Le Gard en 1852
document mis en ligne le 1er juillet 2024
Ce document nous a été aimablement communiqué par Monique Lambert. Nous l’avons publié dans notre Bulletin 98 (juin 2024).
Il s’agit de la copie manuscrite d’un rapport conservée aux Archives départementales de la Gironde sous la côte 86 J 58, regroupant des documents provenant des archives de François Daleau (1845-1927), érudit local connu pour ses travaux archéologiques et ethnographiques.
Cette transcription semble avoir été faite en 1868, année au cours de laquelle une polémique mit aux prises divers journaux parisiens, dont le Figaro, et Théodore Pastoureau (1815-1874), préfet ayant mené la lutte contre la résistance républicaine dans le Var en décembre 1851. Or, Pastoureau est originaire de Blaye. C’est peut-être ce qui a pu pousser alors le jeune François Daleau à se pencher sur cette période.
Le Gard en 1852
Nîmes, le 5 avril 1852
Monsieur l’Inspecteur général,
J’ai l’honneur de vous adresser le rapport suivant sur l’état politique et moral de l’arrondt de Nîmes.
Opinion politique
L’opinion légitimiste est dominante à Nîmes, ainsi que dans l’arrondissement. Tous les catholiques sont, en général, légitimistes ; les protestans, à quelques exceptions près, professent des opinions plus ou moins avancées.
L’antagonisme religieux divise profondément la population et entretient parmi le peuple une haine violente.
La dissidence des cultes a produit et produira toujours dans l’arrondissement de Nîmes la différence des opinions politiques.
Les catholiques sont en très grande majorité à Nîmes et dans presque toutes les localités, la Vaunage exceptée : tolérants envers les protestans, ils ne les troublent pas dans leur culte. Malheureusement il n’en est pas ainsi de la part de ces derniers dans les communes où ils sont en majorité.
Les légitimistes ont voté, en général, pour le Prince-président, tandis que les protestans, ou se sont abstenus, ou ont déposé des votes négatifs[1].
Il en été ainsi lors des élections du 29 février[2].
Le clergé catholique de Nîmes jouit à juste titre de la plus grande influence sur les électeurs de sa communion. Les chefs légitimistes exercent aussi de l’influence sur le peuple catholique.
Les légitimistes ont voté, sauf quelques exceptions, pour le candidat du gouvernement ; mais il n’en a point été ainsi dans le parti protestant, dont les chefs sont sans influence sur leurs co-religionnaires de la classe inférieure. Ces derniers ont tous voté pour un candidat de l’opinion la plus avancée, tandis que les hommes honorables de leur culte donnaient leurs suffrages à un co-religionnaire également honorable.
Les protestans de la classe inférieure sont socialistes : ils l’ont prouvé lors des événements de Décembre dernier, car on ne comptait guère que des religionnaires dans les bandes d’insurgés ; ils détestent l’aristocratie protestante, qui les redoute avec raison.
Il est évident que les légitimistes de toutes les nuances sont d’accord, tandis que leurs adversaires sont divisés.
Le gouvernement a des ennemis dans le parti protestant, et ce qu’on peut appeler la mauvaise queue[3] du parti est prête pour toutes les éventualités que pourrait tenter la démagogie.
Le parti légitimiste catholique est dévoué à l’ordre, non par un vif attachement pour le gouvernement, mais par son horreur pour les doctrines du socialisme. On ne le rencontrera jamais sur les barricades à Nîmes : il déteste l’Orléanisme & a vu avec plaisir le décret sur les biens immeubles de la branche cadette[4], tandis que ce même décret a excité le plus vif mécontentement par les protestans qui sont orléanistes.
Il se produit néanmoins un changement d’opinion parmi les légitimistes des campagnes. Les décrets et l’énergie du Prince-président les rassurent ; ils lui savent un gré infini d’avoir terrassé l’anarchie et ils lui tiennent compte aussi de ce qu’il fait pour le clergé, qui se tient à l’écart mais n’est pas hostile.
Ce changement se fait remarquer dans les communes rurales depuis quelques jours. Les commissaires de police des localités de l’arrondissement s’accordent à déclarer que les légitimistes désirent la proclamation de l’empire ; ils craignent les graves perturbations qui peuvent survenir à l’expiration des pouvoirs temporaires du Prince-président.
En résumé : le parti légitimiste n’est pas à craindre à Nîmes et encore moins dans l’arrondissement.
Il n’y a pas de tiers parti dans le département du Gard. Ce que l’on appelle Parti libéral modéré n’y existe pas. Les opinions politiques s’y résument en deux mots : Légitimisme – Socialisme, c’est-à-dire : Catholicisme & Protestantisme.
Vouloir y créer un tiers parti modéré serait chimérique.
Démagogues – Sociétés secrètes
Les principes des démagogues n’ont pas varié. Ils sont en 1852 ce qu’ils étaient en 1851. La clémence irrite les montagnards ; ils ne sont pas reconnaissant des mises en liberté qui ont été prononcées par la Commission mixte[5] ; ils en sont même plus arrogants ; la crainte seule les retient ; il ne faut pas compter sur les protestations dont ils sont prodigues. Pour être plus cachés, leurs ressentiments ne sont pas moins violents : ils les manifestent quand ils croient pouvoir parler sans être entendus par une police vigilante, qui pénètre dans leurs réunions où elle s’assied & boit avec eux.
Les démagogues redoutent l’énergie du magistrat qui représente le pouvoir central dans le département du Gard[6].
Mais la surveillance de la police, facile à exercer à Nîmes, est à peu près nulle dans les petites villes ainsi que dans les communes rurales, où l’administration municipale est confiée à des hommes faibles ou mal intentionnés : les premiers n’osent agir, les autres sont tacitement d’accord avec les hommes de désordre.
Il est bien à désirer que l’institution des commissaires de police soit fortement organisée.
Je ne crois pas que les sociétés secrètes soient dissoutes, mais je suis convaincu qu’elles ne se réunissent plus.
MM. les commissaires de police de Nîmes, fort intelligents et dont la vigilance ne se relâche jamais, n’ont pu saisir la moindre trace de réunions secrètes. Mes investigations particulières à ce sujet n’ont amené aucun résultat.
Il en est ainsi dans les autres localités.
M. le Préfet du Gard m’a demandé un tableau de toutes les sociétés non politiques et non publiques, ainsi que des cercles, qui existent dans l’arrondissement, avec des renseignements sur chaque société. Je transmettrai sous peu de jours ce tableau à ce magistrat, qui pourra statuer en connaissance de cause.
Mœurs
La corruption des mœurs est grande dans la ville de Nîmes : elle part d’en-haut pour descendre sur la classe ouvrière.
La modicité des salaires et le besoin du luxe sont la cause permanente de cet état de choses si affligeant.
La police ne tolère à Nîmes que 12 maisons qui comptent environ 60 filles publiques, mais les filles isolées et entretenues sont nombreuses. Malgré les soins apportés par les commissaires d’arrondissement les maisons de débauche se multiplient et reçoivent des femmes mariées et des jeunes filles de la classe ouvrière qui s’y prostituent.
J’ai fait arrêter et livrer aux tribunaux plusieurs femmes qui favorisaient la corruption de la jeunesse. Les condamnations sévères prononcées contre ces odieuses créatures n’ont pas arrêté le mal, mais elles le renferment dans certaines limites.
Je n’en dirai pas davantage sur ce chapitre.
Jeux de hasard
La fureur des jeux de hasard est à son comble dans cette ville. Le mal est grand : on signale des sommes importantes qui ont été perdues dans quelques cercles.
Ce qui est affligeant, c’est que cette funeste passion a pénétré dans la classe ouvrière qui fréquente certains cafés bien connus, où de malheureux ouvriers jouent et perdent les salaires de la quinzaine ; aussi, des plaintes des épouses, des mères et même des enfants arrivent-elles journellement au bureau central de police.
Il est fort difficile de surprendre les joueurs et banquiers en flagrant délit. Ceux-ci prennent les plus grandes précautions pour échapper aux visites inopinées de la police. Quelques-uns ont été surpris, il est vrai, et punis, mais les condamnations n’ont pas empêché le mal de s’accroître.
M. le Préfet du Gard alarmé de ce grave état de choses et décidé à user des moyens de répression que l’article 2 du décret du 29 décembre 1851[7] met à sa disposition, m’a demandé un état des lieux publics où l’on tolérait des jeux de hasard pour les faire fermer par mesure de sûreté publique. Cet état lui sera adressé incessamment.
Librairie
Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous l’écrire, il existe à Nîmes trois librairies qui fermeront leurs magasins dans le délai prescrit par le décret du 17 février[8], si à l’époque fixée, ils n’ont pas été autorisés.
La loi relative aux colporteurs d’imprimés, gravures, etc., s’exécute avec rigueur[9]. Leurs catalogues et les ouvrages qu’ils ont la permission de distribuer sont vérifiés avec soin.
Je fais visiter soigneusement les magasins des libraires, et je crois pouvoir vous assurer que cette partie si essentielle du service ne laisse rien à désirer.
Théâtre
Conformément à votre circulaire du 23 mars, j’ai prescrit la plus grande surveillance en ce qui concerne le théâtre, & vous serez informé immédiatement, ainsi que M. l’Inspecteur spécial, de tout ce qui pourra présenter quelque importance en ce qui concerne les représentations théâtrales.
Réfugiés
Une surveillance assez active est exercée envers les réfugiés.
J’ai interrogé quelques réfugiés espagnols sur les bruits répandus d’une insurrection carliste en Espagne : ils n’en savent rien.
Je crois que vous pourriez faire interroger à ce sujet un certain baron de Bulot ou Bulos, espagnol réfugié, domicilié à Marseille, après avoir résidé à Nîmes où il était attaché à la police centrale. Cet étranger, qui doit être connu de M. le Commissaire central de Marseille, a logé dans un des hôtels suivant de la même ville : de l’Univers, de Londres, d’Angleterre ou des Empereurs.
Je le crois chargé de surveiller ses compatriotes.
Internés politiques
Les internés politiques envoyés à Nîmes par les commissions mixtes de départements voisins sont dans une position déplorable. Sans ressources et sans travail, ces malheureux languissent de besoin. Il m’a fallu, il y a quelques jours, faire délivrer des bons de pain à trois internés qui n’avaient pas pris d’aliments depuis 24 heures.
Ils me demandent journellement de viser leurs passeports pour d’autres localités, où ils espèrent trouver du travail ; mais je n’ai pas le droit de les autoriser à quitter cette ville où ils meurent de faim.
M. le Maire de Nîmes[10] avait l’intention des les employer dans les ateliers communaux, mais il a été obligé de renoncer à ce projet ; le travail n’est pas abondant à Nîmes & les ouvriers auraient vu avec indignation que des étrangers à la ville, chassés de leurs départements pour pratiques socialistes, eussent trouvé du travail qui manque à un grand nombre de journaliers. Les ouvriers sont presque tous légitimistes à Nîmes, et ces malheureux internés auraient été la cause de rixes et d’attroupements.
Il est d’une urgence extrême d’aviser aux moyens de faire cesser ce état de choses si affligeant.
M. le Préfet du Gard ne peut prendre sur lui d’autoriser ces malheureux à quitter cette résidence ; il a dû vous écrire.
Cafés, cabarets & lieux publics
Ces établissements sont surveillés avec soin et la police exige qu’ils soient fermés à l’heure fixée par les règlements municipaux.
M. le Préfet en a fait fermer quelques-uns par mesure de sûreté publique.
Fabriques
J’ai chargé MM. Les Commissaires de police de me fournir pour toutes les fabriques des états qui comprendraient le nombre des ouvriers des deux sexes, le chiffre des salaires & leur total à payer par jour et par chaque fabrique, ainsi que les renseignements sur la fabrication et l’écoulement des produits.
Je n’ai pas encore reçu tous ces états qui me seront fort utiles pour la confection d’un rapport général dont j’aurai l’honneur de vous adresser une copie.
La fabrication des taffetas et étoffes de soie est active dans le moment actuel, et quelques chefs de maison ne peuvent suffire aux commandes des Etats de l’union.
Salubrité publique
Il est extrêmement à désirer que la loi sur les logements insalubres[11] soit ramenée à exécution. Il parait que l’administration municipale ne s’en est pas encore occupée.
Police
Les deux polices municipale et judiciaire sont vigilantes.
Les faits qualifiés crimes par la loi sont fort rares à Nîmes. Les auxiliaires du ministère public n’ont guère à poursuivre que des délits correctionnels.
La tranquillité la plus parfaite règne dans la ville.
Le Commissaire central de l’arrondissement,
Signé : S.
[1] Lors du plébiscite des 20 et 21 décembre 1851, le Gard a donné 70283 OUI et 18919 NON.
[2] Le candidat officiel, Dominique Léonce Curnier, a été élu dans la première circonscription du Gard avec 13271 voix contre 3770 pour le candidat suivant.
[3] Les derniers fidèles d’un mouvement en fin de course (d’après Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2016)
[4] Le décret du 22 janvier 1852 rattachait les biens de la famille d’Orléans (celle de Louis-Philippe) au domaine de l’État.
[5] Sur les 386 Gardois poursuivis, la commission mixte n’a décidé qu’une seule remise en liberté. L’auteur veut certainement parler ici des 166 qui ont été condamnés à la surveillance de la police et qui ont donc échappé à l’internement hors du département (7), au tribunal correctionnel (4), à l’éloignement momentané du territoire (1), à l’expulsion (5), à la déportation en Algérie (199), à la transportation à Cayenne (2) ou au Conseil de guerre (1).
[6] C’était alors M. Pougeard-Dulimbert (1868) [note originale] Henri Pougeard-Dulimbert est préfet du Gard de 1852 à 1865. C’est lui qui avait mené la lutte contre la résistance républicaine de Décembre lorsqu’il était préfet des Pyrénées-Orientales.
[7] Art. 1er. Aucun café, cabaret ou autre débit de boissons à consommer sur place, ne pourra être ouvert, à l’avenir, sans la permission préalable de l’autorité administrative.
Art. 2. La fermeture des établissements désignés en l’art. 1er qui existent actuellement ou qui seront autorisés à l’avenir pourra être ordonnée, par arrêté du préfet, soit après une condamnation pour contravention aux lois et règlements qui concernent ces professions, soit par mesure de sûreté publique.
[8] Il s’agit là du décret organique sur la presse du 17 février 1852 qui, dans ses dispositions transitoires, article 35, prévoit : « Un délai de trois mois est accordé pour obtenir un brevet de libraire à ceux qui n’en ont pas obtenu et font actuellement le commerce de la librairie.
Après ce délai, ils seront passibles, s’ils continuent leur commerce, des peines édictées par l’art. 24 de la présente loi ([sic]. »
L’article 24 disposait que : « Tout individu qui exerce le commerce de la librairie sans avoir obtenu le brevet exigé par l’art. 11 de la loi du 2 octobre 1814 sera puni d’une peine d’un mois à deux ans d’emprisonnement, et d’une amende de 100 francs à deux mille francs. L’établissement sera fermé. »
[9] Les lois de 1849 et 1852 imposent trois conditions pour la vente d’une publication par colportage : l’examen préalable de l’ouvrage par une commission, l’apposition d’une estampille sur chaque exemplaire, le port d’un passeport spécial par tous les colporteurs.
[10] Frédéric Vidal
[11] La loi du 13 avril 1850.