Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER [page 179] Candidat malgré moi A cette occasion, je reçus de Maire-Neveu, de Montbard, une lettre affectueuse me félicitant du parti que, de guerre lasse, je venais de prendre et par laquelle il me demandait en terminant des renseignements sur l’entrevue de M. Bougueret avec Louis Blanc. Je lui répondis en substance : « M. Bougueret est venu me faire l’éloge de Louis Blanc ; il m’a dit qu’il avait lu et relu sa brochure sur l’organisation du travail, qu’il en était fort partisan, et que je l’obligerais en lui donnant une lettre pour le président de la commission du Luxembourg. » J’ajoutai que M. Bougueret, sur ma recommandation, avait obtenu l’audience désirée, qu’il avait été enchanté de Louis Blanc et que celui-ci lui avait dit entre autres choses : « J’ai été surpris par [page 180] la révolution ; j’avais besoin encore de deux années de travail pour être en mesure d’appliquer mon système. » Voici, d’ailleurs, quelques extraits de la lettre que Maire m’écrivait le 27 mars : « J’avais appris avec regret que vous refusiez la candidature, car qui mieux que vous est dans le cas de discuter les intérêts de l’agriculture depuis si longtemps abandonnée, et d’organiser un système d’encouragement, qui amène les cultivateurs au point que ce sera un honneur de se dire laboureur ? Aussi vous pouvez compter sur notre appui bien sincère, depuis que nous savons que vous avez bien voulu accepter la rude tâche de représentant. « Je n’ai jamais hésité entre M. Louis-Basile et M. Édouard Bougueret. Ce dernier est certainement de beaucoup préférable, malheureusement il n’a pas la popularité dans les campagnes et vous savez qu’il faut longtemps pour l’établir. On m’avait demandé des renseignements à Dijon, je les ai donnés dans le sens de votre lettre, en disant que M. Édouard pourrait fournir d’excellents conseils dans la question d’organisation du travail. Je n’ai pas eu de nouvelles du résultat. « Les élections se seront pas, je crois, aussi unies que je l’avais d’abord espéré ; il y a une multitude de rivalités qui ne veulent pas céder et retiendront pour elles une assez grande quantité de voix qui seront perdues. On en est encore entièrement à cette petite et basse idée qu’il faut absolument que les candidats soient de l’arrondissement. » [page 181] « Je viens d’avoir une longue conversation avec M. Rousselet, de Saint-Rémy, qui parlait en faveur de M. Bougueret. J’écoutais tous ses raisonnements et même ses plaintes contre M. Louis, quand enfin il m’a dit que vous-même repoussiez la candidature de M. Édouard. Alors je lui ai fait voir votre lettre pour mettre fin à la calomnie. « Il paraît que M. Édouard a vu Louis Blanc. Dans quels termes se sont-ils quittés ? Si le premier partage les idées du dernier, une lettre en deux lignes adressée au comité central ferait plus que toutes les recommandations. « Je voudrais bien que nous puissions nous voir et causer plus longuement ; ne pourriez-vous venir coucher ici ? ou, si vous ne pouvez quitter, j’irais à Châtillon. » A la même époque et sans que j’eusse fait la moindre démarche, le club populaire de Châtillon me désigna à l’unanimité et par acclamation, candidat de l’arrondissement. Aussitôt après la levée de la séance, les trois ou quatre cents membres qui composaient la réunion partirent de l’hôtel de ville en chantant la Marseillaise et vinrent à l’hôtel du Commerce m’annoncer leur décision, si honorable pour moi. J’étais alors malade de fatigue et gardais le lit. La nouvelle que m’apportaient les membres du bureau m’électrisa en quelque sorte et me donna des forces pour descendre remercier les démocrates de leur témoignage de sympathie et recevoir des centaines de poignées de main. A la suite de discussions interminables où les vanités [page 182] personnelles jouèrent un grand rôle, la liste définitive des candidats à l’assemblée nationale fut adoptée à Dijon. Elle comprenait les noms suivants : Ledru-Rollin, Baune, James Demontry, Maire-Neveu, Bougueret, Magnin-Philippon, Jules Carion, Monnet, Jules Chevillard et Joigneaux. On ne perdit pas de temps, et le 28 mars je recevais de Dijon une lettre de James Demontry qui me disait : « Je vous adresse mille cinq cents listes des candidats à l’Assemblée nationale pour le département de la Côte-d’Or. Veuillez en faire parvenir un certain nombre au chef-lieu de chacun des cantons composant votre arrondissement. » La liste des candidats à la députation étant arrêtée, il s’agissait d’assurer autant que possible le succès de l’élection par des moyens loyaux, et tout d’abord en éliminant les fonctionnaires qui commençaient à faire ouvertement de l’opposition au gouvernement provisoire. Or, il n’y avait pas de temps à perdre, puisque nous n’étions plus qu’à trois semaines de la lutte au scrutin. Auguste Petit, alors procureur général à Dijon, et plus tard président de chambre à Grenoble, m’écrivit une lettre qui témoigne de la droiture de nos intentions. « Mon cher concitoyen, disait-il, envoyez-moi donc, je vous prie, au plus tôt les noms des candidats aux fonctions de juge de paix pour les cantons de Châtillon, Laignes, Montigny et Baigneux, avec une courte notice sur chacun d’eux, afin que je puisse transmettre [page 183] mon travail au ministre. Votre collègue Flasselière m’a dit qu’il était urgent de remplacer dans ces localités les juges de paix en fonctions, mais sans m’indiquer leurs successeurs. N’oubliez pas, je vous prie, qu’il me faut réunies les conditions suivantes : patriotisme, moralité et capacité ; par cette dernière je n’entends pas exclusivement la science du droit, mais un jugement droit, du bon sens et l’esprit de conciliation : c’est la vertu du juge de paix. » Comme M. Auguste Petit, je savais qu’il était urgent de remplacer au plus tôt les juges de paix de la monarchie, mais j’avais beau chercher autour de moi, je ne trouvais pas de successeurs qui me parussent dignes des fonctions de juges de paix, ou plutôt je n’en trouvais qu’un seul et celui-là ne voulait pas accepter. Il me fallut prier et supplier pour le déterminer à se séparer de sa vieille mère et à se rendre à Laignes. J’ai oublié son nom. James Demontry s’aperçut, mais un peu tard, que le Châtillonnais allait peser d’un grand poids dans les élections et que ses votes feraient pencher probablement la balance en faveur des contre-révolutionnaires. Il reconnaissait implicitement que l’on avait eu tort de ne pas s’occuper dès le principe de propager les principes démocratiques dans les localités les plus arriérées du département de la Côte-d’Or, et il devenait pressant lorsque la partie était à peu près perdue, lorsque la réaction châtillonnaise levait audacieusement la tête et se trouvait maîtresse de l’opinion dans les campagnes. [page 184] Plus rien ne pouvait réparer le mal, plus rien que le temps, qui éclaire les intelligences. Les destitutions que me demandait le commissaire général par une lettre du 5 avril devenaient inutiles ; j’envoyai néanmoins à la préfecture la liste des fonctionnaires sur lesquels nous ne pouvions pas compter, mais il me fut impossible de désigner des remplaçants ; je n’en connaissais pas. Quant à établir un comptoir d’escompte à Châtillon, comme moyen de rallier des citoyens à la République, la chose me parut presque ridicule. Ce qu’il fallait aborder pour plaire aux populations de l’arrondissement, c’étaient les réformes forestières. James Demontry terminait sa lettre en ces termes : « Il est inutile de vous recommander de résister énergiquement à la contre-révolution, qui est imminente dans votre arrondissement. » Le mauvais vouloir de la préfecture à mon égard n’était pas encourageant. Le hasard me donna la preuve de ce mauvais vouloir. Vous vous souvenez de l’affaire de Touillon dont je vous ai entretenus. Eh bien ! au lieu d’approuver tout simplement ma manière d’agir en cette affaire, on écrivit de Dijon à mon collègue de Semur, M. Antoine Maire, afin d’avoir des renseignements, et voici ce qu’il répondit au commissaire du gouvernement : « Je vous retourne le procès-verbal d’élection de la commune de Touillon. « La commune de Touillon avait pour maire, avant [page 185] la Révolution, le citoyen Guilleminot-Judrin, dont les opinions ne sont pas des meilleures ; c’est celui qui a été confirmé dans ses fonctions par l’élection du 15 mars. « Un autre Guilleminot, ancien greffier de la justice de paix, homme d’une moralité plus que suspecte, est allé vous trouver à Dijon et vous a surpris sa nomination comme maire de Touillon. Sur les réclamations unanimes des habitants, le citoyen Joigneaux a annulé cette nomination et ordonné de nouvelles élections ensuite desquelles le citoyen Girard a dû être nommé maire. Cette commune étant de l’arrondissement de Châtillon, je ne sais quelle suite a été donnée à l’affaire. » Et voilà comment la lettre du sous-commissaire de Semur me fut renvoyée à Châtillon et me prouva une fois de plus que j’avais eu raison de procéder avec rigueur dans la circonstance, et que James Demontry s’était trompé en me recommandant l’ancien greffier. Cette lettre d’Antoine Maire est datée du 7 avril. La réaction poursuivait intrépidement ses manœuvres et se livrait au dévergondage du mensonge contre les républicains. Je compris qu’en pareil cas nous ne devions négliger aucune occasion de protester par des actes. Une de ces occasions se présenta et je la saisis immédiatement. Un soir, le docteur Buzenet arrive chez moi, venant de je ne sais plus quel village, et me raconte que des vagabonds de la pire espèce, se disant républicains, s’introduisaient dans les fermes et [page 186] exigeaient des paysans des vivres et de l’argent. En homme énergique qu’il était, il avait chassé d’une maison un de ces vagabonds, et il me demandait de prendre une mesure vigoureuse pour rassurer les gens des campagnes. Tout aussitôt, je fis imprimer des affiches où je faisais appel aux citoyens de bonne volonté pour m’aider à rétablir l’ordre, que des vauriens cherchaient à troubler. Ceci ne faisait pas le compte des réactionnaires dont l’unique pensée était de nous discréditer. Tout de suite, un avoué de l’endroit, M. Cartier, m’écrivit le 9 avril :
« Citoyen sous-commissaire, je viens de lire une affiche où vous faites appel aux citoyens de bonne volonté pour rétablir l’ordre, légèrement troublé dans nos campagnes. « Le concours que vous sollicitez est un devoir pour tout le monde à quelque nuance qu’on appartienne. Je me mets à votre disposition. « Maintenant encore, comme idée, je crois qu’il existe à Châtillon quelques personnes ayant assez l’habitude du cheval pour pouvoir aider, au besoin, aux courses rapides et par conséquent plus efficaces de la gendarmerie. Je suis convaincu qu’aucune d’elles ne refuserait ce service effectué sous la direction d’un ou plusieurs gendarmes. Ces personnes seraient des agents forestiers, Planson de Sainte-Croix, Badet, M. Duplessis, les fils de M. Maître, moi-même et plusieurs autres, [page 187] sans doute, qu’on vous indiquera mieux que moi. Vous ferez de cette idée ce que vous jugerez convenable. « Salut et fraternité. »
Je remerciai naturellement M. Cartier du concours qu’il m’offrait et lui dis que les républicains de Châtillon avaient répondu de suite à mon appel, et que nous étions assez forts pour mettre à la raison les mauvais sujets qui se permettaient de troubler la tranquillité dans les campagnes. Il est évident que si j’avais accepté le concours de mes adversaires politiques dans cette circonstance, ils n’auraient pas manqué de s’attribuer pour eux seuls le mérite de la mesure énergique que j’avais prise. C’est ce que je voulais éviter.
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