Après la défaite, le point de vue d’un révolutionnaire, François Pardigon 1852

Après la défaite, le point de vue d’un révolutionnaire,

François Pardigon 1852

 

René Merle

 

François Pardigon, (né en 1826 à Aix en Provence), était un des rares étudiants à s’être joint à l’insurrection ouvrière de juin 1848 à Paris.

On peut lire dans le premier chapitre de l’ouvrage Épisodes des journées de Juin 1848, par F. Pardigon, Londres, Jeffs, Libraire-Éditeur, Bruxelles, Labroue et Compagnie, 1852 (réédite, La Fabrique, 2008), cette réflexion sur la Révolution, écrite par le jeune exilé chassé par la répression anti-montagnarde de 1849, qui connaît dans Londres les affres de la misère, voire de la faim, et le sentiment d’une défaite historique après le coup d’État de décembre 1851. Réflexion qui interroge, non seulement sur la nécessité de la Révolution, mais sur les forces sociales qui peuvent en être le support.

 

« L’heure est venue. La nécessité parle. Il faut accepter sans réserve les propositions les plus rigoureuses de la révolution. Tous les enfants de 89, bourgeois et autres, auront dû, ce nous semble, en prendre leur parti, et la propagande socialiste, pour être vraie, n’a pas à cacher sa nature révolutionnaire. Chercher à séduire l’ennemi n’est pas un sûr moyen de vaincre, surtout quand l’ennemi est prévenu. Est-ce que la Révolution peut porter un autre nom que la Révolution ? Pourquoi débaptiser l’histoire et refaire le dictionnaire, quand il n’est que trop vrai que le mot n’est pas suranné ? Le souvenir du 2 décembre offre de si claires démonstrations aux esprits les plus lents à comprendre ou les plus hésitants à opiner, que tout homme en France, à peine de crétinisme, peut aujourd’hui se prononcer en connaissance de cause. Ni surprise, ni duplicité. Il y a dualité dans l’état social, antagonisme et tiraillement. Que dans l’un des deux termes, chacun se classe avec franchise. Le Socialisme, la République et la Révolution se tiennent et ne peuvent faire qu’un ; tout le reste appartient à la contre-révolution et converge vers l’absolutisme, qui est le dernier anneau de la spirale. Républicain ou cosaque !

Le siècle discute et lutte. Partout où la voix de la conscience, appuyée par l’intelligence et la raison, domine la voix de l’intérêt particulier, la cause de la révolution est gagnée. C’est ainsi qu’elle se recrute pour le combat. Le socialisme, par lui-même, n’a rien de pacifique, puisqu’il est régénérateur, et que le mouvement, pas plus que la résistance, n’est pacifique. Il a bravement arboré son drapeau en juin 48, il continuera dans cet esprit. Voudrait-on le désarmer, et le livrer pieds et poings liés à la dialectique de l’école, où est, dans ce système, le rôle du peuple qui ne fait son livre qu’avec les bribes tombées de la table des savants, comme Lazare son dîner avec les miettes du riche, du peuple qui rumine incessamment et discute à coups de fusil ?

Le chef des Égaux, Babœuf [sic, pour Babeuf], était communiste, nul, aujourd’hui, ne peut se flatter d’avoir des aspirations plus droites vers l’égalité, mais tant s’en faut qu’il s’opposât à l’œuvre révolutionnaire, que lui et les siens, triomphant de leur répugnance, consentirent à conspirer avec des ex-conventionnels complices de la mort des deux Robespierre, de Couthon, de Saint-Just et de Lebas, et que, personnellement, il paya de sa vie, à la cour de Vendôme, sa courageuse initiative pour reconquérir la Constitution de 93. Son socialisme, comme celui de ses contemporains, aussi étendu que possible par ses tendances et sa compréhension, était très-borné à l’analyse, et restreint dans un cercle étroit d’observations et de connaissances. Son caractère était essentiellement agraire. C’est qu’aussi il précédait la grande industrie moderne, le grand commerce, le grand échange, la grande circulation, qui sont des moyens de simplification, des voies nouvelles et plus larges menant chacune, par des côtés divers, à l’escalade de la citadelle.

La science, sœur puînée de la démocratie, donne avec elle, tête baissée, dans la voie du progrès. Elle aide à pétrir un nouveau monde. La question sociale est un problème qui ne se résout pas uniquement dans le cerveau des penseurs et des statisticiens économistes. Les industriels, les inventeurs, tous les hommes de sciences expérimentales, les navigateurs, travaillent à une solution, et cela, d’une manière si absolue, que, jusqu’à ce jour, les théories sociales ont été comme une synthèse des faits scientifiques et industriels. D’échelon en échelon, les besoins sociaux se définissent par des formules ou par des actes qui correspondent à ces besoins. L’aristocratie terrienne a provoqué la révolution agraire par la vente des biens nationaux-, la commandite capitaliste, la royauté des écus a posé le problème de la solidarité industrielle et de la gratuité du crédit. La gratuité du crédit, l’abolition du droit d’aubaine, est en socialisme ce que le suffrage universel, ce que la souveraineté permanente et directe du peuple est en politique ; les deux se cherchent et s’appellent.

Malheureusement, dans les transitions toujours trop longues d’une époque à une autre, la partie permanente qui supporte directement tout l’effort de cette œuvre, souffre, use ses forces à remplacer celles qui se déplacent dans la rupture de l’équilibre, et, tandis qu’Atlas ne portait le monde que sur ses épaules, le producteur le porte sur ses bras, proscrit par la machine ou en concurrence avec elle. Ces masses ouvrières, qu’on accuse d’être révolutionnaires, ont subi dix révolutions, ont été ruinées dix fois, par les variations du salaire, par la diminution des bras employés, par la hausse du prix des denrées de première nécessité, etc., avant qu’elles ne se soient décidées à donner du tintouin à messieurs de la finance, du coton, ou de la terre. Ajoutons que quels que soient les salaires, le régime politique, l’état de l’industrie, les patrons, les boutiquiers, les capitalistes, sous Louis XVI comme sous la Terreur, sous le Directoire comme sous le Consulat, comme sous l’Empire, comme sous la Restauration, comme sous la Monarchie de juillet, comme après la Révolution de Février et du 2 décembre, ont su et sauront palper de gros bénéfices, tandis que la masse n’a été et n’ira qu’à peine vivotant, jusqu’à nouvel ordre.

La Révolution est prête en ce sens que, depuis qu’elle lutte, elle s’est constituée un terrain sur lequel elle peut s’implanter, fructifier et reproduire, espèce d’humus formé par tous les détritus des choses tombées, richesses acquises et accumulées, arsenal de forces et de vérités. Après avoir, pied-à-pied, depuis un siècle et demi, fait son chemin à travers les institutions absolutistes, féodales et sacerdotales, elle se trouve au cœur de la place, partout au milieu de l’ennemi, mais assez forte de ses défaites pour fournir encore son étape. Les Socialistes-révolutionnaires, les Républicains, en un mot, sont un tiers de la France, le suffrage universel, qu’on ne saurait dire, en notre faveur, un dynamomètre grossissant, en accuse des millions. Ces hommes sont-ils des zéros, ou leurs droits sont-ils des fictions ? Prétend-on les exterminer pour leur donner tort ? En faire les Albigeois, les Vaudois du siècle, et espère-t-on passer outre ? On tue des sectaires dans leur isolement, on brûle des hérétiques dans leurs chapelles où ils se sont séquestrés avec leur bagage d’erreurs et de vérités, mais on ne supprime point des millions d’hommes, dont le nombre est encore la moindre force, et qui, partie vivante et intégrante de la société, disséminés sur toute la surface, disposés sur tous les degrés, incarnent en eux mille vérités, mille besoins, mille nécessités, qui s’impliquent les unes les autres, et dont la société entière est solidaire. Aussi bien, la mission qui nous appartient est de combattre les réactions, qui ne sont que des temps d’arrêt où se mesure l’espace franchi, est de travailler au plus prompt avènement d’une cause dont le triomphe est assuré, il est vrai, mais duquel il serait puéril de discuter la date ou l’étendue avant de l’avoir produit ; car toute génération ne peut créer que des choses relatives dans ces deux termes, qui sont infinis : le temps et le progrès ! C’est ce qui nous fait un devoir d’être révolutionnaires. »