Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER
[page 245] Eugène Cavaignac Lorsqu’un simple particulier se trompe, l’erreur est aisément réparable, mais lorsque c’est un nombreux public, une foule, une multitude, la chose ne va pas toute seule. Nous en avons la preuve avec Louis Blanc et Eugène Cavaignac. On a dit du premier qu’il fut l’organisateur des ateliers nationaux au Champ-de-Mars pendant la crise de 1848, et ce gros mensonge s’est si bien transmis qu’à cette heure encore, chez les bourgeois comme chez les ouvriers, vous en trouverez dix sur douze qui affirmeront carrément l’authenticité de la chose. Cela durera plus longtemps que vous et moi. Cependant Louis Blanc n’a été pour rien dans les ateliers nationaux. C’est un membre du gouvernement [page 246] provisoire, l’avocat Marie, qui eut cette malheureuse idée, justement par peur de Louis Blanc, qui cherchait au Luxembourg, avec des ouvriers, la solution du problème social qu’ils ne découvrirent point. Marie redoutait l’influence de Louis Blanc et ne songeait qu’à le combattre au besoin, avec le concours des ateliers nationaux. En somme, Marie a fait le coup, et c’est Louis Blanc qu’on a accusé de l’avoir fait. Voyons à présent ce qui regarde le général Eugène Cavaignac. On a dit de lui, à propos des terribles journées de juin 1848, qu’il avait été le boucher des Parisiens, et les ouvriers des faubourgs continuent de le dire. C’est un bien gros mot que l’histoire n’acceptera pas. Voici, d’après ce que j’ai vu, le rôle de Cavaignac dans ces journées néfastes où, républicains égarés, bonapartistes et légitimistes conspirateurs, prirent les armes contre la République. Les orléanistes ne se montraient pas encore dans la rue ; ils opéraient ailleurs. La dissolution des ateliers du Champ-de-Mars fut demandée à la tribune de l’Assemblée nationale par M. de Falloux. Tout le monde était las du triste spectacle que présentaient ces prétendus ateliers, où des gens, qui n’étaient point terrassiers, remuaient de la terre gauchement, sans aucun but, uniquement pour avoir l’air de gagner leurs trente sous par jour. Il eût mieux valu les entretenir à ne rien faire, parce qu’on n’aurait pas été forcé, plus tard, de payer une seconde fois pour refaire ce qui avait été défait, pour remettre les terres où on les avait prises. [page 247] Il n’y avait qu’une raison à opposer au rapport de M. de Falloux, c’est qu’il était impolitique et dangereux de disperser brusquement un nombre de pauvres gens qui s’élevait à plus de cent mille. Il fut répondu qu’on les dirigerait sur des chantiers ouverts je ne sais plus précisément où, du côté de Provins, je crois. Enfin, la dispersion fut votée ; on voulait évidemment la guerre des rues. Beaucoup d’ouvriers refusèrent de s’éloigner de Paris. Ceux qui consentirent à aller chercher de l’ouvrage en Seine-et-Marne revinrent bientôt disant qu’on les avait trompés, qu’il n’existait pas de chantiers ouverts, qu’on les avait mal reçus, qu’on les avait même menacés de coups de fusils. Était-ce vrai ? ne l’était-ce pas ? Je l’ignore. Toujours est-il que les colères allaient se déchaîner et que le gouvernement fut prévenu par les mécontents que si, le 22 juin, à deux heures de l’après-midi, les ateliers nationaux n’étaient pas rétablis, l’insurrection éclaterait. C’est précisément ce que la réaction désirait. Le 22 juin commença le dépavage et la construction des barricades. Je me souviens d’avoir croisé, dans le couloir qui allait de la salle à la bibliothèque, deux collègues que je reconnus pour être de la réaction, mais que je ne connaissais pas autrement. J’entendis l’un dire à l’autre : – Ce sera une terrible affaire ! – Sans doute, répondit son ami, mais on devait s’y attendre, et mieux vaut tout de suite que plus tard. [page 248] Ces paroles me donnèrent le frisson. Je les rapportai à plusieurs représentants, qui formèrent tout aussitôt parmi eux une députation d’une vingtaine de personnes. James Demontry en était. Ils demandèrent un moment d’entretien au général Cavaignac, alors ministre de la guerre. Il les reçut avec empressement. Ces républicains dirent au ministre qu’ils étaient résolus, ainsi que leurs amis de l’Assemblée, à tenter un suprême effort de conciliation, qu’ils trouveraient très probablement sur les barricades des citoyens de leur connaissance, qu’ils ne désespéraient pas de leur faire entendre raison. – Je le pense aussi, dit le général Cavaignac, et je vous remercie du concours que vous m’offrez pour prévenir l’effusion du sang. Les membres de la députation nous revinrent très satisfaits. – C’est bien, fit un vieux parlementaire, mais prenons nos précautions. Il pourrait arriver que notre démarche toute pacifique nous fût imputée à crime et que nos ennemis de l’Assemblée portassent contre nous l’accusation d’être allés aux barricades afin d’exciter les insurgés et de les pousser à tenir ferme. L’observation était sensée ; les membres de la députation en convinrent et retournèrent aussitôt vers le ministre de la guerre, qui les accueillit aussi bien que la première fois. Ils dirent à Cavaignac qu’ils avaient besoin d’une autorisation pour remplir leur mission [page 249] avec la pleine assurance que leurs démarches ne seraient pas interprétées dans un mauvais sens. Cavaignac répondit qu’il lui était impossible d’assumer une responsabilité aussi lourde. – J’ai pleine confiance dans la loyauté de vos intentions, ajouta-t-il, mais je dois vous faire remarquer que vous n’oseriez pas cautionner sans exception tous les collègues qui auraient le bénéfice de la mission officielle que vous voudriez avoir. Je ne pourrais d’ailleurs pas en charger les uns et la refuser aux autres. Enfin, on ne manquerait pas de dire que la place des représentants du peuple est à l’Assemblée, non ailleurs, surtout dans le cas où cette assemblée serait en permanence, comme peut-être elle le sera bientôt. Personnellement, je vous sais gré de vos excellentes intentions ; quant à y associer le gouvernement par une pièce officielle, c’est tout à fait impossible. C’est à vos risques et périls que vous remplirez votre mission. Voilà, sinon le texte rigoureux, au moins le sens exact des paroles qui me furent rapportées par James Demontry, après la seconde entrevue. En me les rappelant, je me vois obligé de dire que si la proposition était généreuse, elle était inacceptable aussi. Elle donne néanmoins, par son étourderie même, la mesure du trouble des esprits à ce moment-là. On a reproché au général Cavaignac de n’avoir pas écrasé l’insurrection dans l’œuf, de lui avoir laissé le temps de se développer, afin de livrer une bataille formidable et de se faire un piédestal de sa victoire. La [page 250] réaction même, après la défaite, dirigea contre lui à la tribune un acte d’accusation en règle qui n’eut point le succès qu’elle en attendait. Qu’il y ait eu de l’irrésolution, c’est certain ; qu’il y ait eu calcul, je n’en crois rien. Il ne faut pas s’imaginer que l’œuf était facile à saisir, attendu que le dépavage commença sur de nombreux points à la fois et se développa vite. J’ajoute que Cavaignac n’était pas habitué à la guerre des rues, qu’on n’y aventure pas les troupes à la légère et que celles-ci, surtout au lendemain d’une Révolution, montrent beaucoup d’hésitation à marcher contre des ouvriers et des bourgeois insurgés, auxquels se mêlent des gardes nationaux en uniforme. Il ne devait pas être facile non plus de distribuer les commandements et de trouver dans l’Assemblée des généraux résolument disposés à servir sous les ordres d’un ministre de la guerre dont la promotion au grade de divisionnaire était de date récente et avait soulevé des jalousies. Ainsi, Barguay-d’Hilliers refusa net, et les autres n’acceptèrent peut-être un commandement que parce qu’il y avait autre chose à écraser qu’une insurrection à son début. Il s’agissait, le 23 juin, d’une insurrection formidable et tout à fait menaçante. La preuve la plus convaincante de ceci, c’est que onze généraux de l’armée y furent tués dans l’espace de deux à trois jours. On voudra bien remarquer, en outre, que les hommes de la commission exécutive faisaient le possible et [page 251] l’impossible pour ne pas exaspérer les insurgés. Avant de procéder à coups de fusil et à coups de canon, on envoyait et on recevait des parlementaires, on accordait des armistices d’une ou deux heures. De quel droit donc Eugène Cavaignac se serait-il montré dur à l’excès, quand François Arago, le 23 ou le 24, temporisait, s’arrachait les cheveux, et versait des larmes de douleur ? Nous l’avons vu, le grand astronome, désolé d’être contraint de recourir au canon pour détruire une barricade qui montait au deuxième étage d’une rue de la rive gauche ; il venait de parlementer lui-même avec les hommes qui gardaient cette barricade ; il leur avait parlé le langage de la raison : il leur avait exprimé le chagrin qu’il éprouvait en voyant devant lui des républicains égarés. Il les avait en quelque sorte suppliés de déposer les armes et de ne pas le contraindre à faire parler le canon. Vous voyez qu’on mettait une certaine mesure dans la répression et que l’on tenait plus à éclairer les révoltés qu’à les massacrer. C’est une conviction qu’on ne m’ôtera pas. Cavaignac, lui-même, au début de l’insurrection, quand il montait de temps en temps à la tribune pour donner des nouvelles de ce qui se passait, semblait s’étudier à ne point froisser les révoltés. Il nous disait que des deux côtés on se battait bravement et qu’il ne verrait ni vainqueurs, ni vaincus. Les qualifications habituelles de brigands et de bandits dont on se sert en pareille circonstance n’avaient point [page 252] cours. L’excitation manquait, et ceci ne faisait pas le compte des pêcheurs en eau trouble, qui se hâtèrent de mettre en circulation toute sorte de faux bruits, qui eurent du succès et provoquèrent l’acharnement chez les combattants. En ce moment, l’Assemblée, qui venait de sa déclarer en permanence, était curieuse à observer. Elle était tout entière aux nouvelles du jour, qui se succédaient rapidement avec un caractère toujours de plus en plus grave. L’insurrection allait grandissant et se rapprochait du faubourg Saint-Germain. Les représentants ne tenaient pas en place ; ils allaient et venaient, formaient de petits groupes et causaient presque à voix basse. Les uns étaient profondément tristes ; les autres, ceux qui avaient déchaîné les fortes colères par une mesure brutale, se montraient soucieux. Ils paraissaient croire que les insurgés avaient des chances de triomphe ; les renseignements étaient lugubres. Guinard, le colonel d’artillerie de la garde nationale, nous revenait avec le schako troué par une balle ; Dornès était blessé grièvement et soigné dans l’ambulance de l’hôpital Saint-Louis ; des généraux tombaient sous les balles. Personne ne savait comment cela finirait. La commission exécutive, devenue impuissante, donnait sa démission ; l’Assemblée, désorientée et menacée d’assez près, allait se jeter dans les hasards de la dictature et confier le pouvoir au général Cavaignac, qui prendrait à sa charge les grosses responsabilités. A cette heure, l’insurrection, épuisée par les fatigues [page 253] de la lutte et à bout de moyens d’action, n’en pouvait plus. Elle succomba le 25 juin, et quand les gardes nationaux arrivèrent de tous les côtés, sur l’appel du gouvernement, la défaite était complète. Ces gardes nationaux de la province étaient très mêlés, et beaucoup venaient plutôt au secours de la réaction qu’au secours de la République. Ce que voyant, quantité de républicains partirent en même temps qu’eux afin de contre-balancer leurs mauvais desseins. La situation s’éclaircissait devant les royalistes et les bonapartistes, et ils songèrent à en profiter. Le tort des républicains de l’Assemblée fut de laisser les uns et les autres se rapprocher du chef du pouvoir exécutif, l’envelopper et le conseiller. Ils n’y manquèrent pas. Il est toujours aisé à de vieux parlementaires de mal conseiller en politique un homme qui ne s’y entend pas. Cavaignac avait passé une partie de sa vie en Algérie ; il était soldat et ne tenait pas à être autre chose. On sait qu’il refusa d’abord le portefeuille de ministre de la guerre, que lui offrit le gouvernement provisoire, en souvenir de son frère Godefroy, et qu’il fallut insister pour le lui faire accepter. Charras eût assurément mieux rempli ces fonctions ; mais Charras n’était encore que colonel, et il fallait un général divisionnaire, d’après les usages établis. Les usages priment souvent le sens commun. Avec Charras, les hommes de la réaction n’auraient [page 254] pas eu beau jeu ; Dufaure et Lamoricière n’auraient pas eu d’empire sur lui ; l’état de siège n’eût pas été voté et les transportations sans jugement n’auraient pas eu lieu. Cavaignac crut de bonne foi qu’il sauverait d’un nouveau massacre de septembre les prisonniers de guerre civile du souterrain de la terrasse du bord de l’eau (Tuileries), et qu’il avait dans l’expatriation volontaire une mesure de salut pour les familles parisiennes nécessiteuses. Il se trompait. Il a eu tort de mettre sa confiance en des hommes qui ne la méritaient pas, et il a été lui-même la dupe de cette confiance excessive. Ainsi, je puis vous affirmer, par exemple, que dix minutes avant que le dépouillement complet du scrutin pour l’élection à la présidence de la République fût connu, M. Dufaure, ministre de Cavaignac, l’assurait de sa nomination et disait en ma présence, à plusieurs représentants, que la majorité des votes en faveur du président du pouvoir exécutif était énorme. Il n’est pas croyable que les préfets se moquaient de M. Dufaure ; c’est plutôt M. Dufaure qui se moquait de Cavaignac. Mais n’anticipons pas sur les événements et constatons que les rigueurs de l’arbitraire, autorisé par l’état de siège, furent la cause principale des haines qui ont poursuivi Cavaignac. Il n’était plus que nominativement le maître de la situation, mais il en assumait la responsabilité. On ne saurait se figurer le mal [page 255] que fit cet état de siège à la République d’abord, et ensuite au chef du pouvoir exécutif. Les faits odieux que ce régime rappelle ne tiendraient pas dans ce volume. Pour mon compte, j’eus toutes les peines du monde à sauver de la transportation un jeune ouvrier qui était malade pendant l’insurrection, qui n’avait pas quitté son lit, et qui n’en fut pas moins arrêté sur une dénonciation. Les représentants eux-mêmes n’étaient pas à l’abri de l’arbitraire ; leur écharpe, leur insigne et leur médaille ne servaient à rien. En voici la preuve : Aussitôt qu’il fut possible de circuler, j’allai à l’hôpital Saint-Louis prendre des nouvelles de mon collègue Dornès. On m’introduisit dans une grande salle pleine de blessés ; Dornès occupait le premier lit à gauche de la porte d’entrée. Je le trouvai dans un état qui ne trahissait pas sa gravité, mais sur lequel il n’avait aucune illusion ; il se sentait blessé mortellement et il l’était en effet. Il était onze heures lorsque je sortis de l’hôpital Saint-Louis. En passant rue du Faubourg-du-Temple, je m’arrêtai chez Passoir pour déjeuner. La salle du rez-de-chaussée où j’entrai était vide. A peine étais-je assis, qu’un individu se présenta, se mit à une table voisine et me dit poliment qu’il avait à me parler, mais qu’il attendrait pour cela que j’eusse déjeuné. – Pas du tout, m’écriai-je, je n’entends pas être gardé à vue pendant que je mangerai une côtelette ou [page 256] un bifsteack ; dites-moi tout de suite ce que vous avez à me dire. – Eh bien, Monsieur, vous m’êtes signalé comme étant un faux représentant venant de visiter des insurgés à l’hôpital Saint-Louis. – Signalé par qui ? – Par des gardes nationaux qui sont dans cette maison au fond de la cour. – C’est bien, voyons les dénonciateurs. Et j’allai droit au capitaine, qui ne me cacha point qu’on m’avait suivi, en effet, et signalé à lui comme faux représentant. La dénonciation, si idiote qu’elle fût, ne laissait pas d’être gênante. Du moment que l’écharpe, la médaille et l’insigne que j’avais sur moi, ne me sauvegardaient plus sous ce régime d’état de siège, je devais me réclamer de la questure, ce qui eût pris du temps. Avant d’en venir à cette extrémité, j’invitai l’homme de police à prendre le témoignage de Mme Passoir, qui, heureusement se rappela que j’avais été autrefois le client de la maison et un de ses plus proches voisins à l’hôtel de Hambourg. Là-dessus, le capitaine n’insista plus et l’homme de police me donna un coup de chapeau. J’éprouvai, toutefois, le besoin de me rattraper sur le capitaine par une impertinence. – Pourriez-vous me dire, lui demandai-je, à quelle légion de la garde nationale de Paris vous appartenez ? – Nous ne sommes pas de Paris, Monsieur, nous sommes de Château-Thierry. [page 257] – Alors, je commence à comprendre ; le fait est qu’à Paris on a plus d’intelligence que vous n’en avez montré. Je vous tiens donc pour excusable, et vous engage à ne pas recommencer. J’en écrivis au docteur Charles Debout, un de mes anciens camarades, qui exerçait la médecine aux environs de Château-Thierry. Il raconta la chose autour de lui, et le capitaine ne tarda pas à être criblé de plaisanteries et regretta, plus d’une fois, la sottise qu’il avait commise. Laissez-moi revenir au général Cavaignac, à l’occasion de sa candidature à la présidence de la République. Depuis l’entrée aux affaires de Ferdinand Flocon, la rédaction en chef de la Réforme appartenait à Charles Ribeyrolles, qui était et tenait à rester en bonnes relations avec Ledru-Rollin et Cavaignac. Ribeyrolles ne se pressait donc point de désigner le candidat que soutiendrait son journal. Il ne se souciait ni de Louis Bonaparte, ni de Lamartine ; il devait choisir entre Ledru et Cavaignac. C’était plus difficile qu’on pourrait le supposer, pour toutes sortes de bonnes raisons que je ne dirai point. En homme d’esprit qu’il était, Ribeyrolles s’échappa par la tangente et alla du côté de Nancy avec son gérant Léoutre. Dans une lettre qu’il me laissait, il m’annonçait son départ pour une quinzaine de jours et me priait de prendre la rédaction en chef en son absence et de m’entendre avec Cayla pour la cuisine du journal. Rien de plus ; pas un mot d’instruction et pas d’adresse. [page 258] Je n’y compris rien d’abord, mais au bout de deux ou trois jours, je vis clair dans la situation. A ce moment, je reçus, au journal, la visite de M. Hippolyte Carnot, mort sénateur, de M. Philippe Le Bas, maître de conférences à l’École normale et fils de l’ancien conventionnel, et d’un troisième personnage politique dont j’ai perdu le souvenir. Ces messieurs me demandèrent Ribeyrolles ; je leur dis qu’il était absent. Ils me demandèrent ensuite si je le remplaçais ; je répondis affirmativement. – Ne pensez-vous pas, commença Le Bas, qu’il est temps de se prononcer pour un candidat à la présidence ? Tous les journaux républicains sont fixés là-dessus ; la Réforme seule n’a point encore de candidat. Je répondis qu’il était temps, en effet, qu’elle en eût un. Philippe Le Bas continua et me pressa de questions. Je lui dis, sur un ton de mauvaise humeur, que n’ayant reçu aucune instruction de Ribeyrolles, et ne sachant où il était, j’étais bien forcé de faire un choix entre les candidats. J’ajoutai que j’écartais Lamartine, que je ne voulais pas de Louis Bonaparte, que je ne soutiendrais aucun homme d’épée et que je n’hésiterais pas à me prononcer en faveur de Ledru-Rollin. Philippe Le Bas me parut très contrarié ; il aurait désiré que le général Cavaignac devînt le candidat de la Réforme. Je me retranchai derrière le principe : ni prince, ni épée à la présidence, à cause des dangers qu’ils peuvent faire courir à la République. Après le départ de ces Messieurs, je réunis les rédac- [page 259] teurs de la Réforme, parmi lesquels étaient M. Courcelles-Seneuil et M. Coq, et leur annonçai la résolution que je venais de prendre. Ils m’approuvèrent. Il ne s’agissait plus que de savoir comment se présenteraient mes articles. Si je ne les signe pas ? disais-je, Ribeyrolles les endossera sans avoir été consulté ; si je les signe en toutes lettres, ils n’exprimeront que l’opinion d’une personne, non celle d’un journal. Eh bien, me dit un de mes collaborateurs, mettez vos deux initiales P. J. Je suivis le conseil. Quand Ribeyrolles revint, je lui donnai des renseignements sur tout cela. Il me répondit que les initiales étaient inutiles, qu’il ne m’aurait pas désavoué. Je veux bien le croire, mais il aurait eu le droit de se plaindre et les initiales m’avaient mis à l’abri du désaveu.
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