Sian cassaïre !

Texte publié dans le numéro 2 de la revue verdon, BP 6, 83630 Aups

 

Sian cassaraïre !

 

par Frédéric Négrel

Au tout début du XIX° siècle, le préfet Fauchet notait, lors d’une visite à Rougiers, la passion effrénée des Varois pour la chasse[1].

Même si certaines communautés provençales la pratiquaient depuis longtemps, ayant acquis, plus ou moins formellement, ce droit sur le pouvoir féodal, pour beaucoup, la chasse est une conquête de la Révolution française[2]. En témoignent les doléances consignées en 1789 sur les cahiers de Salernes, Moissac ou Régusse.[3] Par son décret pris le 11 août 1789 qui abolit le privilège de chasse que le haut justicier possède sur son fief, l’Assemblée Constituante avait provoqué une libération soudaine pour beaucoup de Français dont nombre d’habitants des pays du Verdon.

Pourvu que leur visite coïncide avec un retour de battue ou avec le passage des siffleuses, les successeurs de notre préfet, en quelque de nos villages qu’ils se rendent, pourraient à leur tour remarquer le même enthousiasme. La chasse est aujourd’hui encore un élément vivant de la culture de ce « cœur de Provence ».

Qu’on la pratique assidûment ou quelques matinées seulement dans la saison, que l’on se contente (dans toutes les acceptions du terme) de cuisiner ou de déguster ses fruits, qu’on la vive sur place ou de loin en loin depuis la ville où les aléas de la vie nous ont menés, la chasse est présente dans l’héritage légué par nos pères et par le territoire dont ils sont issus.

 

Car si cet élément de civilisation est encore si présent aujourd’hui, le territoire est y est pour beaucoup. La forêt en occupe en effet une partie prédominante, propice à sa pratique. Longtemps, la forêt a représenté pour les gens du Verdon un apport économique substantiel : outre la chasse, les bois sont un espace pour la pâture des moutons, un gisement de bois de construction ou de chauffage, un lieu de cueillettes diverses (glands pour les porcs, escargots, champignons, truffes, aromates), une source de végétaux transformables en engrais, d’écorces pour le tan, un site pour les charbonnières et les fours à chaux, une réserve de bois pour l’outillage ou pour les fours à cade. La totalité des habitants d’un village du XIX° siècle vivait ainsi quasi journellement dans la forêt. Aussi réagissent-ils fortement lorsque son accès est menacé de limitation ou d’interdiction. Le Code forestier de 1827 est la cible des démocrates de la Seconde République qui réclament son abrogation, ou tout du moins sa réforme ; les quelques grands propriétaires épris d’agronomie, ou nostalgiques de l’Ancien Régime, qui prétendent faire rendre davantage à leurs terres, en s’efforçant de supprimer ce qui subsiste encore d’usages communautaires, ou de terrain communal, provoquent des soulèvements de villages entiers, tels Montmeyan et Baudinard en 1848.

Nous en avons hérité un fort attachement à la forêt qui ne peut plus s’exprimer que dans quelques-unes seulement de ces activités ancestrales. Car la plupart sont aujourd’hui devenues obsolètes ou trop ponctuelles pour nous conduire fréquemment dans les bois. La chasse et ses produits permettent encore d’établir ces liens.

 

Le lien avec le territoire se concrétise encore par la capacité, que le chasseur conserve et transmet, à nommer les lieux. Pour placer les postiers, pour guider la recherche du gros gibier, traceurs et chefs de battue font appel à une toponymie oubliée de nos cartes IGN. Toponymie bien utile pour conter les faits épiques dont une matinée de chasse ne manque jamais. Le territoire vit aussi parce qu’il porte des noms, attributs premiers d’une identité : l’espace anonyme est un espace mort.

La pratique de la chasse contribue également à maintenir, et enrichir, un lexique puisant abondamment dans la langue régionale et ses idiomes locaux. Dire les gestes, les techniques, les objets, les plantes et les animaux, tels qu’une civilisation a choisi de les nommer, c’est contribuer à la faire vivre et à la transmettre.

 

Ce territoire, le chasseur le fait vivre non seulement par les mots mais aussi par son entretien. En dehors de quelques rares bergers ou bûcherons, il est seul à s’aventurer en des lieux aux accès rendus difficiles par la pente, la végétation, le ravinement ou plus simplement l’inutilité que leur prêtent les hommes. Pour fréquenter ces lieux, il est amené à les aménager : il lui faut entretenir le chemin, tracer le sentier, élaguer les arbres et débroussailler autour de son poste… Pour maintenir le gibier sur le territoire et l’éloigner des cultures, il creuse des citernes, il emblave des clairières. Quand il ne le fait pas seul, il le fait en groupe. La chasse est aussi moteur de sociabilité.

 

Notre région est bien connue[4] pour avoir précocement développé, en particulier grâce au village urbanisé, des formes de sociabilité particulières. Si les confréries de pénitents et les chambrées, puis les cercles, ont aujourd’hui quasiment disparu, les sociétés de chasse participent de ce mouvement. La répartition de la propriété foncière dans le Verdon combine fréquemment la faiblesse des grands domaines, l’importance relative des biens communaux et d’assez nombreux petits propriétaires qui fournissent le socle populaire des sociétés. Ce morcellement[5] contribue à une large représentation de la population en leur sein. Regroupant propriétaires fonciers et simples résidants, élite sociale et gens du peuple, l’association communale de chasseurs contribue à la vitalité de cette sociabilité, constituant très souvent l’association la plus importante du village ou de la petite ville du Verdon.

La France connaît trois grands domaines de chasse[6] :

au Nord, la chasse privée, héritière du droit exclusif des seigneurs convertis en propriétaires ;

en Alsace, l’adjudication, issue du droit prussien : le droit de chasse appartient au propriétaire sur son terrain mais il est exercé par la commune et converti en une somme d’argent. Le territoire de chasse de la commune est mis en adjudication et vendu au plus offrant pour 12 ans.

au Sud, la chasse que tout le monde peut pratiquer avec l’accord tacite du propriétaire.

Ce troisième domaine, auquel nous appartenons, est assurément le plus démocratique, aux deux sens du mot : il permet l’accès de tous, héritage du droit romain où le droit de chasse est distinct du droit de propriété, et il attribue la gestion de l’activité cynégétique à une association, héritage de l’idée républicaine que nos campagnes ont si tôt adoptée et développée.

La chasse en pays du Verdon est aussi moteur de République.

 

 

Elément culturel, fait de civilisation, issu d’un rapport avec un territoire et d’une construction historique, la chasse est confrontée actuellement à d’autres approches culturelles, endogènes et exogènes, tendant à vouloir limiter sa pratique.

La première approche correspond à une volonté de maîtriser l’action de l’homme sur la nature afin de préserver le patrimoine qu’elle représente, tant en termes de ressources que de paysages. Cette approche a coïncidé avec la massification de la chasse (on a atteint les 2.300.000 chasseurs vers 1977) qui, même si elle connaît aujourd’hui une certaine décrue, a amené une fréquentation plus importante des territoires où elle se pratique, et rendu plus visibles les abus commis par les chasseurs incivils : pollution par abandon de cartouches ou détritus, chasse sur territoires interdits, comportements dangereux…

Cette approche s’est « durcie » avec la diffusion progressive, à la suite d’intellectuels américains du début du siècle, d’une conception de la nature où l’homme n’est qu’un élément de l’écosystème et dont l’instinct prédateur doit être contenu, voire éradiqué. Ce durcissement a trouvé un terrain culturel propice là où le christianisme avait engendré les puritanismes. Déjà, le droit canon prohibait la chasse pour les ecclésiastiques car « elle sert à former une habitude de cruauté contraire à cet esprit de paix et de miséricorde qui doit éclater dans toute la conduite des clercs ». Si la chasse peut détourner les clercs de l’exercice du culte, elle est également condamnée par le christianisme institutionnel en ce qu’elle détourne les laïcs du travail des champs. « La chasse engendre l’oisiveté » et doit être réservée aux nobles et à ceux qui peuvent vivre de leurs rentes : un travailleur doit produire pour son maître et non vivre de cueillette… Cet argument du chasseur oisif, tel qu’exprimé dans l’ordonnance du roi Charles VI, le 10 janvier 1396, est repris dans les débats de la loi de 1844 qui instaure le permis de chasser[7]. Et il a encore aujourd’hui quelques adeptes.

Une autre coïncidence temporelle est celle du mouvement d’émancipation des femmes pour lequel les activités à prédominance masculine étaient entachées de machisme. La chasse ne pouvait qu’être concernée par cet opprobre, elle qui ne compte que 10% de pratiquantes.

Mauvaise presse aussi pour la chasse en ce qu’elle est une activité populaire. Ce dont durent souffrir également d’autres loisirs recrutant dans les classes modestes comme le football (jusqu’à il y a peu…) ou l’accordéon. Longtemps, leurs adeptes ne furent considérés au mieux comme des ignorants, au pire comme des abrutis, par certains cercles ne goûtant que le tennis ou le piano.

Mais l’incompréhension culturelle majeure est certainement le fruit des mouvements de populations qui ont conduit à la concentration urbaine. La représentation d’une culture lointaine est souvent chargée d’exotisme ou de répulsion. Or, force est de constater que les cultures hégémoniques qui nous guident aujourd’hui sont parfois empreintes de puritanisme, parfois de (mauvais) intellectualisme, souvent d’éloignement.

 

 

Ces confrontations culturelles sont la richesse d’une civilisation. Les apports de chacune en sont les matériaux de construction. A nous de les agencer pour bâtir la culture d’aujourd’hui où chacun doit pouvoir se retrouver. Au chasseur d’être soucieux de sécurité, du respect du territoire et de ses usagers, de saine gestion du gibier. A l’écologiste d’être attentif à la réalité des pratiques, à la préservation de l’activité humaine sans laquelle la nature n’est qu’une coquille vide.

 

Frédéric Négrel



[1] Fauchet, Statistique du département du Var, Paris, 1805

[2] Philippe Salvadori, La chasse sous l’Ancien Régime, Fayard, Paris, 1996

[3] cahiers de doléances de la sénéchaussée de Draguignan 1789, archives départementales du Var, 2 Mi 2R1

[4] lire Maurice Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence, Fayard, Paris, 1968 et La République au village, Plon, Paris, 1970

[5] Ce morcellement a des origines assez anciennes, voir Emilien Constant, L’économie traditionnelle et l’évolution démographique dans le rebord sud-ouest des Grands Plans de Provence, in Bulletin de la Société d’Etudes de Draguignan, t.XLVIII, 1951

[6] Marieke et Pierre Aucante, Les braconniers- Mille ans de chasse clandestine, Aubier, Paris, 1983

[7] Marieke et Pierre Aucante, op. cite