Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 129]

 L’abbé Galix

 Aussi longtemps que le village de Gémeaux figurera sur la carte de la Côté-d’Or et de l’arrondissement de Dijon, j’espère bien qu’on n’oubliera pas l’abbé Galix et le profond respect qui lui est dû. Les prêtres sincèrement républicains sont trop rares pour n’être point remarqués, et celui-là l’était bien avant la proclamation de la République en 1848.

En 1846, lorsque je rédigeais le Courrier de la Côte-d’Or, je reçus de l’abbé Galix une lettre qui me causa de l’étonnement. Il me demandait de combattre de toutes mes forces les écoles de filles dirigées par des religieuses. Il insistait surtout contre le projet d’en établir une à Gémeaux.

– Je fais, me disait-il, le possible et l’impossible [page 130] pour former des citoyens dans la meill[l]eure acception du mot et j’y réussis. Mais si l’on m’amenait des religieuses, dont l’unique occupation serait de façonner les jeunes filles à leur image, mon œuvre serait compromise ; la mauvaise éducation finirait bientôt par triompher de la bonne, et à mesure que je ferais des hommes, on s’emploierait à les défaire.

Il ajoutait bravement que dans le cas où j’hésiterais à prendre de ses idées, il m’autorisait à publier sa lettre et à mettre son nom au bas.

Je me gardai bien de le faire, parce que j’aurais commis une lourde faute en compromettant un correspondant de cette trempe. J’engageai donc la lutte en mon nom et me contentai de remercier l’abbé Galix et de lui assurer la publicité du journal pour toutes les communications qu’il aurait l’obligeance de m’adresser. Il fut content de moi, et je fus content de lui.

Je tenais naturellement à faire la connaissance personnelle de mon correspondant ; je lui en exprimai le désir, et tout aussitôt il m’invita à lui fixer le jour où j’irais partager son déjeuner. A l’exception du dimanche, tous les jours lui convenaient. Je choisis un vendredi, et l’en prévins.

En arrivant à Gémeaux, je trouvai l’abbé Galix dans son jardin, occupé à lire l’Encyclopédie de Pierre Leroux et Jean Reynaud. J’en reçus un accueil affectueux. Le curé de Gémeaux n’était pas encore un vieillard, mais il s’en fallait de peu.

Il me parut sérieux, modeste, peu démonstratif et [page 131] d’une franchise aimable. Je l’affectionnais pour ses correspondances avant de le connaître ; je l’affectionnai davantage dès que je le connus.

– J’avais invité mon collègue de X…, à être des nôtres, me dit-il. Il n’a pas osé accepter et m’a donné des motifs assez mauvais. Je le croyais un homme d’esprit, il m’a prouvé que je l’avais surfait. Nous déjeunerons sans lui.

Le curé de Gémeaux me fit observer qu’il y avait déjeuner double chez lui, à cause du vendredi, c’est-à-dire déjeuner gras pour ses invités et déjeuner maigre pour lui, parce qu’il devait prévoir le cas où des indiscrets lui arriveraient comme des tuiles sur la tête. Il se mettait uniquement au régime du maigre afin d’éviter une dénonciation à l’évêché et de s’épargner des explications et des taquineries interminables. Mais il s’attribuait le droit, me dit-il, d’offrir de la viande aux étrangers et aux voyageurs. Personne ne vint et nous fîmes en liberté gras et maigre, mais sobrement, comme font les gens qui se respectent.

A midi moins quelques minutes, le curé se leva et s’excusa de me quitter un moment pour aller sonner la cloche de l’église, voisine de la cure. Quand il revint, je lui demandai pourquoi il se chargeait de la besogne du sonneur. Il me répondit que celui-ci était occupé à récolter de l’orge à deux ou trois kilomètres de l’endroit, et qu’en sonnant à sa place pour lui éviter la peine de revenir des champs et d’y retourner, il lui rendait un de ces petits services qu’on ne devrait jamais se refuser [page 132] au village. « Il ne m’en coûte guère, à moi qui mène une vie de paresseux, ajouta-t-il, de donner un coup de main à un pauvre homme qui ne s’épargne point pour gagner peu de chose. »

Ceci me rappelle une autre bonne action dont l’abbé Galix ne soufflait mot, mais que tout le monde de l’endroit connaissait. Un jour qu’il se promenait sur la grande route, à une certaine distance de Gémeaux, il s’arrêta devant un cantonnier assis sur un tas de pierres et mordant à belles dents un morceau de pain sec.

– Vous n’avez donc pas une tranche de lard froid à mettre avec votre pain ?

– Non, Monsieur le curé, on n’a pas un neurin à moins de cinquante francs, et le difficile est de l’avoir ; pour ce qui est de l’élever et de l’engraisser, on en viendrait encore à bout.

– Si je vous faisais l’avance des cinquante francs, est-ce que vous pourriez me les rendre dans un an ?

– Oui, Monsieur le curé.

– C’est bien, vous les aurez.

Et le cantonnier les eut en effet.

L’année d’après, jour pour jour, il se présenta chez l’abbé Galix pour le rembourser.

– Mon brave homme, dit le curé de Gémeaux, vous me prouvez que vous avez de l’économie, et qu’on peur compter sur vous. Je ne voulais pas en savoir davantage ; gardez les cinquante francs encore un an, et servez-vous-en pour acheter un nouveau neurin.

[page 133] Vous pensez bien que le cantonnier en causa et que la chose fit du bruit dans le canton.

Le curé de Gémeaux n’eut que des amis dans sa paroisse, à l’exception du châtelain de l’endroit, qui lui en voulait pour deux raisons, d’abord parce qu’il ne fréquentait pas le château, ensuite parce qu’il faisait plus de républicains que de catholiques pratiquants et qu’il avait eu l’audace, vers 1850, de mettre sa signature en tête de la pétition des habitants de Gémeaux, qui demandaient la restitution du milliard donné aux émigrés.

Mais n’anticipons pas sur les événements et revenons à l’année 1846.

Le jour de ma visite à Gémeaux, j’entretins l’abbé Galix d’un autre prêtre qui collaborait au Courrier de la Côte-d’Or, et dont j’étais obligé de modérer le républicanisme.

– Ne vous y fiez point, me dit l’abbé Galix ; il a publié l’autre jour dans le Spectateur un article détestable et tout à fait digne de cet organe des jésuites.

– Ce n’est pas possible ! m’écriai-je.

– Je vous assure que ce méchant article est de lui, et j’en suis d’autant contrarié qu’il devient mon voisin et qu’aujourd’hui même son mobilier est arrivé à Thil-Chatel.

– Si nous allions de côté-là ?

– Soit, fit le curé, c’est un but de promenade comme un autre.

Nous allâmes donc à Thil-Châtel en causant, et nous [page 134] y arrivâmes un peu tard. Puis, j’écrivis au crayon : – « M. le curé de Gémeaux et le rédacteur en chef du Courrier de la Côte-d’Or désirent savoir à quelle heure M. le curé de Thil-Chatel pourra les recevoir. »

Le billet fut remis à son adresse, et la réponse m’arriva en ces termes.

« Le rédacteur en chef du Courrier de la Côte-d’Or, et M. le curé de Gémeaux seront reçus chez moi à toute heure. »

– Nous allons voir la mine que fera le coupable, dis-je à l’abbé Galix.

– Oui, cela promet d’être curieux ; c’est d’ailleurs une bonne occasion pour moi, qui ne le connais pas, de faire sa connaissance.

Nous ne perdîmes pas de temps.

Le jeune abbé vint nous recevoir avec empressement, s’excusa du désordre de sa maison et nous apporta une bouteille de vin et des biscuits. Mais avant de trinquer, il me dit :

– C’est habituellement le curé qui confesse les gens ; aujourd’hui, par exception, c’est le curé qui va se confesser à vous. Je me reproche, Monsieur, d’avoir écrit dans le Spectateur un mauvais article, après en avoir écrit plusieurs dans le Courrier et dans un esprit tout opposé. J’ai cette lourde faute sur la conscience et je me soulage en vous déclarant que je la regrette.

– C’est très bien, répondis-je en riant ; vous méritez l’absolution, et je vous la donne.

Après cela, nous fîmes honneur au bon vin et aux [page 135] biscuits, puis nous laissâmes le curé de Thil-Chatel au souci de son emménagement.

– Quelle opinion emportez-vous de cotre collègue ? demandai-je à l’abbé Galix.

– Son aveu m’a plu ; je le fréquenterai, et je ne désespère point d’en faire un républicain. C’est un jeune homme qui ne s’est pas encore débarrassé de la rouille des séminaires.

Je ne vous dirai pas si plus tard il s’en débarrassa et si, pendant la République de 1848, il fit cause commune avec son voisin de Gémeaux. J’en doute un peu, parce que je n’en entendis plus parler, tandis que l’abbé Galix ne cessa pas d’affirmer ses convictions.

Après de 2 décembre 1851, la réaction se vengea durement de ce vieux faiseur de républicains en l’exilant dans une triste cure du Châtillonnais, où le chagrin abrégea son existence. Vous ne sauriez croire combien il regretta Gémeaux, et combien les habitants de cette commune regrettèrent leur vieux curé. Ils ne le perdirent point de vue, et chaque année, sous l’Empire, une députation lui apportait dans son lieu d’exil les bons souvenirs de ses fidèles et sa provision de vin.

Ils ne sont pas nombreux, les curés de nos villages qui laissent ainsi de leur passage des traces honorables qui ne s’effacent point.