Démagogie du candidat Louis Napoléon Bonaparte, Extinction du paupérisme
Démagogie du candidat Louis Napoléon Bonaparte,
Extinction du paupérisme.
René Merle
Dans sa campagne « ramasse tout » à l’élection présidentielle de décembre 1848, le candidat « au-dessus des partis » n’a pas manqué de s’adresser aux ouvriers, cruellement déçus par la jeune République après les répressions sanglantes de Rouen, Marseille, et la terrible insurrection de Paris. D’où la diffusion massive de la brochure « saint-simonienne » qu’il avait rédigée lors de sa détention, en 1844 [1], et qui connaît en 1848 plusieurs éditions. Ainsi, en septembre 1848, Extinction du paupérisme, par Louis-Napoléon Bonaparte, Tremblaire, 4e édition, et encore, à la mi-novembre, quasi veille de l’élection, Extinction du paupérisme ou projet d’organisation agricole pour l’amélioration du sort des travailleurs par Louis-Napoléon Bonaparte, Représentant du Peuple, Édition populaire, 10 centimes, Paris, Rue Neuve-Saint-Eustache, 33. Cette dernière (financée en sous-main par son comité électoral) se présente, avec la caution d’Eugène Leveaux, « républicain de vieille date, Membre du Comité général démocratique pour l’élection du Président», comme une réponse aux calomnies que l’on fait courir sur le candidat.
« Avant-propos
Je dois dire un mot pour expliquer le titre de cette brochure.
On trouvera peut-être, comme un littérateur plein de mérite me l’a déjà fait remarquer que les mots « Extinction du Paupérisme » ne se rapportent pas directement à un écrit qui a pour unique but le bien-être de la classe ouvrière.
Il est vrai qu’il y a une grande différence entre la misère qui provient de la stagnation forcée du travail, et le paupérisme, qui est souvent le résultat du vice. Cependant, on peut soutenir que l’un est la conséquence immédiate de l’autre ; car, répandre dans les classes ouvrières, qui sont les plus nombreuses, l’aisance, l’instruction, la morale, c’est extirper le paupérisme, sinon en entier, du moins en grande partie.
Ainsi, proposer un moyen capable d’initier les masses à tous les bienfaits de la civilisation, c’est tarir les sources de l’ignorance, du vice, de la misère. Je crois donc pouvoir, sans trop de hardiesse, conserver à mon travail le titre d’Extinction du Paupérisme.
Je livre mes réflexions au public dans l’espoir que, développées et mises en pratique, elles pourront être utiles au soulagement de l’humanité. Il est naturel dans le malheur de songer à ceux qui souffrent.
Louis-Napoléon Bonaparte.
Fort de Ham, mai 1844. [1]
AGRICULTURE.
Il est avéré que l’extrême division des propriétés tend à la ruine de l’agriculture, et cependant le rétablissement de la loi d’aînesse, qui maintenait les grandes propriétés et favorisait la grande culture, est une impossibilité. Il faut même nous féliciter qu’il en soit ainsi.
INDUSTRIE. L’industrie, cette source de richesse, n’a aujourd’hui ni règle, ni organisation, ni but. C’est une machine qui fonctionne sans régulateur : peu lui importe la force motrice qu’elle emploie. Broyant également dans ses rouages les hommes comme la matière, elle dépeuple les campagnes, agglomère la population dans des espaces sans air, affaiblit l’esprit comme le corps, et jette ensuite sur le pavé, quand elle n’en sait plus que faire, les hommes qui ont sacrifié pour l’enrichir leur force, leur jeunesse, leur existence. Véritable Saturne du travail, l’industrie dévore ses enfants et ne vit que de leur mort.
Faut-il cependant, pour parer à ses défauts, la placer sous un joug de fer, lui ôter cette liberté qui seule fait sa vie, la tuer, en un mot, parce qu’elle tue, sans lui tenir compte de ses immenses bienfaits ? Nous croyons qu’il suffit de guérir ses blessés, de prévenir ses blessures.
Mais il est urgent de le faire : car la société n’est pas un être fictif ; c’est un corps en chair et en os, qui ne saurait prospérer qu’autant que toutes les parties qui le composent sont dans un état de santé parfaite.
Il faut un remède efficace aux maux de l’industrie : le bien général du pays, la voix de l’humanité, l’intérêt même des gouvernements, tout l’exige impérieusement.
[…]
Les caisses d’épargne sont utiles sans doute pour la classe aisée des ouvriers ; elles lui fournissent le moyen de faire un usage avantageux de ses économies et de son superflu ; mais, pour la classe la plus nombreuse, qui n’a aucun superflu et par conséquent aucun moyen de faire des économies, ce système est complètement insuffisant. Vouloir, en effet, soulager la misère des hommes qui n’ont pas de quoi vivre, en leur proposant de mettre tous les ans de côté un quelque chose qu’ils n’ont pas, est une dérision ou une absurdité. »
[Le constat de l’ancien carbonaro rejoint celui de nombre de socialistes et utopistes de toutes tendances. Mais qu’en est-il des solutions proposées ?
Le titre et le sous-titre de la page de garde de l’édition de la mi-novembre indiquent la principale : ]
« Extinction du paupérisme ou projet d’organisation agricole pour l’amélioration du sort des travailleurs » – « Notre organisation ne tend à rien moins qu’à rendre, au bout de quelques années, la classe la plus pauvre aujourd’hui, l’association la plus riche de toute la France. »
« Qu’y a-t-il donc à faire ? Le voici. Notre loi égalitaire de la division des propriétés ruine l’agriculture ; il faut remédier à cet inconvénient par une association qui, employant tous les bras inoccupés, recrée la grande propriété et la grande culture sans aucun désavantage pour nos principes politiques.
L’industrie appelle tous les jours les hommes dans les villes et les énerve. Il faut rappeler dans les campagnes ceux qui sont de trop dans les villes, et retremper en plein air leur esprit et leur corps. [proposition qui emportait les suffrages des militants ouvriers avancés. Cf. la position de Benoît et Greppo.] La classe ouvrière ne possède rien, il faut la rendre propriétaire. Elle n’a de richesse que ses bras, il faut donner à ces bras un emploi utile pour tous. Elle est comme un peuple d’Ilotes au milieu d’un peuple de Sybarites. Il faut lui donner une place dans la société, et attacher ses intérêts à ceux du sol. Enfin elle est sans organisation et sans liens, sans droits et sans avenir, il faut lui donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par l’association, l’éducation, la discipline. »
Louis-Napoléon propose donc que les 25 millions de prolétaires, « ceux qui vivent chaque jour de leur travail », puissent élire 2 millions et demi de représentants prudhommes qui les représenteront dans l’association qui affermera, puis rachètera, le quart du domaine agricole français.
« Dans chaque département, et d’abord là où les terres incultes sont en plus grand nombre », se créeront des colonies agricoles « offrant du pain, de l’instruction, de la religion, du travail à tous ceux qui en manquent, et Dieu sait que le nombre en est grand en France. Ces institutions charitables, au milieu d’un monde égoïste livré à la féodalité de l’argent, doivent produire le même effet bienfaisant que ces monastères qui vinrent, au moyen-âge, planter au milieu des forêts, des gens de guerre et des serfs, des germes de lumière, de paix, de civilisation. »
Outre la main-d’œuvre, volontaire, de ces colonies, chaque département aura un « surplus », un volant de travailleurs non engagés dans l’exploitation elle-même, mais chargés de défricher, de bâtir des asiles pour les infirmes et les vieillards, etc.
« Lorsque l’industrie privée aura besoin de bras, elle viendra les demander à ces dépôts centraux qui, par le fait, maintiendront toujours les salaires à un taux rémunérateur ; car il est clair que l’ouvrier, certain de trouver dans les colonies agricoles une existence assurée, n’acceptera de travail dans l’industrie privée, qu’autant que celle-ci lui offrira des bénéfices au-delà de ce strict nécessaire que lui fournira toujours l’association générale ».
Enfin, chaque colonie effectuera régulièrement un prélèvement sur ses bénéfices afin que chaque travailleur jouisse d’un pécule, garantie de son indépendance, de ses projets, de ses vieux jours, pécule qui sera géré par une véritable caisse d’épargne.
« Quand il n’y aura pas assez de terres à bas prix en France, l’association établira des succursales en Algérie, en Amérique même ; elle peut un jour envahir le monde ! car partout où il y aura un hectare à défricher et un pauvre à nourrir, elle sera là avec ses capitaux, son armée de travailleurs et son incessante activité ».
Ces perspectives grandioses, mais bien éloignées de la marche galopante du capitalisme industriel, sont complétées par un chapitre où l’auteur étudie minutieusement ce que seraient les recettes et dépenses d’une colonie modèle.
Cette brochure de 33 pages, et son entreprise « collectiviste » devant laquelle bien des conservateurs ont poussé des cris d’orfraie, ne pouvait que trouver un accueil favorable chez certains prolétaires, encore rattachés à la campagne par leurs origines directes. À tout le moins, même s’ils ne partageaient pas ses perspectives, elle témoignait, dès 1844, de l’intérêt du candidat pour la condition des « prolétaires » (au sens de l’époque), et de sa volonté, dans l’effet Eugène Sue, de séparer clairement la pauvreté fille du vice et la pauvreté fille de l’injustice sociale.
[1] Louis-Napoléon Bonaparte, 1808-1873, neveu de Napoléon. Condamné à l’emprisonnement à perpétuité après une tentative manquée de prise du pouvoir en 1840, il est emprisonné au fort de Ham dont il s’évade en 1846.