L’insurrection de 1851 dans la Drôme
Bulletin de l’Association 1851-2001, n°2, juillet 1998.
L’insurrection de 1851 dans la Drôme
Les espoirs de la révolution de février sont vite déçus. Le 10 décembre 1848, l’élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République est aussi triomphale dans la Drôme que dans le reste de la France. Mais en quelques semaines, la réaction montre son vrai visage. Le préfet est remplacé par l’ancien avocat Ferlay, farouche adversaire de la République et des libertés, qui met aussitôt en place un réseau administratif à son service et fait attribuer au département 700 soldats supplémentaires. Déjà, des résistances se manifestent comme à Saillans où on élève une statue de la Liberté pour célébrer, le 28 février 1849, le premier anniversaire de la Révolution.
Les Républicains les plus avancés s’organisent autour du député Mathieu de la Drôme et, aux élections législatives du 13 ami 1849, triomphent en enlevant les sept sièges, écrasant la liste conduite par le vieux prince Jérôme Bonaparte.
L’insurrection de Lyon sert de prétexte à la mise en état de siège de la Drôme ; journaux et affiches censurés, cafés surveillés, discours et chants « séditieux » réprimés, réunions publiques interdites, nombreuses révocations voire arrestations de fonctionnaires, perquisitions et fouilles, confiscations des armes dans 20 communes… La ruse et la clandestinité s’opposent à cet étouffement de la liberté : fêtes des bouviers, carnaval, abattage du cochon et même pèlerinages deviennent autant d’occasions de manifestations, tout un réseau de « sociétés secrètes » se met en place.
Les mauvaises récoltes de grains, la maladie de la vigne, la faible production de cocons rendent les années 1850-1851 difficiles et portent l’exaspération à son comble. À ce mécontentement, Ferlay répond par une sévérité accentuée, allant jusqu’à interdire la couleur rouge ou limiter la participation aux enterrements. En septembre 1850, à Cliouscat et Mirmande, l’arrestation d’un contremaître de filature provoque une véritable émeute matée par un déploiement considérable de force et 34 condamnations sévères. Les dissidents principaux réussissent à fuir et à se cacher dans les bois de Grâne où un échange de coups de feu les opposent aux gendarmes qui les ont repérés. Le préfet fait occuper Grâne par 300 hommes de troupe. Mais certains militaires sympathisent avec les républicains : neuf sous-officiers sont pris dans une réunion clandestine, au quartier Porterons à Divajeu. La dictature policière fait grandir la colère.
La nouvelle du coup d’État est connue le 3 décembre. Le soir même, les ouvriers de Crest, grand centre textile du département, manifestent à la sortie des usines et assaillent à coups de pierres la gendarmerie où s’est réfugié le maire Moutier. Des attroupements se forment le même jour à Aouste et Saillans, le lendemain à Piégros, Autichamp, Suze.
Les 6, 7 et 8 décembre, la riposte prend une toute autre ampleur : trois flots d’insurgés vont déferler sur Crest, véritable cœur de la révolte, d’autres tenteront de se concentrer vers Loriol et Montélimar.
Le 6, plus d’un millier d’hommes venus des vallées de la Sye et de la Gervanne, drapeau tricolore et tambours en tête, approchent de la ville de Crest. Bloqués par les barricades de la garde bourgeoise et de la troupe, ils bivouaquent près de la tour. Durant la nuit, ils auront plusieurs accrochages avec la garnison. Pendant ce temps, un gros rassemblement s’organise à Grâne et prend le chemin de Crest, se gonflant encore au passage à Chabrillan. Des curés et quelques « blancs » sont placés en tête pou protéger me cortège. La nuit est tombée lorsqu’ils atteignent Crest. Là, fantassins et artilleurs les attendent à l’abri d’une barricade. Aux appels à la fraternisation qui leur sont lancés par les insurgés, ils répondent par des coups de fusil : deux cadavres seront retrouvés gelés le lendemain. La panique s’empare des insurgés qui, pour la plupart, s’enfuient. Le même jour, une autre insurrection a éclaté dans la plaine de la Valdaine, où les insurgés tentent d’aller vers Montélimar. Un violent combat à Saint Marcel-lès-Sauzet fait deux morts et des blessés.
Dans les très protestants cantons de Dieulefit, autre cité drômoise du textile, et de Bourdeaux, on sonne le tocsin, on bat la générale, les habitants se rassemblent à la fin de cette journée, venus des centres de tous les villages environnants. Une énorme colonne prend la route en pleine nuit, se grossissant à chaque traversée de bourgade. Le 7 décembre en début d’après-midi, c’est un torrent de trois à quatre mille insurgés qui arrive au sud de Crest. Là encore, la troupe, que le préfet a rapidement fait renforcer, ne répond aux appels pacifiques que par les fusils et les canons. Une véritable bataille s’engage, qui dure deux heures. Mais les fusils de chasse et les faux emmanchées à l’envers ne peuvent rien face aux tirs à mitraille des canons. Les insurgés laissent sur le terrain au moins six morts et de nombreux blessés. Le 8 décembre enfin, le regroupement de quelques centaines d’insurgés à Loriol n’aura pas de suite. Dans le Diois et dans le sud de la Drôme, comme autour du chef-lieu Valence et de Romans, les plans de marche avaient avorté.
carte de la résistance dans la Drôme Mal organisé, mal commandé (de nombreux dirigeants républicains avaient été arrêtés auparavant, d’autres ont fait défection), le soulèvement drômois se soldait partout par un échec. Sur ces hommes déjà douloureusement accablés et cruellement déçus allait s’abattre une terrible répression minutieusement organisée par le préfet Ferlay.
Deux bataillons affectés à la Drôme commencent un ratissage systématique des secteurs insurgés, aidés par la gendarmerie et les troupes déjà en place. « Nous les traquons avec activité et par tous les moyens » écrit le conseiller de préfecture Léchelle. Les brutalités et les primes au mouchardage facilitent la rafle d’hommes terrés dans les abris de fortune et acculés par le froid et la faim. Les prisons sont pleines quand se déroule le plébiscite des 20 et 21 décembre destiné à entériner le coup d’État. La peur savamment entretenue par la propagande officielle, le trucage éhonté du scrutin (non secret), les menaces contre ceux qui oseraient voter « non » assurent le succès, moins net cependant qu’ailleurs (taux d’abstentions supérieur, près de 14% de « non » contre 8,1% en France). Le vote négatif est même majoritaire dans 24 communes.
La chasse aux fugitifs se poursuit. Dans les sombres et froides cellules de la tour de Crest, on arrivera à entasser plus de 450 détenus (dont 6 femmes) dans des conditions inhumaines. Les prisons de Valence et Romans débordent aussi. La commission mixte – le préfet Ferlay, le général Lapène et le procureur Payan-Dumoulin, représentant les trois instruments de l’ordre – sont chargés de « délivrer la société de ses pernicieux élements ». Dans un simulacre de jugement, ces trois hommes examinent à la sauvette plus de 1600 dossiers et prononcent leurs sentences : certes, les peines capitales seront commuées en travaux forcés, mais aux victimes des combats, il faut ajouter de nombreux morts : suicides dus au désespoir, décès de l’épouse ou des parents d’un condamné accablés de chagrin. Sept Drômois (sur 30 initialement condamnés) sont envoyés au bagne de la Guyane où meurt le chaufournier Brun, de Soyans. De nombreux autres connaissent les bagnes et enceintes fortifiées de Toulon, Belle-Île et Riom. Plus de 200, sur 496 prévenus, sont déportés dans les camps en Algérie : douze y mourront. Pour beaucoup d’autres, ce sera l’exil obligatoire à l’étranger (Savoie, Suisse, Italie…), l’assignation à résidence hors du département et, dans le meilleur des cas, une mise sous surveillance après quelques mois d’emprisonnement. La Drôme a été un des départements les plus frappés par l’insurrection.
La révolte drômoise de 1851 n’a pas été qu’un feu de paille. Tout au long du Second Empire, instauré un an après, et malgré un régime policier insoutenable, leur résistance a continué de s’affirmer en de multiples occasions. Le préfet écrit à son ministre en 1857 : « le mot liberté sur les populations impressionnables de ce département a un effet indéfinissable ». Le souvenir, certes embrumé, de ces événements s’est transmis de génération en génération et imprègne encore profondément la mémoire collective.
En 1910, après quatre ans de souscriptions, tombolas, soirées musicale…, la municipalité de Crest – la ville qui avait été le principal point de convergence des soulèvements, puis, avec sa tour-prison, le cœur de la répression – parvint à ériger un monument sur la place de la Liberté, à l’emplacement même de la bataille du 7 décembre 1850. Adossé à un pylône de pierre au sommet duquel claironne fièrement un coq, la statue en bronze représente un jeune paysan, son fusil à la main, bravant du regard la tour qui lui fait face.
Au cours de la guerre 1939-1945, la Résistance locale se reconnaît dans ce symbole : une gerbe est déposée au pied du monument. Sous le prétexte de récupérer les métaux, les autorités soumises à l’occupant déboulonnent la statue. En 1991, un comité local, grâce à une souscription, est parvenu à mettre en place une nouvelle statue de L’Insurgé.
Robert SERRE
La statue en bronze et la statue en pierre
|