Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER
[page 37] La fille de Paloy En 1837, j’occupais un petit logement au dernier étage du numéro 20 de la place du Parvis Notre-Dame, juste en face de la porte des tours. Cette maison appartenait à M. Coste, courrier de la malle-poste de Paris à Bordeaux. Elle ne comptait que peu de locataires, tous paisibles, qui ne se fréquentaient point, mais qui pourtant se connaissaient à peu près, se saluaient et échangeaient même quelques mots au passage. Cela ne se voit guère à Paris. Il est vrai que cette place du Parvis avait une singulière ressemblance avec nos villes de province. Là, tout le monde se connaissait de vue et de nom ; on y voisinait par moments et l’on ne disait pas trop de mal les uns des autres. Cela venait peut-être de ce que [page 38] les habitants y avaient des loisirs plus que dans les quartiers commerçants, et peut-être aussi des relations que le service de la garde nationale avait établies entre nous. La mairie de la 9e légion, qui était la nôtre, et qui se trouvait dans l’île Saint-Louis, avait un caractère particulier, et les soldats-citoyens qui s’y rencontraient aux jours de garde vivaient sur le pied d’égalité, faisaient des parties de tonneau ou de palets et se quittaient rarement sans trinquer sur le comptoir voisin. On y arrivait en étrangers, on se séparait en amis. Le hasard, qui, presque toujours, m’a réservé d’intéressantes surprises au cours de mon existence, me donna pour voisine, sur le même palier, la fille de celui qui, en 1789, avait eu l’entreprise de la démolition de la Bastille. Cet entrepreneur se faisait appeler le patriote Paloy et se disait architecte. En réalité, c’était un gros maître maçon très à son aise, bon homme, généreux à l’occasion et un peu tourmenté par la soif de la popularité. En sa qualité de démolisseur de la Bastille, il avait eu la partie belle. Il rechercha d’abord l’intimité de Latude, une des célébrités du moment, et l’obtint sans difficulté. Latude, en retour de l’hospitalité gracieuse qu’il recevait de Paloy, faisait à celui-ci des cadeaux de toutes sortes ayant une valeur historique. Ainsi, par exemple, il lui donna la fameuse échelle qui devait servir à son évasion de la Bastille et qu’il avait eu tant de peine à fabriquer et à cacher. Vous devez comprendre que l’honneur d’être reçu chez Paloy et de dîner chez [page 39] lui en compagnie de l’ancien prisonnier d’État était un honneur très envié. Il n’en fallait donc pas davantage pour tourner la tête au bonhomme. C’est alors que Paloy eut l’idée de distribuer gratuitement aux curieux de son entourage des pierres de l’ancienne forteresse, dont on faisait presque des reliques, des presse-papiers, des écritoires, etc. J’ai eu une de ces écritoires grossièrement faite, taillée en triangle. Chaque face portait une inscription gravée ; j’ai oublié deux de ces inscriptions ; je ne me souviens que de la troisième, ainsi conçue : poison pour les aristocrates. Le moellon patriotique avait du succès. Ce que voyant, Paloy fit sculpter des modèles de la Bastille avec les grosses pierres de taille de la vieille prison d’État. Elles étaient assez bien façonnées ; pierre, fer, en un mot tout ce qu’il fallait pour imiter les murs, les portes et les fenêtres grillagées de ces miniatures de forteresses, provenait des matériaux de la Bastille. Quand Paloy en eut un certain nombre, il chargea des hommes, qu’il appelait ses apôtres, de les porter à ses frais dans les chefs-lieux de départements. Il en faisait hommage, nécessairement, et la lettre d’envoi qui garantissait l’authenticité de l’objet historique était signée : le Patriote Paloy. On fit bien quelque bruit autour de son nom, mais ce fut tout ; il avait trop compté sur les petites Bastilles pour le populariser ; l’entreprise ne servit qu’à entamer fortement ce qu’il possédait. La fille unique de Paloy pouvait avoir à cette époque [page 40] cinq ou six ans, et elle devait être une belle et forte jeune personne quand elle devint la femme de l’officier Monvoisin, qui fut tué général de brigade à la bataille de Wagram. Elle resta veuve avec un fils qui s’occupait d’architecture en 1837, lorsque sa mère habitait seule une pièce au dernier étage où j’étais. La mère et le fils étaient dans une situation difficile. Mme Monvoisin, toutefois, ne se plaignait pas. La pauvre femme parlait beaucoup et ne laissait échapper aucune occasion de rappeler que son père avait démoli la Bastille, ce qui était un titre médiocre, et que son mari était tombé sur un des champs de bataille de l’Empire. Souvent, aussi, elle m’entretenait de Latude ; elle se souvenait de l’avoir vu chez son père, alors qu’elle était bien jeune encore, et de lui avoir demandé un jour, à table, pourquoi il regardait si souvent au plafond de la salle à manger. Latude lui avait répondu : – Ma petite fille, c’est une vieille habitude que j’ai contractée à la Bastille, où la clarté du jour ne m’arrivait que d’en haut par une ouverture étroite. J’allais au-devant d’elle et la cherchais des yeux. Vous pensez bien que ces anecdotes piquaient ma curiosité et que je prenais grand plaisir à questionner Mme Monvoisin sur son père et sur Latude. Mais les meilleures choses doivent avoir une fin et, si intéressants que soient les récits, le moment arrive où on se lasse de les entendre revenir trop souvent. Un jour donc, afin de faire diversion aux redites, je demandai à ma voisine si elle n’avait pas de vieux écrits, des portraits, [page 41] des gravures, des objets ayant appartenu aux personnes dont elle me parlait. Elle me répondit qu’il ne lui restait absolument rien, que tout ce qui appartenait à son père se trouvait dans la riche collection du colonel Maurin. Puis elle m’offrit une lettre d’introduction à l’adresse du colonel. Je l’acceptai avec empressement, et m’en servis dès le lendemain. M. Maurin habitait une grande et vieille maison rue des Boulangers, numéro 13. Au premier et au second étage, il avait collectionné les livres, brochures, journaux et toutes sortes de choses curieuses de la Révolution. Cela ressemblait à un magasin de bouquiniste et d’antiquaire. A l’intérieur, contre la porte d’entrée, ce qui frappait tout de suite l’attention du visiteur, c’était la fameuse plaque de fer-blanc sur laquelle on lisait : ICI L’ON DANSE. On se souvient qu’elle avait été fixée sur un pieu sur l’emplacement de la Bastille aussitôt après la démolition de la forteresse. Le colonel était le meilleur des hommes, peu bavard, très confiant, confit dans ses vieilleries révolutionnaires, et toujours heureux de les montrer aux personnes qu’on lui recommandait et qui pouvaient avoir besoin de les consulter. J’ai vu chez lui le remarquable buste en marbre de Marat qui avait appartenu au club des Cordeliers. J’ai vu des feuilles de l’Ami du Peuple ramassées près de baignoire, après l’arrestation de Charlotte Corday, et couvertes de taches de sang. Le colonel me montra aussi la fameuse échelle si patiemment fabriquée par Latude, en vue d’une évasion [page 42] qu’il projetait et qui faillit réussir. Les échelons étaient en bois et enveloppés de laine, destinée à empêcher le bruit contre les murs. Cette échelle authentique figura dans un mélodrame qui eut du succès au théâtre de la Gaîté, sur le boulevard du Temple, et quand ce théâtre brûla, elle fut heureusement sauvée de l’incendie. Mais quand on la rendit au colonel Maurin, elle n’était plus entière ; il y manquait deux échelons. Ce fut, évidemment, un amateur de curiosités qui commit cette mauvaise action. Les chercheurs, les historiens, ont eu fréquemment recours à l’obligeance de M. Maurin, qui jamais ne leur faisait défaut. Les journaux du temps, les pamphlets, les caricatures, les brochures, étaient à la disposition de qui les demandait. Le colonel ne savait rien refuser. Les Révolutions de Paris, de Prud’homme, étaient son livre favori. Chaque fois qu’il en découvrait sur les quais ou chez les marchands de bric-à-brac un exemplaire complet, il l’achetait ; il achetait également les volumes dépareillés qui lui servaient à faire l’ouvrage complet avec des reliures différentes. Les Révolutions de Paris, que j’avais dans ma bibliothèque et qui m’ont été volées pendant le siège de 1870, me venaient de là, à titre de cadeau et de bon souvenir. Buchez a mis largement à contribution la rare obligeance du vieux collectionneur pour la rédaction de son Histoire parlementaire de la Révolution française. On pouvait prendre à volonté des notes sur place ou emporter chez soi les documents dont on pouvait avoir [page 43] besoin. La confiance de M. Maurin dans ses emprunteurs n’avait pas de limites. C’est ainsi, par exemple, que sachant que je me livrais à des recherches sur la Bastille, il n’hésita pas à me confier à moi, tout jeune homme, des manuscrits qui, au dire des connaisseurs, valaient ensemble plus de 30.000 fr. Il s’y trouvait des mémoires de Le Prévôt de Beaumont sur le pacte de famine, le journal de la Beaumelle, quantité d’autres manuscrits dont j’ai oublié les titres et les auteurs, enfin, les comptes détaillés de la démolition de la forteresse, qui ne se rapportaient pas à ceux que j’ai vus ces années dernières dans une Revue. Ceux-ci s’élevaient à un peu plus de 600.000 fr. ; les miens, ou plutôt ceux que je devais à la confiance de M. Maurin, dépassaient 900.000 fr. Je veux bien croire que la note de l’entrepreneur avait été enflée ; mais une différence de 300.000 fr. est, on en conviendra, un gros chiffre. C’est chez le colonel Maurin que je vis deux petites Bastilles exécutées en 1789 aux frais de Paloy. Il s’en était défait dans ses jours de détresse, moyennant 200 francs pour chacune. Non seulement il avait été poussé à les vendre par besoin d’argent, au retour des Bourbons, mais la peur y était pour quelque chose. Ce pauvre Paloy, à qui personne ne songeait et que personne ne prenait au sérieux, se croyait de bonne foi un personnage considérable et avait ce qu’on appelle aujourd’hui la monomanie de la persécution. Il n’osait point se montrer le jour dans la rue et appréhendait à chaque instant des perquisitions, à cause de ses [page 44] précédents. Ce fut donc surtout à cause de cela qu’il vendit pièce à pièce à M. Maurin ce qui lui semblait compromettant. Il ne sépara pas sans regrets de ses petites Bastilles, qu’il tenait cachées chez lui derrière un paravent de cheminée. Le colonel, qui en avait déjà une dans collection, ne se souciait gère d’en acheter deux autres ; il ne s’y décida que pour obliger Paloy. Je ne sais pas ce que sont devenues les Bastilles à la mort du colonel Maurin : M. de Liesville les a-t-il ou non achetées avec d’autres objets des collections ? Je l’ignore et ne suis pas en situation de m’en assurer. En 1837 ou au commencement de 1838, Mme Monvoisin mourut d’une fièvre cérébrale et dans un état de dénuement que je ne soupçonnais pas. Je n’oubliai point que je lui devais mes bonnes relations avec M. Maurin, et je n’oubliai pas non plus que son père s’était plus ruiné qu’enrichi à démolir la Bastille. La pauvre morte n’avait pas d’amis, et pourtant la fille de Paloy ne pouvait pas s’en aller presque seule au cimetière. Il lui fallait nécessairement un cortège respectable, et grâce au concours d’une poignée d’hommes dévoués qui coururent les ateliers et le quartier Latin, nous eûmes ce cortège entièrement formé de républicains. Combien en reste-t-il, de ceux-là ? Je pourrais bien être le seul survivant.
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