Manifeste publié le 22 septembre 1852 à Londres

Manifeste publié le 22 septembre 1852 à Londres par « les Républicains démocrates-socialistes, membres de la Société la Commune Révolutionnaire. »

Lettre au Peuple

Londres : Imprimé chez Joseph Thomas, 8, White Hart-street, Drury-Lane.

deuxième partie

 

VII.

MAGISTRATURE.

 

Même lessive ! La robe est aussi sale que la soutane et l’uniforme. La magistrature a forfait comme l’armée et le clergé. Elle appartient à la mort comme ces institutions caduques. Elle s’en ira bras dessus bras dessous avec elles dans le même tombeau. Elle a frappé avec la même haine ; elle a servi avec la même honte ; elle a prévariqué sous tous les régimes, au nom du peuple comme au nom du roi, écrasant le droit sous le poids des amendes et des chaînes, jugeant sans foi ni loi, condamnant quand même à la confiscation, à la prison, à l’exil, à la mort ; elle s’est jugée et condamnée sans appel ; elle doit être exécutée. Comme le juge pervers de Cambyse, elle doit laisser sa peau sur son siège, sa vie avec son honneur.

Le pouvoir judiciaire est un des attributs de la souveraineté. C’est l’exercice de la raison publique, de la conscience générale, constatant le bien et réprimant le mal. Le pouvoir judiciaire ne peut pas plus se déléguer que le pouvoir législatif ou exécutif. Le peuple doit être son propre juge, comme il est son propre législateur, son propre soldat et son propre prêtre. Le peuple doit exercer lui-même le pouvoir judiciaire comme les autres. Où le pouvoir de faire la loi réside, là seulement réside celui de l’appliquer, dit le légiste. Mais la loi étant un acte général exige le concours du peuple entier, tandis que le jugement étant un cas particulier, n’a besoin que du peuple partiel, du peuple juré. Ce principe du jugement par le peuple et par le peuple partiel, est déjà reconnu et pratiqué dans l’institution du jury criminel. Le jury doit s’étendre à toute justice. Tout citoyen doit être juré. Le jury, c’est-à-dire le peuple souverain, décide de toutes les causes criminelles et civiles. Le jury décide en dernier ressort. Les juges chargés seulement d’instruire la cause et de prononcer l’arrêt sur la décision du jury, sont nommés, comme le sont déjà les juges de commerce et les prud’hommes, par des élections spéciales.

Donc, plus de magistrature assise sur son gros tas de codes, inamovible, corporative, disciplinée, hiérarchisée ne relevant que d’elle-même, disposant de la fortune, de l’honneur, de la liberté, de la vie des citoyens ; abrogation des vieilles formes comme des vieilles lois ; plus de juridictions à divers degrés, restes de l’âge féodal, avec toutes leurs conséquences de procédure, de chicane, de grimoire et de frais, qui dévorent toujours l’huître, comme au temps d’Esope. Si le premier tribunal est bon, pourquoi un second ? S’il est mauvais, pourquoi est-il ? Un jury de cassation seulement pour régulariser les arrêts. Economie d’avocats, d’avoués, d’huissiers, de toute la séquelle judiciaire, c’est-à-dire d’environ 300 millions. Justice prompte, justice équitable, justice gratuite et surtout plus de justice d’exception, état de siège, haute cour, conseil de guerre ; plus de justice politique, plus d’inquisition, d’espionnage, de surveillance occulte, arbitraire, discrétionnaire, plus d’œil invisible ouvert sur toutes les consciences, jetant le soupçon, la défiance, la terreur dans toutes les âmes ! Plus rien de ces institutions monarchiques qui supposent toujours le mal, le provoquent souvent et ne le préviennent jamais, véritables virus de la moralité publique, qui empoisonnent la société au lieu de la guérir ; mais une police communale, spéciale, populaire comme la justice, et dont chaque citoyen, au besoin, sera le sergent pour empêcher le mal, comme il sera juge pour le réprimer.

 

VIII.

CAPITAL.

 

C’est la grosse question, la question qui brûle, irrite et passionne, comme la question de noblesse en 93. C’est la question difficile que nous aborderons avec notre franchise ordinaire, disant tout ce que nous pensons, ni plus, ni moins ; c’est la question essentielle pour la solution de laquelle, il n’y a pas trop du savoir et de l’attention de tous, qui demande plus qu’aucune autre le concours de toutes les intelligences, qui prouve plus que jamais la nécessité du gouvernement direct, et que le peuple entier peut seul délier ou trancher. C’est le noeud même de la révolution.

Si, comme nous l’avons dit, l’homme est à la fois esprit et matière, individu et société, ses besoins, ses droits, ses facultés, sa vie sont doubles comme sa nature. Ils sont à la fois matériels et spirituels, individuels et collectifs. L’homme donc a droit, a besoin de vivre matériellement et spirituellement, individuellement et collectivement. Toute société doit satisfaire ce double besoin, ce double droit pour être bien faite, pour être conforme à la nature de l’homme. Or le droit implique le moyen. Le moyen de vivre matériellement d’abord, c’est de produire, c’est de travailler. Le droit de vivre emporte donc le droit de travailler. Le peuple qui a l’instinct de toute grande vérité l’a bien compris. De là cette simple formule des ouvriers de Lyon : Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! et cette autre formule plus simple encore du peuple de Paris, au 24 Juin : Du pain ou du plomb ! De là enfin cette formule scientifique de la Révolution de Février : Droit au travail ! Car si la vie est un droit, et nul ne le conteste en principe, excepté Malthus, le travail qui est le moyen légitime de vivre, ne saurait être ni une peine, comme disent les catholiques, ni un frein, comme disent les protestants ; mais comme nous le disons, nous républicains-démocrates-socialistes, le travail est un droit.

Droit au travail, c’est-à-dire droit à l’instrument de travail, droit au capital qui, en principe, est, comme la vie même, à tous. Le peuple doit être capitaliste sous peine de n’être pas souverain. Louis XIV était roi de France. Qui dit souveraineté dit propriété. Le peuple ne doit pas plus déléguer sa propriété que sa souveraineté. Le peuple enfin doit être son propre capitaliste, comme il est son juge, son soldat, son prêtre et son législateur.

Comment pourra-t-il rentrer en possession de son capital ?

Il y a en France 11 millions de propriétaires sur 36 millions d’âmes, par conséquent 25 millions de prolétaires. Sur les 11 millions de propriétaires, il y en a plus de 10 millions qui sont voisins du prolétariat. Il y a donc quelques mille souverains gouvernant, exploitant et possédant 35 millions de sujets. Voilà le peuple souverain. Pauvre sire ! souverain de sa besace et sujet de son pain ! majesté de meurt de faim ! Il faut affranchir cette masse énorme d’esclaves ; il faut l’émanciper de la misère ; il faut lui rendre son bien, le droit au travail, le droit à la vie, le capital. Comment donc ? Le capital est presque tout entier aux mains de l’ennemi, de la contre-révolution, de la réaction, des amis de la propriété comme ils s’appellent. Il faut donc d’abord au nom de la justice, à titre de dommages-intérêts, de par le droit de réparation et de restitution, que la réaction rende au peuple ce qui lui appartient, ce qu’elle lui doit, ce qu’elle lui a pris. Qui casse les verres les paie, dit le proverbe. Or, la réaction a violé, brisé la Constitution au 13 Juin par la guerre de Rome, au 31 Mai par la mutilation du suffrage universel, au 2 Décembre par l’usurpation du pouvoir. La réaction a voté ainsi malgré la loi et le droit, quatre budgets de 1,500 millions ; la réaction a versé l’argent et le sang de la France sous les murs de Rome et dans les rues de Paris ; la réaction a tué, volé à main armée, confisqué, séquestré, emprisonné, déporté ; la réaction doit payer ; la réaction doit restituer ; la réaction doit réparer. Elle n’aura pas trop de tout son butin pour cela. Qui pourra évaluer jamais le dommage qu’elle a fait, le tort qu’elle a causé, le mal qu’elle a commis ? Qui pourra évaluer l’indemnité qu’elle doit pour tous ses crimes, pour l’Europe asservie, la France déshonorée, pour la fortune, la liberté, la vie de nos concitoyens arrêtés, dépouillés, exilés, fusillés, guillotinés ? Qui pourra évaluer le sang et les larmes des victimes en France, en Italie, en Hongrie, en Allemagne, dans le monde entier ?

Ce n’est donc pas révolutionnairement, arbitrairement, c’est au nom de la loi ordinaire, au nom de ce principe de droit vulgaire et de bon sens naturel, le droit et le sens commun, qui veulent que l’auteur du mal le répare, c’est au nom de la simple justice, de l’équité et de la morale éternelle que le peuple doit, enfin faire le compte de la réaction. La révolution ne sera qu’une revendication. Donc tous ceux qui ont mené et exploité la contre-révolution, président, représentants, fonctionnaires de tout grade et de tout genre, ministres et bourreaux, tout complice civil, militaire et religieux, tout ce qui a ordonné, signé, jugé, exécuté, imposé, touché, émargé, tout ce qui a eu part doit rendre. Assez de révolutions platoniques ? il faut en finir une bonne fois avec la réaction. Il faut la punir par où elle a péché, et comme elle a pêché, solidairement, il faut la frapper à la place du coeur, à la poche, comme 93 l’a frappée à la tête. C’est l’argent qu’il faut exécuter. Si la vie est inviolable, si la vie est sacrée pour nous qui avons aboli la peine de mort, si la vie est à l’individu et à Dieu qui la donne, la fortune est à la société. On ne tue qu’à son corps défendant ; on épargne l’ennemi qu’on désarme : or la société a un moyen de défense plus sûr que la mort. L’argent est le nerf de la guerre ; l’ennemi sera désarmé. 93 a créé les biens nationaux. C’est ainsi que la première révolution s’est consolidée, en saisissant les deux tiers du sol, en faisant des droits nouveaux, des intérêts nouveaux avec les vieux monopoles, les vieux privilèges, en faisant menue monnaie des grosses pièces, en multipliant les intéressés, les ayant-droit, les possesseurs et les défenseurs de la terre, en transformant les prolétaires en propriétaires, prêts à défendre une patrie où ils avaient part. Ferons-nous de même ?

Ici nous sommes en présence de deux écoles ou systèmes dans le parti, toutes deux exclusives. L’une dit : tout par l’individu ; l’autre dit : tout par la société ; l’une nie la collectivité, l’autre la personnalité. Ni l’une ni l’autre ne sont dans la vérité. La vérité est quelque chose par l’individu et quelque chose par la société. Ce n’est pas là du juste milieu, de l’éclectisme ; ou, si nous sommes éclectiques, nous le sommes comme la nature. C’est suivre les conséquences des deux principes qui constituent l’homme, des deux éléments essentiels de sa nature qui est, répétons le encore une fois, personnelle et sociale, individuelle et collective, particulière et générale. Cela est si vrai que l’individualiste pur est forcé d’admettre les compagnies, les associations pour les grands travaux d’utilité publique, et que le communiste pur reconnaît le libre arbitre individuel, quand la logique de leurs systèmes voudrait que l’un remplaçât, par exemple, jusqu’à l’éclairage public par les lanternes privées et que l’autre ordonnât jusqu’à la pensée privée par un règlement public. Ainsi, de l’aveu de tous les grands établissements d’intérêt général, les travaux d’utilité commune, les voies et moyens de communication et de transport, les routes, canaux, chemins de fer, postes, roulage ; les assurances, les banques, les monnaies, les mines; les entreprises d’endiguement, de dessèchement, d’irrigation, de défrichement, de reboisement ; les bibliothèques, les musées, les arsenaux, les hôpitaux, etc ; demandent la force collective et sont du domaine public. L’industrie, l’art, la science sont et seront encore longtemps du ressort individuel.

Nous prenons l’homme tel qu’il est, et non tel qu’il sera. L’expérience, l’observation, le fait nous prouvent que le peuple, à cette heure, tient trop à son élément individuel pour ne pas vouloir la propriété personnelle. L’ouvrier des villes et des champs n’est guère révolutionnaire que pour être propriétaire. Dans le sentiment de justice étroit, si l’on veut, mais profond, mais intense, que l’homme doit jouir du fruit de son travail, et qu’il n’en peut jouir s’il n’est propriétaire ou maître, le peuple n’a pas encore conclu qu’il pouvait être associé ; il a conclu seulement qu’il ne devait pas être salarié. Il a vu jusqu’ici que le propriétaire était libre et souverain, qu’il avait bien-être et lumière, qu’il était quitte de la misère et de l’ignorance et il veut être propriétaire. Celui qui a la propriété veut l’augmenter ; celui qui ne l’a pas veut l’acquérir. Certes, l’association serait préférable ; c’est l’idéal, le dernier donc de la société, c’est le seul et vrai moyen, combiné avec l’attraction, d’augmenter le produit, par conséquent d’établir l’harmonie, fille de l’abondance et de la justice. Certes, l’individu tend de plus en plus vers le système salutaire et suprême de l’association, mais il y tend graduellement. Il faut l’y conduire et non l’y pousser. La masse n’y est pas encore. Si on décrétait l’association forcée, si on ordonnait la propriété collective, on rendrait immédiatement la masse contre-révolutionnaire. Il faut passer par la propriété personnelle avant d’arriver à la propriété collective. Il faut approprier l’individu avant d’approprier la commune. Il faut laisser l’individu libre de s’associer ou non. Il faut avoir pleine confiance dans la vertu du principe qui prévaudra, s’il est bon, dés qu’il sera pratiqué.

Donc tous les biens appartenant aux complices de Louis-Napoléon Bonaparte, aux agents de son gouvernement de vol et de meurtre, doivent être hypothéqués par la Révolution à partir du 2 Décembre, déclarés nationaux et saisis entre les mains des détenteurs ou de leurs prête-noms. Ils seront divisés, suivant les besoins, par lots communaux et distribués d’après le vote du peuple souverain aux citoyens prolétaires ; la terre aux travailleurs des champs, les valeurs industrielles aux ouvriers des villes. Chacun sera libre d’exploiter isolément ou en commun. Les systèmes, les écoles opèreront comme ils l’entendront. Les fouriéristes feront la phalange, les communistes la communauté, les mutuellistes la banque d’échange, librement, volontairement, sans contrainte et sans entrave, sans violence et sans obstacle. Le peuple les verra tous à l’oeuvre, fonctionner, expérimenter et se décidera au moins en connaissance de cause. Il pourra prendre le bon et rejeter le mauvais. La théorie s’enseignera par la meilleure méthode, la pratique, et se prouvera par la meilleure raison, le succès. Elle gagnera ainsi les plus incrédules les premiers. Oui, les plus sceptiques, les plus, individuels, les plus égoïstes, seront les premiers pris à l’association par l’éloquence du fait. Quand ils verront produire plus et dépenser moins, ils seront les premiers à vouloir profiter du bénéfice. Autant donc l’association par force serait tyrannie, autant l’association sans l’attraction serait duperie, autant elle serait stérile, autant elle provoquerait une répulsion, une réaction immense, composée de tout ce qui possède ou veut posséder individuellement ; autant l’association libre, volontaire, spontanée et consentie, mode infaillible de richesse, de bonheur, de paix et d’unité, mode harmonieux de faire vivre chacun pour tous et tout pour chacun, assurerait à jamais le triomphe de la Révolution.

Les biens nationaux seraient accordés emphytéotiquement, c’est-à-dire possédés aux conditions ordinaires, mais pour un temps déterminé. A la mort du propriétaire, la plus-value restant à l’héritier direct, ils feraient retour à l’Etat, comme en Angleterre les biens de cette nature font retour, après un certain temps, au lord ou seigneur. Notre seul lord ou seigneur c’est le peuple qui les répartirait de nouveau à d’autres ayant-droit aux mêmes conditions, qui par une sorte de roulement perpétuel compenserait sans cesse le malheur et détruirait ainsi le prolétariat. Dès lors plus de salaire, plus de fermage ! Chaque citoyen aurait son capital, son instrument de travail. Chaque citoyen serait propriétaire comme il est souverain et soldat. Chacun aurait son champ, son vote et son fusil, patrie et patrimoine. Et qu’on vienne toucher à la Révolution ! Chacun enfin jouirait sans trouble du fruit de son travail, aux seules conditions de l’impôt.

 

IX.

IMPOT.

 

L’impôt perdrait son caractère monarchique d’exaction et de tribut pour prendre son vrai caractère démocratique et social, qui est celui de l’assurance et de la pondération. L’impôt deviendrait par conséquent de moins en moins lourd, car le contrepoids diminue avec l’égalité, et l’assurance diminue avec les risques. Aujourd’hui, l’impôt n’assure, ni ne pondére. Il aggrave la misère au lieu de la soulager ; il est censé garantir contre les ennemis du dehors et du dedans, contre la conquête et le vol. Du moment qu’il n’y aurait plus de rois, il n’y aurait plus de conquêtes ; du moment qu’il n’y aurait plus de pauvreté, il n’y aurait plus de vol. Resteraient les autres fléaux, les autres sinistres, inondation, incendie, naufrage, grêle, maladie, chômage, faillite, etc., et les frais généraux que l’impôt couvrirait à un prix aussi faible et aussi juste que possible. Donc, plus de budget de l,500 millions, plus d’impôt multiple et indirect sur les objets de consommation les plus nécessaires à la vie ; plus d’octrois, de douanes, de droits de toutes sortes sur le vin, la viande, l’air, le jour ; aucune de ces taxes injustes qui frappent la lucarne du pauvre plus que la fenêtre du riche, la piquette du pauvre plus que la liqueur du riche, le bouilli du pauvre plus que le rôti du riche ; bref, qui font payer le pauvre quatorze ou quinze fois plus que le riche ; mais l’impôt unique établi sur le capital, l’impôt rationel, équitable, progressif, non plus en sens de la misère, mais en sens de la richesse, l’impôt, régulateur, modérateur, pondérateur, températeur, fait pour équilibrer les fortunes et niveler les conditions.

 

X

CRÉDIT.

 

L’impôt qui coûte aujourd’hui 170 millions pour sa seule perception, serait recueilli presque sans frais par les banques communales.

Ces banques instituées dans chaque commune, garanties par la masse des biens emphytéotiques et par les autres domaines de l’État, par l’impôt voté qu’elles seraient chargées de percevoir, gérées par le conseil communal, distribuant le crédit à ceux qui en manquent, remplissant dans la commune la fonction du coeur dans l’homme, faisant circuler la richesse comme il fait circuler le sang, du centre aux extrémités et des extrémités au centre, commanditant, escomptant à bas prix, celui des frais et sans monopole, bien entendu, laissant, en vertu du principe de liberté, à tous citoyens le droit d’être banquiers, mais les forçant par la concurrence à baisser de plus en plus l’intérêt, à ne plus arrêter l’argent comme les varices retiennent le sang, à ne plus s’engorger comme des artères infidèles au moindre péril ou au moindre frisson, à répandre au contraire l’argent partout et au meilleur marché possible, sous peine de stérilité et de diminution, à ne bénéficier enfin qu’à force de service, voilà quelles seraient les banques communales dans toute l’étendue de la République !

Le crédit est l’oeuvre du peuple, il doit être son bien. Il émane du peuple, il doit lui revenir. Le travail fait le produit, le capital et le crédit. Les travailleurs, les producteurs sont donc les véritables capitalistes, les véritables créditeurs. Les banques de privilège et de monopole, comme la Banque de France sont donc des établissements d’exaction et d’accaparement, d’usure brevetée à 16%. Elles doivent être remplacées par les banques communales à intérêt gratuit.

Avec la banque communale, un bazar-entrepôt où chaque citoyen, chaque association, ayant exercé son droit au travail, pourrait déposer ou consigner son produit à sa marque, recevoir avant la vente partie du prix qui lui serait complété après. Ce qui lui permettrait de recommencer, de reproduire sans cesse en attendant. La banque et le bazar seraient ainsi des institutions de crédit réel et personnel, assurant à tout homme le droit démocratique et social de vivre en travaillant. Et quand nous disons l’homme, nous disons l’être humain, par conséquent la femme comme l’homme. Sans doute, tant que la force et la guerre auront à faire en ce monde, le droit politique de la femme sera nécessairement restreint. Mais il doit aller au moins jusqu’au droit de la vie, jusqu’au droit du travail, jusqu’au droit de la pudeur. La pauvreté fait la prostitution ; les mariages d’argent font les monstres. Si vous voulez avoir des enfants libres, n’ayez pas de mères esclaves. La vraie famille ne peut être constituée que par la liberté, la volonté. Or, pour que la femme ait liberté, il faut qu’elle puisse avoir aussi propriété. Le mariage actuel, ce régime absolu tempéré par l’adultère et l’arsenic, le mariage qui admet comme soupape de sûreté la séparation de corps ici, le divorce là-bas, le mariage sera beaucoup plus indissoluble quand il sera passionné et non intéressé, quand il sera volontaire et non forcé ; et alors la famille ne sera plus un privilège, ni un mensonge, mais un droit et une vérité.

La garantie contre l’abus du droit de crédit reconnu à tout citoyen, sera sanctionnée ainsi : celui qui malversera par sa faute duement constatée, sera condamné à la perte de ce droit, et deviendra, à défaut d’autres ressources, salarié de la commune, employé aux travaux d’utilité publique, s’il est valide, admis à l’assistance, s’il est infirme : car la société doit secours à ceux qui ne peuvent travailler, comme elle doit de l’ouvrage et un minimum de salaire à ceux qui le peuvent gagner. Voilà pour le droit au travail et le droit au repos ! voilà pour la vie matérielle de l’homme en société !

 

XI.

INSTRUCTION.

 

Mais l’homme a droit à la vie spirituelle comme à la vie matérielle, par conséquent à l’enseignement comme au travail, à l’instruction comme au crédit, à la nourriture de l’esprit comme à celle du corps, à la lumière comme au bien-être. Il doit être affranchi de l’ignorance comme de la misère, de l’erreur comme du besoin. Il doit être libre et souverain spirituellement et matériellement. Qu’est ce qu’un souverain qui ne sait pas lire ? La science et l’art doivent être mis à la portée de tous, comme la propriété et la souveraineté. Savoir, avoir et pouvoir, ces trois mots sont frères dans la logique de la langue française. Celui qui a la richesse et la science, a la puissance.

L’enseignement doit être gratuit comme le crédit. Il doit être général et spécial, professionnel et militaire. Il faut que chacun apprenne en même temps son métier de citoyen et de soldat. L’instruction est un devoir autant qu’un droit ; car si l’ignorant se tait à tort à lui-même comme individu, il fait tort aux autres comme membre de la société.

L’enseignement doit donc aussi être obligatoire, mais obligatoire par le meilleur moyen, par la force de l’intérêt. La royauté vend l’instruction ; la République, qui est le contraire de la royauté, la donne. La royauté fait payer les riches pour apprendre, la République paie les pauvres. A cette heure, l’entant du pauvre est le domestique de la famille, il est utile à ses parents. Condamnerez-vous le père à la prison parce qu’il envoie l’enfant aux champs et non à l’école ? Que la République rachète, indemnise l’entant du pauvre. Cette mesure ne sera que temporaire, car la pauvreté, fille de la royauté, disparaîtra avec elle. Que la République ait aussi pour un temps des instituteurs d’hommes, enseignant les pères comme les enfants, car la royauté nous a laissé l’ignorance avec la pauvreté. Le lendemain de la révolution, donnons des primes de toute sorte aux maîtres et aux élèves, faisons tous les sacrifices possibles pour la lumière ; et ce sera de l’argent bien placé ! Le mal vient à l’ombre comme les orties. Répandons l’instruction, sauvons la révolution. Lakanal disait : Tant qu’on n’aura pas organisé l’instruction publique, la Révolution ne sera pas sauvée, et il avait raison. La Convention, cette assemblée de barbares, sur un budget de 600 millions, votait 59 millions pour l’instruction publique ; et nos honnêtes modérés, sur un budget de 1500 millions, en votent 17, tout au plus ! Nous sommes les fils de la Convention, imitons-la ! grossissons le budget de l’instruction de tout le budget de la destruction ! Moins d’argent pour tuer les hommes, plus d’argent pour former des citoyens ! Elever des hommes, la majesté du mot dit assez l’importance du fait. Que chaque commune ait donc son académie, comme elle a sa banque, son tribunal, sa milice et son assemblée primaire ; et que tout citoyen ait la science, comme il a le droit et le pouvoir !

Dans la question de l’enseignement, il y a trois intérêts à concilier, celui de l’enfant, celui de la famille, celui de la société.

L’enfant, appartient au père, sous la surveillance du peuple, jusqu’à ce qu’il ait âge de raison, jusqu’à ce qu’il puisse s’appartenir. De même que l’enfant vit du sang de sa mère, tant qu’il n’a pas d’existence propre, de même il vit de la conscience de son père, tant qu’il n’a pas de volonté. Il y a une sorte d’allaitement moral, comme un allaitement physique. La nature qui sait bien ce qu’elle fait, a fait de l’amour paternel, le meilleur gardien de l’enfant. La loi doit suivre la nature. Donc plus d’internat, plus d’éloignement de la famille ; plus de ces claustrations qui démoralisent et flétrissent l’élève, nuisibles et pénibles pour les enfants et les parens, d’autant plus pénibles qu’elles sont plus prématurées. Les fruits mûrs quittent aisément la branche qu’ils soulagent ; les fruits verts ne la quittent qu’en cassant. Ainsi la vie de collège le jour, la vie de famille le soir, l’éducation au foyer, l’enseignement à l’école. L’enseignement général ou primaire à tous, l’enseignement secondaire ou spécial, suivant les vocations étudiées, consultées, examinées, vérifiées, constatées jour par jour, par les maîtres, sur note et au concours, de sorte que nulle intelligence ne soit égarée ou perdue, que chaque esprit puisse atteindre son summum de perfection et grossir un jour de sa quote-part le trésor commun des connaissances humaines.

Auprès de l’enseignement public et gratuit de la commune, il y a l’enseignement libre. Toujours en vertu du principe de liberté, chaque citoyen a le droit d’enseigner aux seules conditions de publicité et de responsabilité. Concurrence utile d’ailleurs, qui stimulera l’enseignement communal, et le forcera aux meilleures méthodes et aux meilleurs maîtres. D’après ce principe, le père qui représente la volonté ou le droit de l’enfant, aura de même la liberté de choisir, mais il aura aussi la responsabilité. Certes, il aimera toujours mieux avoir pour son fils la bonne instruction gratis que d’acheter la mauvaise. Mais enfin, si, par exception, il se trompait, s’il laissait son fils dans l’ignorance, alors il perdra le droit dont il aura abusé. L’instruction de l’enfant lui sera retirée, comme la personne même de l’enfant est retirée au père dénaturé qui le maltraite physiquement. Règle générale, le père a la tutelle du corps de l’enfant ; il doit avoir la tutelle de l’esprit, sous la surveillance du peuple. Son amour fait son droit, mais sa faute ferait sa peine. De même, le citoyen libre d’enseigner serait responsable et perdrait le droit dont il abuserait. En tout et toujours, liberté et responsabilité.

 

CONCLUSION.

 

En résumé, droit à l’instruction et droit au travail, la vie complète, matérielle et spirituelle, individuelle et collective pour tous les citoyens ; la vie entière à bon marché, le pain quotidien de l’âme et du corps, bref, le règne du peuple : le peuple, au lieu d’être gouverné, possédé, hébété, affamé, le peuple s’enrichissant, s’instruisant, s’appartenant, s’administrant lui-même, le peuple régnant et gouvernant. Pour que ce règne arrive, il faut que le peuple reprenne et garde sa souveraineté ; pour qu’il reprenne sa souveraineté, il faut qu’il fasse là Révolution !

Donc à tous ceux qui veulent la Révolution et ses principes : Liberté, Egalité, Fraternité ; et toutes les conséquences : Association des citoyens, Solidarité des peuples, République démocratique et sociale, universelle ; à ceux qui sans esprit de système, d’orgueil, d’ambition et d’égoïsme, ne reconnaissent qu’un souverain, le Peuple ; à ceux qui regardent comme usurpation et vol tout autre pouvoir pris ou gardé ; à ceux mêmes qui n’ont souci que de l’honneur du nom français et de l’intérêt strict de la patrie, à tous ceux qui haïssent l’Empire, c’est-à-dire la servitude et l’invasion, nous crions de l’exil : assez de principes, assez d’idées, assez de paroles ! de l’action, de l’action de l’action ! Au fait ! à l’œuvre ! en avant ! insurrection et révolution ! Nous en savons assez, dès que nous ne voulons plus de tyran. L’insurrection est le plus saint des devoirs. L’insurrection est de droit depuis le 13 Juin ; elle est de devoir depuis le 31 Mai ; elle est de droit et de devoir depuis le 2 Décembre ! Aide-toi, le ciel t’aidera ; l’union fait la force ; ni résignation, ni désespoir ; l’initiative à chacun et l’exemple pour tous ! Bourgeois, ouvriers, paysans, rallions nous tous contre l’ennemi ! Vous, bourgeois, dont les lumières le troublent ; vous, ouvriers, dont le dévouement l’effraie ; vous, paysans, que vos votes n’ont pas sauvés, nous tous confondus par la même persécution qui a mêlé notre sang et uni notre cause, associons nos forces contre le même ennemi ! Que le peuple entier de France se lève comme un seul homme ! Que chaque citoyen n’ait pas d’autre ennemi que l’ennemi commun, l’ennemi public, le parjure parricide, le traître assassin de ses frères, l’escroc insolvable qui a volé la République dans l’ombre, le vil rebut des prostituées de Londres devenu le souteneur de la famille, de la religion et de la propriété, l’insurgé, l’échappé de Ham défenseur de l’ordre, l’ami des forçats, le restaurateur de la guillotine et de la loterie ; sphynx immonde sorti d’une urne fausse, du fond des lupanars, des tripots et des charniers, véritable harpie qui salit en frappant comme le venin souille et tue, homme-fléau, l’opprobre, le scandale et l’effroi de la conscience, destiné à montrer jusqu’où peut aller le mal, qui en a reculé les bornes, qui a déshonoré même le crime par l’hypocrisie, qui l’a mêlé à tous les vices comme il a mêlé l’agiot à l’empire, le sang à la boue et le champagne à l’eau bénite ; ogrillon de Corse, croisé de prince, de prêtre et. de grec, d’histrion, de ribaud et de bourreau, sorte de métis de Bonaparte et de Macaire, de Machiavel et de Mandrin, de marquis de Sade et de Torquemada ; Napoléon de nuit, qui a eu pour soleil d’Austerlitz la lueur funèbre des réverbères de Décembre, Napoléon coupe-tète, Napoléon coupe-bourse, altesse crépusculaire, empereur de clair-de-lune, roi de Bohème, protecteur des lingots, constable d’Angleterre, héros d’Eglington, de Boulogne et de Satory, vainqueur de Clichy, de Belley et de Clamart ; Napoléon dernier, couronné de tous les forfaits, coups d’état et coups de main, chargé, Dieu merci ! d’exécuter jusqu’à son nom, de rendre odieux et ridicules tous les Napoléons passés, présents et futurs, de changer en terme de mépris et de haine ce nom désormais infâme, de le vouer à l’exécration de l’avenir, de le consigner enfin avec une tache ineffaçable et comme une éternelle injure dans la mémoire du genre humain !

Ni paix ni trève avec cet homme… ce n’est pas un homme, avec ce monstre. Il est honteux de vieillir sous lui. Esclave qui le laisse régner ; assassin qui le laisse tuer. Tolérer ses crimes n’est pas seulement lâcheté, c’est complicité. Permettre le mal, c’est le commettre. Son règne est un reproche à nos courages autant qu’une menace à nos sûretés. Nous sommes dans le cas de légitime défense ; et puisqu’il se proclame obstacle, puisqu’il se pose en travers du chemin, puisqu’il barre le passage à tous avec le trône et l’échafaud, que la France fasse comme la fille de Tarquin, qu’elle lui passe sur le corps plutôt que de reculer ! Qu’il serve encore à prouver celui-là comme les autres, que le châtiment atteint le crime. Le trône le met hors la loi ; l’échafaud hors l’humanité. Que l’horreur qu’il inspire le presse donc de toutes parts ! que la terre elle-même le combatte ! que les pavés se soulèvent sous ses pieds ! que les tuiles le frappent à la tête comme Pyrrhus ! que les outils deviennent des armes; qu’on les trempe dans le sang et les larmes des victimes ! Ce n’est plus seulement avec du coton et du sucre qu’il faut faire de la poudre, oui, c’est avec les larmes, avec le sang, avec tout ce que peuvent fournir de plus explosif les coeurs exaspérés. Que tout soit dans la main de tous, arme de guerre, moyen de combat ! Point de César sans Brutus ! A bas le tyran !

Au nom des veuves et des orphelins, au nom des tombes pleines et des foyers vides, au nom des exilés qui couvrent les monts et les mers, des prisonniers qui remplissent les geôles, des morts qui remplissent les fosses, de par toutes ces voix gémissantes qui crient vengeance du fond de la terre et des quatre coins du ciel, au nom du droit, au nom de l’honneur, pour le salut de la France et du monde entier, frères, armons-nous, délivrons-nous et délivrons les autres ! Que le Peuple français reprenne enfin son beau titre de -peuple libre, et le titre encore plus beau de peuple libérateur ! Qu’il se souvienne en recouvrant sa liberté, qu’il se souvienne comment il l’a perdue ! Pour n’avoir pas délivré l’Italie, il l’a enchaînée et il s’est enchaîné lui-même. Le 5 Mars a fait le 13 Juin ; le 13 Juin, le 31 Mai ; le 31 Mai, le 2 Décembre. Liberté oblige ou servitude suit. Qu’il fasse donc la révolution pour tous, s’il la veut garder pour lui ! Qu’il fasse la dernière guerre, la guerre sainte, la guerre du droit, la guerre de Dieu, la guerre que Dieu veut, que le Peuple peut, la croisade du dix-neuvième siècle, non plus pour la délivrance d’un tombeau, d’un Christ mort, mais pour le salut des peuples vivants, pour la délivrance de l’humanité ! Qu’il se lève en masse, qu’il refasse ses quatorze armées, qu’il retrouve ses volontaires, sa Marseillaise, son audace, sa furie de 93, tous ses miracles d’autrefois augmentés, s’il se peut, de la plus-value de la cause ; qu’il se retrouve tout entier, coeur et bras, foi et force, effréné, indomptable, invincible ; qu’il s’enrôle, qu’il marche encore s’il le faut sans culotte et pieds nus, non plus seulement au secours de la patrie danger, mais pour la liberté du monde ; qu’il mette sa blouse au bout de sa pique en signe d’affranchissement des peuples ; qu’il répète, en l’agrandissant encore, ce grand cri de la Convention nationale : Jusqu’à ce que la France… jusqu’à ce que le monde soit libre, le Peuple français debout contre les tyrans… debout pour la République démocratique et sociale, universelle !

 

Salut et fraternité !

 

Les Républicains démocrates-socialistes, membres de la Société la Commune Révolutionnaire.

 

Voté à Londres, le 15 août 1852 ; publié le 22 septembre, anniversaire de la première République.

 

Les Commissaires élus pour certifier la copie conforme :

FÉL1X PYAT, CAUSSIDIERE, BOICHOT