Benjamin Flotte
article publié dans le Bulletin de l’Association 1851, 95, juin 2023, pp. 1-5
mis en ligne le 11 juillet 2023
Benjamin Flotte
par René Merle
C’est en mémoire de mon vieil ami et camarade Paul Reybaud (1921-2015), – militant communiste, grand résistant, « docteur du peuple » dans ma ville ouvrière natale, et soutien de l’Association 1851 -, que j’écris ces quelques lignes sur Benjamin Flotte (1812-1888), qui était son grand oncle, et dont il m’a souvent parlé.
On pouvait lire le 18 août 1888 dans le grand journal national, L’Intransigeant, ce billet nécrologique :
« Obsèques de Benjamin Flotte
Les obsèques du regretté Benjamin Flotte ont eu lieu, à Cuers, au milieu d’une affluence considérable.
Le cercueil disparaissait littéralement sous les fleurs et les couronnes.
Des délégations de toutes les villes voisines suivaient le corbillard.
Au cimetière, trois discours ont été prononcés : le premier, par le citoyen Lemoine, de Toulon, qui a retracé à grands traits les grandes lignes de la vie exemplaire et modeste de ce révolutionnaire si dévoué à la République.
L’assistance s’est séparée aux cris de « Vive la Commune ! »
Le corps de Flotte a été provisoirement déposé dans un caveau de la famille, car les désirs du défunt étaient de reposer à côté de Blanqui. »
C’est donc à Cuers (83), localité martyre de la répression de 1851, profondément républicaine et berceau du jeune socialisme varois, qu’allait reposer la dépouille d’un de ses enfants, revenu mourir au pays, un pays que ce fils d’une longue lignée de boulangers pâtissiers avait quitté tout jeune pour rejoindre à Paris un autre enfant Flotte déjà établi dans la capitale, et y faire son apprentissage de cuisinier… et de révolutionnaire.
Et c’est devant les représentants de tout ce que le Var comptait de socialistes, libertaires, francs maçons, libres penseurs, radicaux avancés que l’ouvrier de l’arsenal de Toulon et militant libertaire avait évoqué la longue vie de luttes et d’aventures de Benjamin Flotte.
La presse varoise avait évidemment rendu compte de l’événement, mais pourquoi cette mention dans le grand journal parisien du célèbre Henri Rochefort ?
L’Intransigeant, fondé le 14 juillet 1880 par Rochefort, rentré d’exil avec l’amnistie, soutint à ses débuts les différentes chapelles socialistes, et en particulier les blanquistes. Mais si en 1888 le journal avait changé d’orientation, en devenant boulangiste, Rochefort devait bien ce billet à Benjamin Flotte.
Flotte, en effet, présida en avril 1874, à San Francisco, la commission chargée d’accueillir, au terme de leur long voyage dans le Pacifique, six évadés du bagne de Nouméa, où ils croupissaient comme tant de Communards. Et parmi eux Rochefort. Flotte était également chargé de recueillir les fonds qui allaient permettre aux évadés de rejoindre l’Europe via New York.
Mais quels hasards de l’existence avaient donc amené à San Francisco notre cuisinier où il possédait un très prospère hôtel restaurant ?
Il faut pour les connaître revenir à ses années parisiennes, bien documentées par Michel Cordillot dans La sociale en Amérique et dans le dictionnaire Maitron.
Flotte n’avait pas 18 ans quand il participa à l’insurrection parisienne des Trois Glorieuses de 1830, qui abattirent la monarchie des Bourbons, et il y fut blessé. Mais le jeune républicain ne pouvait se satisfaire de la nouvelle et très bourgeoise Monarchie de Juillet Tout en travaillant comme employé cuisinier, puis petit cuisinier-restaurateur, le jeune militant blanquiste paya durement son activité militante révolutionnaire dans les sociétés secrètes républicaines, et notamment à la Société des Saisons, fondée par Blanqui.
Qu’on en juge : deux mois de prison en 1835, puis trois années de terrible détention, notamment au Mont St. Michel, de septembre 1839 au 2 avril 1842. Et quinze mois de prison encore en octobre 1847 : la Révolution de février 1848 l’en libéra.
Pour autant, Flotte était dans ses années de liberté militant actif de la corporation des cuisiniers, qu’il orienta vers la création de coopératives. Vous pouvez lire sur Gallica l’extraordinaire document sociologique et revendicatif qu’il coécrit en 1845 : La Table à Paris. Mystères des restaurants, cafés et comestibles, promenades d’un friand à travers les rues de la capitale, V. Bouton, éditeur du journal La Table, 1845.
« Et si par hasard j’ai écrit ce livre, c’est qu’un jour – contrairement à mes habitudes – j’ai mangé ailleurs que chez moi ; ce jour-là, j’ai vu qu’il y avait une grande foule, composée d’un million d’âmes, qu’on nomme Paris, cette foule au teint jaune, et qui, sous son luxe comme sous ses haillons, a des maux d’entrailles, ne sait pas manger, me dis-je ; j’en eus pitié : c’est grand.
Oui, vous tous, qui êtes la société moderne, vous que les révolutions ont élevés, et qui formez une nouvelle hiérarchie depuis le banquier jusqu’à l’exploiteur réduit à sa plus simple expression ; vous pour qui travaillent ces millions d’hommes qu’on nomme prolétaires, eh bien, vous bourgeois, vous ne savez pas seulement ce que vous mangez ! »
Avec la naissance de la République de 1848, Flotte peut afficher au grand jour son engagement blanquiste. Il héberge chez lui Blanqui enfin libéré, et le siège de sa Société républicaine centrale blanquiste.
En mars 1848, il est rédacteur et cosignataire de la pétition Aux membres du Gouvernement pour l’organisation du travail :
« Citoyens,
Un arrêté émané de votre sagesse porte :
« Attendu qu’un travail manuel trop prolongé, non-seulement ruine la santé du travailleur, mais encore, en l’empêchant de cultiver son intelligence, porte atteinte à la dignité de l’homme ; »
Les corps d’États des Cuisiniers et Pâtissiers, qui comptent à Paris plus de dix mille ouvriers, ont l’honneur de vous exposer qu’ils sont assujettis presque touts à un pénible travail de plus de quinze heures par jour, et généralement de 45 à 50 degrés de chaleur, qui, joint au manque d’air nécessaire à la vie, font de leurs cuisines de vrais tombeaux d’hommes vivants. »
La pétition exige la création d’un Conseil de Prud’hommes, la création d’une Société spéciale de placement tenue par un conseil ouvrier, la journée de dix heures, la réglementation des heures de nuit et des jours de garde, la réglementation du travail des enfants. Elle se termine sur l’espérance de l’Association alors tellement en vogue dans les milieux ouvriers…
La répression de la manifestation « communiste » du 15 mai 1848 à Paris envoie à nouveau Flotte en prison avec d’autres dirigeants révolutionnaires. On voit son visage sur la première ligne du document ci-joint :
Ainsi était décapité le « parti » blanquiste, héritier des sociétés secrètes insurrectionnelles de la Monarchie de Juillet.
Flotte prit résolument le parti de Blanqui contre les accusations mensongères de Barbès, et fit publier alors Les calomniateurs démasqués : protestation du citoyen B. Flotte, accusé devant la Haute Cour de justice séant à Bourges, Paris, au bureau de la Commune sociale, 1849.
Après des mois d’emprisonnement, Flotte est condamné en 1849 à cinq ans de très dure détention.
Libéré en 1854, il est assigné à résidence à Brignoles, dans le Var, avec interdiction de rejoindre son Cuers natal.
Il décida d’émigrer en Californie.
On imagine l’interminable voyage par mer (le Cap Horn !) ou par l’immense et dangereuse traversée terrestre. La fortune était au bout, dans cette minuscule bourgade de cette terre volée au Mexique en 1848 par les États Unis, qui soudain, avec la ruée vers l’or, devenait le lieu d’accueil de dizaines de milliers d’émigrants de toutes origines. Flotte y exerça ses talents de cuisinier et devint rapidement propriétaire d’un très prospère hôtel restaurant, où il fit venir, pour l’aider, le jeune couple cuersois Dol dont le mari était ouvrier boulanger de la famille Flotte.
Ainsi se terminait la première partie de la vie de Flotte, cuisinier à Paris et militant révolutionnaire. Flotte, tout en continuant à militer (il fut actif dans la section locale de l’Association Internationale des Travailleurs créée par Marx en 1864, et gardait par journaux et correspondance un contact étroit avec les milieux blanquistes de New-York) était devenu un notable de cette incroyable capitale née de la cupidité humaine.
Tel était l’homme qui avait accueilli Rochefort en 1874.
Mais, et ici son propre passé rejoignait celui de Rochefort, dès la proclamation de la Troisième République en septembre 1870, Blanqui à peine libéré avait battu le rappel de ses partisans, et Flotte n’avait pas hésité à confier aux Dol la gestion de son affaire et à quitter San Francisco pour Paris, où il retrouvait Blanqui libéré, mais pour si peu de temps.
Flotte est signataire de la fameuse affiche rouge, placardée dans les rues de Paris dans la nuit du 5 au 6 janvier 1871, alors que Paris était encore assiégée par les Prussiens. Elle appelait à la création de la Commune !
« « Au peuple de Paris,
Les délégués de vingt arrondissements de Paris.
Le gouvernement qui, le 4 septembre, s’est chargé de la défense nationale a-t-il rempli sa mission ? — Non !
Nous sommes 500 000 combattants et 200 000 Prussiens nous étreignent ! À qui la responsabilité, sinon à ceux qui nous gouvernent ? Ils n’ont pensé qu’à négocier au lieu de fondre des canons et de fabriquer des armes.
Ils se sont refusés à la levée en masse.
Ils ont laissé en place les bonapartistes et mis en prison les républicains.
Ils ne se sont décidés à agir enfin contre les Prussiens qu’après deux mois, au lendemain du 31 octobre. Par leur lenteur, leur indécision, leur inertie, ils nous ont conduits jusqu’au bord de l’abîme : ils n’ont su ni administrer ni combattre, alors qu’ils avaient sous la main toutes les ressources, les denrées et les hommes.
Ils n’ont pas su comprendre que dans une ville assiégée, tout ce qui soutient la lutte pour sauver la patrie possède un droit égal à recevoir d’elle la subsistance ; ils n’ont rien su prévoir : là où pouvait exister l’abondance, ils ont fait la misère ; on meurt de froid, déjà presque de faim : les femmes souffrent, les enfants languissent et succombent. La direction militaire est plus déplorable encore : sorties sans but ; luttes meurtrières sans résultats ; insuccès répétés, qui pouvaient décourager les plus braves ; Paris bombardé. Le gouvernement a donné sa mesure : il nous tue. Le salut de Paris exige une décision rapide. Le gouvernement ne répond que par la menace aux reproches de l’opinion. Il déclare qu’il maintiendra l’ORDRE, comme Bonaparte avant Sedan.
Si les hommes de l’Hôtel de ville ont encore quelque patriotisme, leur devoir est de se retirer, de laisser le peuple de Paris prendre lui-même le soin de sa délivrance. La municipalité ou la Commune, de quelque nom qu’on appelle, est l’unique salut du peuple, son seul recours contre la mort. Toute adjonction, ou immixtion au pouvoir actuel ne serait qu’un replâtrage, perpétuant les mêmes errements, les mêmes désastres. Or la perpétuation de ce régime, c’est la capitulation, et Metz et Rouen nous apprennent que la capitulation n’est pas seulement encore et toujours la famine, mais la ruine et la honte. C’est l’armée et la Garde nationale transportées prisonnières en Allemagne, et défilant dans les villes sous les insultes de l’étranger ; le commerce détruit, l’industrie morte, les contributions de guerre écrasant Paris : voilà ce que nous prépare l’impéritie ou la trahison.
Le grand peuple de 89, qui détruit les Bastilles et renverse les trônes, attendra-t-il dans un désespoir inerte, que le froid et la famine aient glacé dans son cœur, dont l’ennemi compte les battements, sa dernière goutte de sang ? — Non ! La population de Paris ne voudra jamais accepter ces misères et cette honte. Elle sait qu’il en est temps encore, que des mesures décisives permettront aux travailleurs de vivre, à tous de combattre.
Réquisitionnement général
Rationnement gratuit
Attaque en masse
La politique, la stratégie, l’administration du 4 septembre, constituées de l’Empire, sont jugées.
Place au peuple !
Place à la Commune ! »
Le rôle majeur que joua ensuite Flotte communard dans les négociations sur le sort des otages est imparablement documenté, documents originaux à l’appui, dans sa brochure Blanqui et les otages en 1871, documents historiques, publiée en 1885 (imp. Jeannette, Paris) alors qu’il était de retour à Paris. Flotte y écrit :
« Le 12 février 1871, jour de la publication d’une brochure de Blanqui, intitulée : Un dernier mot, nous quittions Paris, Blanqui, Tridon et moi, eux pour aller à Bordeaux, moi pour aller à Cuers (Var), où des affaires m’appelaient ».
Le 27 mars, Flotte recevait de Tridon (ardent compagnon de lutte de Blanqui), la lettre suivante :
« La Commune est proclamée à Paris. Ne perds pas une minute. viens de suite. Blanqui qui nous serait si nécessaire a été arrêté le 17. Cette arrestation est un malheur pour la Commune ».
Flotte revient immédiatement à Paris le 29 mars. Le 6 avril Tridon proposa une négociation avec Versailles pour arriver à l’échange de Blanqui contre les personnalités, (dont l’archevêque Darboy, son grand vicaire Lagarde et d’autres ecclésiastiques), que la Commune avait prises en otages pour protester contre les exécutions sommaires de combattants communards. Flotte est désigné pour rencontrer l’Archevêque Darboy dans sa prison afin d’ouvrir les négociations. Le 9 avril, Flotte propose à Darboy de rédiger une lettre demandant à Thiers la libération de Blanqui en échange de la libération des 5 otages religieux. Darboy accepte. Il est convenu que le grand vicaire Lagarde portera la lettre à Thiers (Lagarde promettant de revenir se constituer prisonnier si la négociation échoue). Arrivé à Versailles, Lagarde informe la Commune qu’il ne parvient pas à obtenir une réponse. Les choses traînent. Le 23 avril Flotte rencontre un Darboy très triste de la non réponse de Versailles, il envoie à Thiers une note de protestation que transmettra l’ambassadeur américain. « On ne comprend guère, écrit-il, que dix jours ne suffisent pas à un gouvernement pour savoir s’il veut accepter ou non l’échange proposé. ». Sur ordre de la Commune, propose alors la libération de tous les otages en échange de Blanqui, maintenu par Versailles dans le secret le plus rigoureux. De son côté l’archevêque fait agir auprès de Thiers le nonce du pape, l’ambassadeur américain et le maire de Londres. Le 12 mai Flotte, citoyen américain, est reçu par Thiers à Versailles : Thiers nie que ses soldats se conduisent de façon inhumaine et affirme donc que les otages ne risquent rien. Rien ne lui prouve que la vie de l’archevêque soit en danger. Il affirme à Flotte : « Cette question d’échanges a déjà deux fois été agitée au Conseil. Demain matin je la présenterai de nouveau à la Commission des Quinze. Je n’oublierai rien pour la faire prendre en considération. ». Le lendemain, Thiers affirme à Flotte que l’échange n’était pas possible car « rendre M. Blanqui à l’insurrection c’était lui envoyer une force égale à un corps d’armée », mais qu’il l’autorisait « à dire à l’archevêque que mes choses pouvaient changer d’un jour à l’autre et qu’il n’oublierait rien pour le retirer de la fâcheuse position où il se trouvait. ». Flotte rappelle qu’il est possible par l’échange de faire libérer tous les otages. Thiers refusa.
Devant le cynisme de Thiers, Flotte n’avait plus qu’à se retirer.
Et il conclut : « Les personnes qui ont lu avec attention ce qui précède croiront difficilement que M. Thiers ait pu refuser l’échange proposé. Comment, en effet, admettre qu’un homme qui peut sauver tant d’existences s’y refuse avec une si cruelle obstination ? […] Il savait que la Commune aurait trouvé avec Blanqui une direction militaire, et en même temps une direction politique. Il ne le voulait à aucun prix. » Et l’exécution programmée des otages lui donnerait le prétexte d’assouvir une terrible vengeance contre la Commune.
Après la Semaine sanglante, son statut de citoyen étatsunien permit à Flotte d’échapper de justesse à la répression. Il revint alors dans le Var pour quelques mois, risqua la prison pour avoir aidé la tentative d’évasion d’un bagnard républicain à Toulon début 1872, et regagna San Francisco où il retrouva son prospère hôtel – restaurant.
On sait peu de choses sur la vie de Flotte après l’amnistie de 1880.
Il revint à Paris, puis à Cuers où il jouissait de la sympathie affectueuse des républicains avancés, Cuers qui avait accueilli superbement en 1879 Blanqui tout juste libéré.
Petite anecdote que m’a contée Paul Raybaud : avant de rentrer définitivement en France, Flotte avait fait jurer aux Dol et à leurs enfants de ne jamais abandonner la langue française et la langue provençale. Après la libération de Cuers en août 1944, on put croiser dans les rues du village un GI qui de sa jeep essayait de communiquer dans un idiome surprenant avec les gens du cru, dans lequel l’on finit par reconnaître du provençal. C’était un descendant des Dol qui n’avait pas oublié la recommandation de Flotte.
René Merle