concret, que c’est en associant l’amour de la démocratie, le respect du peuple, et les perspectives concrètes du mieux-vivre que les démocrates ont gagné au politique le peuple, dans la diversité de ses composantes sociales, et l’ont organisé pour combattre les ennemis de la Liberté. Si le cadre de l’insurrection “méridionale” fut départemental (ce qui montre combien est intériorisé l’éclatement des vieilles provinces), sa visée est profondément nationale Ces “gens de peu”, dont beaucoup ne parlaient pas français, ou le parlaient mal, ne se sont pas levés en décembre 51 contre la France, mais pour bâtir la France autrement. Ils mettaient en œuvre une conception nouvelle de la politique, celle où le peuple est porteur de l’initiative historique, dans l’union de ses différentes composantes de classe : le peuple exprimant collectivement sa volonté de disposer de sa souveraineté, en assumant son droit de décision et de contrôle à tous les échelons de responsabilité citoyenne, et au premier chef à l’échelon communal. Conception jugée par beaucoup aujourd’hui dépassée, remplacée par le seul rapport de l’individu au politique, et par la péjoration de la donne nationale. Souhaitons que les initiatives de commémoration et de célébration engagées dès à présent n’occultent pas ces aspects fondamentaux de la période 1849-51, au profit d’un pointillisme descriptif patrimonial.
René Merle |