L’insurrection bas-alpine de 1851 vue de Beaujeu

En rangeant mes papiers concernant l’activité de notre Association 1851-2001, je retrouve, accompagné du texte de la causerie, une petite affiche jaune :

« Département des Alpes de Haute Provence, Commune de Beaujeu. Conférence sur le thème : « L’insurrection bas-alpine de 1851. Un département debout pour la République », le mercredi 14 novembre 2001, à 20h30, à la salle polyvalente de Beaujeu. Cette conférence sera animée par René Merle, professeur agrégé d’histoire, Président de l’Association 1851-2001. Imprimé par la Mairie de Beaujeu ».

Et le souvenir me revient de cette soirée chaleureuse (malgré un temps glacial et une route déjà glissante) où, avec deux autres responsables de l’Association, Mmes Noëlle Bonnet et Colette Chauvin, nous avons rencontré M. le Maire et une trentaine de personnes de Beaujeu, du Brusquet et de La Javie.

Dans ce haut pays austère et rude, les quelques maisons de Beaujeu (158 habitants) sont un peu à l’écart de la route qui va de Digne à Seyne. Et il y avait ce soir-là, dans l’isolement du petit village, dans la proximité et la fraternité de la rencontre, et dans l’hiver tôt abattu sur nous, quelque chose d’indéfinissable qui évoquait ce qui avait pu se jouer, dans cette minuscule communauté villageoise comme dans tant d’autres, en ce glacial début de décembre 1851.

René Merle

 

L’insurrection bas-alpine de 1851 vue de Beaujeu

 

Nous sommes le 6 décembre au soir. Événement inouï, le préfet des Basses Alpes a quitté précipitamment Digne en petit équipage.  il a suivi la petite plaine au nord de Digne, et passé la cluse de la Bléone à La Javie pour entrer à la nuit dans le haut pays. Il va bénéficier de la complicité (intéressée) de Joseph Cheylan, 28 ans, cultivateur à La Javie, à propos duquel les registres de la répression mentionnent : « avait favorisé la retraite du préfet et de la famille Fortoul »[1]. C’est ainsi que le représentant du pouvoir arrive discrètement, et piteusement, à Beaujeu, avant de poursuivre sa route.

Le préfet fuit vers Seyne, et de là veut gagner Gap, où il pense trouver un asile plus sûr. Il sait que la partie est perdue pour lui dans ces Basses Alpes qui refusent le viol de la Constitution par le Président de la République.

Le contingent envoyé vers Malijai, pour verrouiller au sud la vallée de la Bléone et l’accès à Digne, s’est replié devant le nombre et la détermination des insurgés qui convergent vers la préfecture. Digne même échappe au préfet : la garde nationale montre son attachement à la démocratie, et la pression populaire fait libérer l’avocat Charles Cotte, que le préfet avait fait emprisonner. Le procureur de la République s’est caché, le commandant de la garnison a enfermé ses hommes dans la caserne, et attend de voir.

Le lendemain dimanche 7 décembre, le peuple en arme entre dans Digne : neuf mille hommes derrière les drapeaux tricolores et les drapeaux rouges. Une véritable armée, disciplinée, mais bien mal armée hélas !

 

Mais que s’est-il passé pour que l’on en arrive là ? La nouvelle s’est répandue à Digne le 3 décembre 1851 au soir : la veille, le Président de la République a dissous l’Assemblée, s’est arrogé tous les pouvoirs, mais, dans le même temps, il a rétabli dans son intégralité le suffrage universel (masculin) gravement amputé par le gouvernement réactionnaire en 1850.

 

Ce Louis Napoléon, président de la Seconde République, était vraiment le premier : la première République, de 1792 à 1799, n’en avait jamais connu. Et il demeurera aussi, dans la longue série des présidents à venir, le seul à avoir été élu au suffrage universel (masculin), jusqu’à l’élection du Général De Gaulle, en 1965. Et ce président, les Bas Alpins l’avaient choisi à 59 % , (mais cependant dans une proportion inférieure à la moyenne nationale : 79 %), alors que les départements voisins des Bouches-du-Rhône et du Var l’avaient mis en minorité.

Ce choix en faveur de Louis Napoléon est bien oublié en décembre 1851. Dès le 4, les démocrates lancent l’appel à la levée en masse du département. En deux jours, ceux du pays de Manosque et de Riez, de Forcalquier et du val de Durance sont debout. Ce sont les 9000 hommes qui vont converger sur Malijai ce samedi décisif.

Ils sont donc 9000 à Malijai le samedi, et plus encore à Digne le lendemain, où les rejoignent nombre de paysans des communes voisines et des hauteurs de l’Est.

10000 hommes, alors qu’il n’y avait que 45994 électeurs dans le département.

Quel était l’objectif des insurgés ? Leur proclamation retentit comme celle d’une aube nouvelle. Il s’agit, dans l’urgence, d’organiser le département pour en faire un bastion inexpugnable l’insurrection générale du Midi. Et il faut, dans l’attente de la vraie République, la République démocratique et sociale, appliquer un programme jacobin de salut public, accompagné de premières mesures sociales.

Hélas, les Basses Alpes furent le seul département de France où l’insurrection fut victorieuse. Dans les deux départements voisins, le Var et la Drôme, elle avait été écrasée militairement. Dans les Bouches-du-Rhône, elle avait été étouffée dans l’œuf. Et il en alla de même dans les autres départements entrés en résistance.

 

D’où les questions. Pourquoi cet échec au plan national ?

La résistance n’est clairement localisée que sur une trentaine de départements ruraux à forte coloration « rouge ». Dans les zones urbaines, réservoirs naturels de la Gauche, la démagogie du président avait troublé l’opinion populaire, ouvrière au premier chef. Ailleurs, bien qu’en recul, s’exerçait la domination des notables du parti de l’Ordre, ultra conservateurs. Et ces hommes de l’Ordre préféraient l’arrivisme brutal d’un Louis Napoléon à une poussée décisive de la Gauche aux élections de 1852.

Ajoutons, et le fait est décisif, que l’appareil d’État tout entier, armée, police, justice, administration, avait basculé sans hésitations du côté de l’usurpateur.

Mais alors, pourquoi ce succès, sans équivalent ailleurs, de la résistance dans le département des Basses Alpes ? Si un département ne semblait pas a priori se prêter à une telle mobilisation, c’était bien celui-ci : une préfecture qui n’a que 6000 habitants, un département absolument rural, à l’écart de la vie politique, isolé géographiquement, une sorte d’« Algérie de l’intérieur », (comme l’écrivirent des journaux du temps). C’est pourtant lui qui va connaître l’insurrection la plus puissante de toute la France, et la seule victorieuse.

Il serait profondément erroné d’expliquer cette mobilisation par cette « arriération » socio-économique et culturelle, de la ramener à une « émotion » populaire d’ancien Régime, à une Jacquerie… Tout au contraire, il s’est bien agi d’une démarche politique et citoyenne, pleinement inscrite dans la modernité. 

 

Quels ont donc été les chemins de la conscientisation ?

La promulgation du suffrage universel masculin, en mars 1848, avait fait bondir le nombre des électeurs : de 663 au temps du suffrage censitaire, on passait à 45994 ! Et, comme partout, il avait alors fallu faire l’apprentissage de la vie démocratique. L’entreprise était difficile dans un département dominé par deux clans de notables, les tenants de Duchaffaut et les obligés de Fortoul… Mais elle fut pourtant menée à bien, et rapidement. En décembre 1848, lors de l’élection présidentielle, le candidat du pouvoir, républicain « modéré » (Cavaignac) n’atteint que 25 % des suffrages face au victorieux Napoléon. Mais la gauche, qui apparaît de façon inattendue avec 15 %, atteint déjà 50 % dans le Sud du département. La conscientisation républicaine avancée est partie de ce Sud, et de Manosque en particulier.

Comment s’est-elle opérée ? La presse a joué son rôle. Après l’échec du Journal des Travailleurs de Digne en 1848, il faut souligner le rôle de L’Indépendant des Basses-Alpes, qui fit une brève apparition en 1850. Mais en fait, l’action décisive fut celle des militants, et des « permanents » de la démocratie socialiste, comme Langomazzino. Utilisant l’oralité française et provençale, ils parcourent le département. Avec une grande fermeté dans l’exposition des principes et la défense d’un programme très concret, très parlant, ces « missionnaires » républicains vont les ruraux, paysans et artisans, à l’idéal de la « Bonne », la vraie République, démocratique et sociale, qui devrait l’emporter aux élections de 1852. Mais, sans sectarisme, ils sauront faire de la démocratie socialiste bas alpine un mouvement interclassiste, touchant largement la petite bourgeoisie éduquée, dont tant de membres seront à la tête des colonnes d’insurgés.

Et, devant la répression sans cesse accrue qui s’abat sur eux, devant le coup de filet de 1850 qui décapite une partie de sa direction, la démocratie socialiste bas alpine passe à l’organisation quasi-militaire des sociétés secrètes, qui saurant faire face à tout coup de force.

Mais cette organisation de combat n’est pas une secte coupée du peuple. La liste des insurgés de votre commune et des communes voisines en témoigne : c’est bien autour des lieux de sociabilité et de rencontres que s’est opérée la conscientisation démocratique. À Beaujeu, c’est chez le cafetier Jean Lombart, 28 ans, que se diffusent les idées démocratiques, comme en atteste la commission départementale : « Affilié [à la société secrète] présidentSon café était le rendez-vus du parti. Chargé d’opérer quelques réquisitions d’armes ». Il en va de même au Brusquet, chez l’aubergiste et par ailleurs maçon Baptiste Corse, 38 ans, dont l’accusation dira : « A tenté de soulever la commune du Brusquet en employant la menace et la violence », et chez le cordonnier Antoine Jourdan, 45 ans, qui sera accusé d’avoir « tenté de soulever sa commune ».

Nous sommes ici pleinement, soulignons-le encore, dans la maturation d’une conscience citoyenne, d’un rapport moderne à l’engagement politique, et non pas, dans une Jacquerie collective, une « émotion » d’ancien Régime. L’attitude hésitante d’une partie des agriculteurs en témoigne : il ne s’agit pas d’un soulèvement grégaire et sans idéologie.

D’une certaine façon, l’accusation en témoigne aussi, qui ne peut s’empêcher de laisser apparaître son étonnement devant la mutation au « rouge » de ces paisibles agriculteurs ou commerçants des hautes vallées. Ainsi signale-t-elle pour Corse, initiateur de l’insurrection au Brusquet, qu’il a de « bons antécédents », ou pour le cultivateur Joseph Caille, du Brusquet lui aussi, qui « a tenté de soulever sa commune », qu’il a une « bonne conduite ».

Alors, à qui la faute ? Elle en revient à ce cordonnier du Brusquet, qui, comme tant de ses compagnons de métier, a trop de mauvaises lectures : Antoine Jourdan est donc qualifié de « mal famé » (mauvaise réputation au sens de l’époque). Et surtout la faute en revient à ces petits notables « démagogues », qui sont eux du côté de l’aisance et de l’instruction, et s’en sont servi pour endoctriner les paysans. Ainsi de l’ex-notaire Paul Joseph Aubert, natif de Prads, qui a un pied à Digne, et dont l’accusation vaut d’être citée tout entière : « Allait s’enquérir de la route prise par le procureur de la République pour le faire fusiller, disait-il. Addoné. Mauvais époux. Mauvais père ». Ainsi de César Caille, 54 ans, propriétaire et agent d’affaires au Brusquet, qui a lui aussi « tenté de soulever sa commune », mais dont on précise bien, à la différence des paysans abusés, qu’il est « mal famé ».

 

Consciente d’être totalement isolée dans une France vaincue ou résignée l’insurrection bas alpine victorieuse, devra capituler, non sans avoir tenu en respect aux Mées les troupes venues de Marseille. Désormais commence le temps de la répression impitoyable. De nombreux insurgés tenteront de fuir vers le Piémont. Nous retrouvons alors Joseph Chailan, le cultivateur de La Javie, que la commission départementale absout : « A favorisé la fuite de quelques insurgés entraîné par le seul appât du gain. Avait favorisé la retraite du préfet et de la famille Fortoul ».  Admirez au passage le subtil distinguo entre la « fuite » des insurgés et la « retraite » du préfet…

De même la commission absoudra Pierre Garcin, 40 ans, cultivateur sur les hautes terres de Prads, qui « a favorisé la fuite de trois insurgés. Sans antécédents. Égaré par des liens d’amitié ».

 

Le peuple bas alpin paiera cruellement son engagement, et, plus peut-être que la terrible répression, c’est la chape de plomb du discrédit et de la honte qui a tenté de lui voler sa mémoire. Rendre au Peuple cette mémoire, et la relier aux luttes démocratiques du présent, c’est tout le sens de notre engagement associatif.

Merci donc de nous avoir invités, merci de vous être déplacés par une bien froide soirée de novembre, nous repartirons avec le souvenir de votre attention passionnée ». 

 

Quelques jours après, nous recevions d’une des assistantes une lettre de remerciement qui nous alla droit au cœur, et qui était adressée à « L’Association des Insurgés des Basses-Alpes ». Puissions nous le demeurer longtemps. Un regard sur les neuf années qui nous séparent de la rencontre de Beaujeu, et de tant d’autres, nous montre, semble-t-il, que nous n’avons pas été en vain, à notre façon, des « missionnaires » de la République démocratique et sociale, dont l’avènement semble plus que jamais nécessaire.

 

René Merle

mise en ligne le 30 avril 2010


[1] Cette citation, comme toutes les suivantes, est extraite du registre des décisions de la commission mixte départementale des Basses Alpes, Archives départementales des Alpes de Haute Provence, 2 U 91