L’Evénement, 10 août 1881
Ce document fait partie d’une série consacrée à l’inauguration du monument d’Aups.
L’Evénement est un journal créé en 1872 par deux anciens du Figaro, Edmond Magnier et Auguste Dumont.
Edmond Magnier est, au moment de l’inauguration du monument, rédacteur en chef du journal et conseiller général du canton de St-Tropez. Primitivement candidat à l’élection législative du 21 août 1881, il retire sa candidature le 15 août au profit de Jules Roche, désigné par le congrès de l’arrondissement de Draguignan. D’abord proche de Thiers, il a évolué vers le radicalisme, dont il se réclame à ce scrutin. Il devient par la suite maire d’Hyères (1887-1888), président du Conseil général (1890 à 1892) et sénateur (1891 à 1895). Il est déchu de ce dernier mandat à la suite de sa condamnation pour détournement de fonds publics dans le « Scandale du Littoral », cet « autre Panama », concernant la Compagnie des Chemins de Fer du Sud.
L’Evénement, 10 août 1881
LA FÊTE D’AUPS
Dimanche dernier a été inauguré solennellement, à Aups, le monument élevé à la mémoire des martyrs du Var qui tombèrent le 10 décembre 1851 pour la défense des lois et de la liberté.
Dès le matin, la ville était en fête. De tous côtés arrivaient des milliers de voitures amenant à Aups un flot de républicains accourus de tous les points de ce département si patriotique et si dévoué à la grande cause de la démocratie.
A onze heures le canon tonne, annonçant à la population que la glorification des héros et des martyrs de l’infâme guet-apens de Décembre va commencer.
Aups et les communes environnantes sont entièrement pavoisés de drapeaux. Des couronnes de fleurs s’entassent autour de la mairie, en attendant le moment de les déposer sur le monument, qu’entoure un voile noir dérobant aux yeux les noms des martyrs.
Un grand nombre de maires, ceints de leur écharpe, sont confondus dans la foule.
Enfin, l’arrivée de M. le préfet du Var et des autres autorités du département est annoncée par des salves d’artillerie.
Le cortège s’avance, précédé par des musiques qui jouent la Marseillaise.
L’émotion est indescriptible, la foule se découvre et un immense cri de : Vive la République ! se fait entendre.
En tête marchent M. Ph. Mossy, l’honorable et excellent maire d’Aups; MM. Jules Boyer et Carmagnols[1], adjoints, et le conseil municipal. Puis viennent les conseillers généraux du département et toutes les notabilités politiques, industrielles et agricoles de cette vaillante contrée.
La voiture de M. le préfet, escortée par la gendarmerie à cheval, est entourée par la foule sympathique et recueillie.
Le cortège arrive devant la mairie ; M. Mossy, maire d’Aups, souhaite alors la bienvenue au préfet dans les termes suivants :
Monsieur le préfet, messieurs,
Combien nous sommes heureux, messieurs, de recevoir dans nos murs les hauts fonctionnaires du département conviés à l’acte de réparation dont la ville d’Aups s’honore. Interprète du conseil municipal et de la population, soyez les bienvenus au milieu de nous.
Cette journée restera gravée longtemps dans tous les cœurs et trouvera place dans l’histoire de notre cité, car elle nous apprend qu’il ne faut jamais désespérer ni de la liberté ni de la justice.
Puissiez-vous, messieurs, être satisfaits comme nous le sommes nous-mêmes de cette population qui vous acclame et vous respecte ; nous garderons tous le souvenir de votre présence au milieu de nous dans cette démonstration pacifique, après trente ans d’oubli.
Vive la République !
Ces paroles sont couvertes d’applaudissements et M. le préfet, avec son aménité bien connue, remercie à son tour la ville d’Aups de sa gracieuse réception, qui lui est chère à ce titre surtout qu’elle lui fournit l’occasion de s’associer à une œuvre vengeresse du crime de Décembre.
La foule ponctue cette allocution de cris répétés de : Vive la République ! Vive M. le préfet !
Le banquet commence. Aux places d’honneur sont assis plusieurs proscrits de Décembre.
Au dessert, plusieurs toasts sont portés par M. Alexandre Rey, préfet du Var ; M. Bessat, procureur général ; M. le maire d’Aups, et par M. Jules Boyer, adjoint au maire d’Aups, qui s’exprime en ces termes :
Je bois à l’illustre président d’honneur de cette solennité, M. Léon Gambetta, ainsi qu’à tous nos précieux hôtes.
Le nom de M. Gambetta est acclamé. Le banquet se terminé, car l’heure où doit commencer la cérémonie a sonné.
De nombreuses couronnes sont déposées au pied du monument.
Sur l’estrade réservée prennent place : M. Alexandre Rey, M. le procureur général, M. le maire d’Aups, MM. les sous-préfets de Toulon et de Brignoles, M. Dréo, député, M. de la Souchère, secrétaire général du Var; M. le procureur de la République de Draguignan, M. Dutasta, maire de Toulon, M. Edmond Magnier, conseiller général de Saint-Tropez, directeur de l’Evénement, M. Fabre, procureur de la République[2], etc.
M. le maire d’Aups commence la cérémonie par le discours suivant :
Mes chers concitoyens,
L’immortelle devise : Liberté, égalité, fraternité, symbole du peuple souverain et guide naturel des hommes nous offre aujourd’hui la vérité frappante de sa toute-puissance influence morale.
Il y a bientôt trente ans que notre ville d’Aups fut sous l’empire d’un conflit armé.
D’une part le peuple combattant pour ses droits et la constitution violée.
D’autre part, la force armée repoussant ce peuple, demandant le maintien des droits de l’homme au profit d’un César qui, président de la République alors, substitua son gouvernement personnel au gouvernement de tous.
La force primant le droit, il y eut représailles, et bien des familles se virent enlever brutalement leurs chefs, qui expièrent dans l’exil la faute d’avoir succombé ; d’autres furent passés par les armes.
Nous les avons vus, quoique jeune encore[3], ces journées lugubres ou le césarisme napoléonien fit couler le sang du peuple ; nous avons vu aussi ces jours de deuil et d’effroi qui suivirent alors qu’on venait arracher dans sa famille le père ou le fils incarcéré ou conduit sur la terre de la déportation[4].
En présence de tels actes, le peuple courba la tête et attendit.
Il attendit avec calme, mais sachant bien qu’il marchait vers le but tant désiré, car qui peut s’opposer à la volonté d’une nation forte et généreuse comme la France ?
La démocrates devait une revendication éclatante aux victimes du 2 Décembre, parce qu’elles sont tombées en tenant la hampe du drapeau républicain.
Il restait un devoir sacré à accomplir aux survivants de cette date néfaste : c’était celui d’élever un monument funèbre sur les lieux mêmes où le sang abreuva le sol.
Ce devoir a été compris.
Le conseil général du Var, dans sa séance du 22 avril 1879, a voté l’élection [sic] de ce monument comme œuvre de réparation et de Justice à la mémoire des martyrs de la liberté et de ceux qui, convaincus de leurs actes au profit de l’humanité entière scellèrent de leur sang l’étape éloignée qui nous a conduits au gouvernement de la souveraineté nationale.
Chers concitoyens, en ce jour solennel, soyons fiers de rendre un témoignage de pieux souvenir aux victimes qui, en quittant cette terre, ont ouvert la tranchée de l’avenir et du bonheur des peuples ; soyons fiers, car par elles nous avons reconquis nos institutions républicaines que nous léguerons à nos enfants comme un gage éternel de fraternité, d’union et de paix.
Merci à vous tous qui avez contribué à édifier cette modeste colonne et tenu à honneur d’assister à son inauguration, montrant ainsi votre sympathie pour ces humbles victimes du devoir.
Merci aussi à ceux qui de loin s’unissent à nous par la pensée et nous suivent avec amour. De ce nombre, n’oublions pas le citoyen Gambetta, président d’honneur de cette fête ; l’illustre poète national Victor Hugo, le grand historien Louis Blanc, les députés Madier-Montjau et Talandier, les ministres Jules Ferry et Constans, ainsi que nos députés et sénateurs du Var, absents, qui tous ont adhéré avec enthousiasme à l’acte de justice qui nous réunit aujourd’hui.
Et, en terminant, qu’il me soit permis d’adresser nos plus vives sympathies a M. l’avocat Bessat, procureur général, l’homme éminent qui a mis si souvent son vaste talent au profit de la cause des opprimés.
A M. Rey, notre préfet, dont le dévouement au gouvernement républicain nous est si bien connu.
Et vous, martyrs dont les noms sont burinés sur la pierre, que vos mânes reposent en paix ! Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir.
Vive la République !
Puis, M. Bon. vice président du conseil général, rappelle en termes émus l’horrible tragédie dont Aups fut le théâtre en décembre 1851 et termine ainsi :
Cette cérémonie apprendra à la postérité que le triomphe de la force n’est que passager et que la justice arrive à son heure qui venge noblement les victimes !
M. le préfet se lève alors et prononce, au milieu d’un silence religieux, un discours éminemment remarquable, d’où nous extrayons les passages suivants :
Vous savez tous cette noble et lamentable histoire de l’insurrection du Var. Vous savez tous quel a été l’héroïsme, quel a été le dévouement, quelles ont été les cruautés de la victoire, quelles aussi les gloires de la défaite. On n’a pas calculé le nombre, on n’a pas calculé la difficulté, on n’a pas calculé le péril. On n’a vu qu’un attentat à réprimer, on n’a vu qu’un devoir à remplir. Et on a combattu. Et on est mort. Et la liberté est morte avec ceux qui étaient morts pour elle. Mais, elle, du moins, devait revivre.
Nous ne saurions trop admirer le courage, l’abnégation de ces combattants du Var. Il fallait que l’acier de leur cœur fût d’une trempe bien particulièrement énergique. Dans une grande ville, dans celle, par exemple, qu’on peut appeler la capitale des révolutions comme des gouvernements, à Paris, tout prend de la grandeur, la grandeur du théâtre même de l’action, tout exalte les caractères, tout décuple les forces. Il semble que l’Histoire ait les yeux fixés sur vous. On combat en présence de ses concitoyens. On se sent les coudes, comme on dit. Ici, il s’agissait de combats partiels et isolés. Il s’agissait de mourir obscurément sur une route, au bord d’un fossé, au coin d’un bois, comme dans un meurtrier guet apens tendu par de vulgaires et vils malfaiteurs. Il s’agissait de ces horribles, de ces lâches exécutions qui s’accomplissaient furtives comme des assassinats, et qui s’acharnaient sur des cadavres, comme pour y chercher et y anéantir un dernier souffle, une dernière palpitation d’honneur, de courage, de républicanisme. C’est ainsi que Bidauré fut fusillé deux fois. Admirez et maudissez ce raffinement de supplice. Deux agonies, deux morts pour une seule vie ! Ainsi le voulait la sécurité du crime. Et il n’y a pas eu qu’un seul Bidauré dans le Var.
Puis, après le meurtre vint la proscription. 2,475 décisions des commissions mixtes[5] témoignent assez du patriotisme républicain du Var et des craintes au despotisme[6]. Et si, à la place même où je parle, à la place où se dresse ce monument pieusement commémoratif, la terre sur laquelle ruissela un sang généreux pouvait parler, cette voix du sang qui sortirait de terre dépasserait toute parole, et vous ferait frémir en faisant revivre sous vos yeux un tel passé. Gloire aux proscrits ! Gloire aux morts ! Gloire aux martyrs de la loi !
En ce moment se présente à ma pensée un rapprochement qui n’est pas un rapprochement artificiel, mais qui est une réalité de l’histoire. Pendant qu’à une extrémité du territoire, dans le Var, d’obscurs mais courageux soldats de la démocratie prenaient, au péril de leur vie, la défense de la République, Paris, d’illustres chefs de cette même démocratie cherchaient à organiser la résistance au coup d’Etat. Un comité insurrectionnel s’était spontanément formé, sans autre mandat que celui du péril commun, de l’indignation commune, des lois à défendre, de la République à sauver.
Et ici, permettez-moi de placer un souvenir qui a son intérêt, au point de vue des leçons que contiennent parfois les événements, et des étranges revirements des choses humaines. Le Comité choisit pour siège de ses délibérations et pour centre de son action le domicile d’un républicain, à coup sûr, mais de quel républicain ?
Précisément de celui-là même qui préside aujourd’hui aux destinées de la République, alors frappée à mort, on le croyait du moins, maintenant plus vivante que jamais, de celui qui exerce la première magistrature du pays, avec cette haute autorité morale, ce prestige qu’il doit à ses éminents services, à son ferme caractère, à ses talents supérieurs d’homme d’Etat, enfin à sa vie à la fois si éclatante et si pure. Le coup d’Etat avait pris ses précautions. M. Jules Grévy avait été emprisonné la nuit à Mazas, avec tant d’autres hommes politiques dévoues à la République et à la liberté. Il n’y a pas longtemps, ayant l’honneur d’être reçu par l’illustre chef de l’Etat, je ne pus m’empêcher de lui dire, dans une de ces conversations que son affabilité courtoise et simple, facilement oublieuse des distances hiérarchiques, permet très volontiers et très républicainement : « Monsieur le Président, je ne me doutais guère, quand au 2 Décembre nous envahissions en quelque sorte votre domicile pour vous demander vos conseils et votre concours, que la prison de Mazas serait votre première étape vers ce palais de l’Elysée d’où était parti l’ordre de votre incarcération, et où vous représentez aujourd’hui la République. »
N’est-ce pas, mes chers concitoyens, qu’il y a parfois de la justice dans l’histoire ?
Parmi les illustrations qui composaient le comité insurrectionnel et auxquelles s’était mêlée mon obscurité, laissez-moi vous en citer quelques unes que vous connaissez, que vous admirez, et dont vous aimerez à associer les noms à ceux de vos compatriotes qui, sans le savoir, se rencontrant, malgré la distance, avec des frères inconnus dans le même héroïsme, combattaient, à la même heure, le même bon combat. Il y a un de ces noms qui est déjà venu à votre pensée, celui qui nomme la plus grande gloire littéraire de ce siècle et bien des siècles, j’ai dit Victor Hugo ! Je le vois encore soit à la table du comité, où il rédigeait d’admirables proclamations, soit à la place de la Bastille et au faubourg Saint-Antoine, partout également énergique et résolu, partout se montrant à la hauteur de sa gloire et de son devoir. O cher grand Victor Hugo, vous avez mérité cent fois la mort que vous affrontiez, puisqu’à ce moment tout défenseur de la loi était un rebelle et l’honneur un crime, oui, vous avez mérité cent fois la mort, dans cette matinée sinistre, où, fou de civique indignation, fou de patriotique douleur, vous offriez votre poitrine désarmée aux coups de la conspiration bonapartiste, vous flétrissiez le parjure, vous menaciez de la vengeance des lois l’attentat aux lois, face à face avec ces généraux, ces officiers, ces soldats dont plus d’un sans doute s’émouvait de vos appels au devoir, mais que la discipline maintenait immobiles sous ce noble uniforme militaire, qui, depuis, à la frontière, quand la France fut livrée à l’étranger par la plus imprévoyante des guerres, troué de balles ennemies, inondé d’un sang héroïque, montra ce qu’est véritablement le soldat français, quand il combat et meurt pour la patrie.
Il semblait ce jour-là que la gloire vous couvrait de son invisible égide. Elle ne voulut pas qu’une balle lâchement, impérialement assassine, vint tuer tant de chefs-d’œuvre que nous réservait le plus noble, le plus fécond des exils politiques. Elle ne voulut pas qu’à ce moment tombât le Victor Hugo des Châtiments, le Victor Hugo des Contemplations et de la Légende des Siècles, le Victor Hugo des Misérables, des Quatre vents de l’esprit (suivant un mot célèbre au poète lui-même, j’en passe et des meilleures), le Victor Hugo de la France, le Victor Hugo de l’humanité, le Victor Hugo de l’immortalité. Recevez, grand poète, grand citoyen, l’expression du respectueux souvenir que je vous adresse au milieu de cette foule qui vous acclame, devant cette colonne élevée en mémoire d’un des plus terribles épisodes de cette insurrection dont vous fûtes un des plus intrépides héros, comme vous en restez l’Immortel historien.
Dans ce comité figurait, au premier rang, un de vos compatriotes, un fils du Var, une des plus hautes illustrations du barreau et de la tribune, orateur d’une puissance extraordinaire, qui joignait à la plus saisissante originalité de la forme la plus grande solidité du fond, et chez qui l’éloquence — je puis le dire, moi qui ai pénétré dans cette âme — dérobait en quelque sorte aux yeux, par son éclat, les qualités d’homme d’Etat qu’aurait révélées en lui l’exercice du pouvoir. Il était né non loin d’ici, à Pourrières, et son berceau avait été ensanglanté par l’assassinat de son père, mort victime des royalistes[7], de sorte qu’il y avait entre ce ferme républicain et la monarchie non seulement les principes de son noble esprit, mais encore le rang paternel. A ces traits vous reconnaissez Michel (de Bourges).
Ce n’est pas le moment de vous dire quels furent au 2 Décembre ses efforts, ses luttes, ses périls ; comment, traqué jour et nuit par la police, dans la compagnie d’un ami qui ne le quittait pas, il parvint enfin, après la dispersion du comité insurrectionnel, à s’enfuir en Belgique, où la rigueur du climat devait tuer cette nature méridionale. Un jour, en Suisse, où j’avais fui l’empire, au bord de ce lac des libertés helvétiques, qu’a chanté ce grand précurseur de la Révolution, Voltaire, je vis arriver un voyageur pâle, véritablement exténué, et dont l’aspect me serra le cœur. C’était Miche! (de Bourges). Une de ses premières paroles fut celle-ci : « Je rentre en France. » (L’amnistie venait d’être proclamée[8].) Et, comme je fis un mouvement dans lequel il vit une marque d’improbation : « Mon cher ami, ajouta-t-il, j’ai prévu vos objections. Regardez-moi. Je ne suis plus que l’ombre de votre ami. Je rentre en France non pour y vivre, mais pour y mourir. S’il s’agissait de vivre, je donnerais l’exemple en exil. Dites-le bien à nos amis qui pourraient mal comprendre ma résolution. » Je l’ai dit, dans le temps ; je le redis aujourd’hui devant ce monument levé en l’honneur de ses compatriotes. Je ne puis jamais penser à cette suprême rencontre sans une douloureuse émotion. Je ne devais plus revoir mon illustre ami. Trois mois après, Michel (de Bourges) mourait à Montpellier.
Ce comité comptait encore d’autres célébrités. C’était Carnot[9], l’ancien ministre de l’instruction publique en 1848, dont toute la vie a été consacrée à la défense de la République, digne héritier d’un des noms les plus glorieux de la Révolution et continuant, ainsi que son fils Sadi Carnot, ministre actuel des travaux publics, les traditions de science, de politique, de patriotisme attachées au souvenir du grand organisateur des victoires républicaines contre les monarchies coalisées.
C’était Jules Favre, dont le nom est devenu synonyme d’éloquence, ce républicain si ferme, dont on a pu, sans justice, attrister les derniers moments[10], mais dont on n’a pu effacer les services, et que la République a toujours trouvé prêt à payer de sa personne comme de sa parole.
C’était Jules Bastide, ministre des affaires étrangères en 1848, un des rédacteurs en chef de l’un des plus influents, des plus éclatants organes de la publicité dans ce siècle, l’ancien National, qui compta parmi ses rédacteurs des hommes tels que Thiers, Mignet, Carrel, Littré, Charras, Duclerc, Marrast. On ne se nomme pas soi-même après de tels hommes.
C’était Schœlcher, l’auteur de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 ; Schœlcher, le Wilberforce[11] de la France, comme Wilberforce est le Schœlcher de l’Angleterre ; Schœlcher qui fut si simplement, si grandiosement héroïque à la barricade Baudin[12].
C’était Baudin, mais de celui-là vous savez l’admirable et tragique histoire.
C’était Madier-Montjau, dont la chevaleresque ardeur démocratique n’a pas vieilli et se montre toujours prête à intervenir quand il s’agit d’un principe à défendre, d’une injustice à redresser, et dont les discours retentissent en échos si sympathiques dans le Var.
Louis Blanc eût été au rendez-vous du devoir et du péril. Mais il était déjà proscrit[13]. La douleur du grand démocrate fut d’être devancé par le coup d’Etat dans ses efforts pour rentrer dans cette France qu’il ne devait revoir qu’à la chute de l’empire.
Il est un homme dont le nom a été tellement mêlé à tous les importants événements des derniers temps de notre histoire, dont l’intervention nous paraît si nécessaire, à toute action politique, qu’on s’étonne presque de ne pas le voir parmi les défenseurs de la République menacée. C’est que l’on oublie les dates. M. Gambetta n’était pas encore né à la vie politique. Presque enfant encore, inconscient de la puissance qu’il devait prouver, du rôle qu’il devait jouer, il grandissait dans le silence et l’étude pour d’autres destinées, pour d’autres luttes, pour d’autres devoirs, auxquels il n’a pas manqué… et ne manquera pas.
Vous dont les noms sont inscrits sur cette colonne, vous qui êtes l’objet de cette grande manifestation, vous qui êtes tombés sans retentissement, mais non sans gloire, vous ne vous étonnerez pas, ombres héroïques que je mêle vos noms aux noms de ces hommes illustres.
Ce n’est pas en vain que la République a mis sur son drapeau cette sublime devise où se lit le mot Egalité. Si jamais l’égalité fut un droit et une vérité, c’est cette égalité qui élève les plus humbles au niveau des plus grands. C’est l’égalité par le devoir également accompli ; c’est l’égalité du dévouement et du talent, l’égalité de la vertu et du génie.
Mais, mes chers concitoyens, ces honneurs posthumes, que nous rendons aujourd’hui aux victimes du 2 Décembre dans le Var n’épuisent pas nos obligations. Leur dévouement en nous léguant-des exemples, nous lègue des devoirs.
Sans doute, nulles plus belles funérailles pour ces serviteurs de la démocratie que cette pieuse commémoration, par leurs concitoyens de leur courage civique et de leur fin tragique. On a dit : Noblesse oblige. On peut le dire au sujet de ces bons et courageux citoyens pour qui les inscriptions gravées sur cette colonne valent mieux que des lettres de noblesse. Mais on peut ajouter que, lorsque la mort s’accomplit dans de telles conditions et dans un tel but, mort oblige. La mort de tels hommes oblige les survivants à continuer leur action dans d’autres circonstances, sous d’autres formes, par d’autres moyens, pour d’autres buts.
Eh bien ! mes chers concitoyens, pour mieux connaître nos devoirs, interrogeons leur âme et celle de tant d’autres héros de la même heure et du même combat, à Paris et ailleurs dans l’acte suprême qui a terminé si courageusement leur vie.
Pour qui sont-ils morts ? Pour quelle République sont-ils morts ? Telle est la question qu’il faut nous adresser en présence de ce monument qui évoque et consacre leur mémoire.
Sont-ils morts pour une République qui n’aurait de la République que le nom et qui, en réalité, abriterait et dissimulerait l’esprit monarchique sous ce nom hypocritement usurpé ? Non !
Sont-ils morts pour une République de chimère et d’utopie qui, suivant un mot bien connu, lâcherait la proie pour l’ombre, méconnaitrait les conditions pratiques et nécessaires auxquelles s’accomplit tout progrès constant, régulier, et compromettrait ainsi, avec la démocratie elle-même, les résultats que cette démocratie se propose ? Non !
Sont-ils morts pour une République de parti, de faction, de violence, — de violence aux idées d’abord, aux nécessités du temps, et ensuite, par une logique inévitable, aux intérêts et aux personnes, eux qui furent les défenseurs du droit, de la loi et qui furent immolés par les violences du despotisme ? Non ! mille fois non !
Ils sont morts pour une République qui, s’inspirant des principes démocratiques, a pour origine, pour moyen, pour but, la volonté du peuple, l’action du peuple, l’intérêt du peuple.
Ils sont morts pour une République qui, au lieu de rêver stérilement l’impossible, réalise utilement le possible au fur et à mesure, et assure ainsi dans le présent et l’avenir des resultats sans cesse croissants.
Ils sont morts, non pour la République de quelques-uns, mais pour la République de tous ; non pour la République d’un parti, mais pour la République de la France, pour la République telle que l’ont voulue nos pères, une et indivisible, puissante par cette unité même, au lieu d’être affaiblie en émiettements anarchiques ; pour une République large d’esprit comme l’universalité de son droit, magnanime de cœur comme la justice de son principe.
Permettez moi encore un mot, pour tirer de cette commémoration un dernier enseignement. Les souverains d’institution monarchique ont souvent violé, comme ce monument nous le rappelle, les lois politiques et civiles. Le vrai souverain, souverain d’imprescriptible droit, le souverain populaire ne suivra pas de tels exemples ; il saura respecter et faire respecter les lois qui, en définitive, ne sont autre chose que l’expression de sa propre volonté. Ceux-là qu’une douloureuse destinée a entrainés dans les guerres civiles savent combien est redoutable cette extrémité à laquelle on se trouve réduit par les violences et les illégalités dynastiques de ne pouvoir lutter contre ces violences et ces illégalités qu’au risque d’un fratricide dont on serait l’auteur ou la victime.
Autrefois, l’irréconciliable rivalité de deux droits ennemis, le droit fictif d’un roi ou d’un empereur, le droit réel de la nation, faisait ces discordes sanglantes dont ce monument nous parle si éloquemment. Aujourd’hui, l’unité du droit républicain substitue cette grande chose, nouvelle dans le monde politique, la paix civile, à ces guerres civiles du passé, toujours en permanence, soit à l’état latent, soit à l’état d’explosion, et qui ne connaissaient d’autres alternatives que les usurpations par le prince et les révolutions par le peuple, les unes et les autres tour à tour victorieuses et vaincues. Mais la République y a mis bon ordre et irrévocable fin. Mais ce n’est pas encore assez. Il ne faut pas transformer les guerres civiles par les armes en guerres civiles par l’exclusion, par l’ostracisme politique. La République doit accueillir toutes les sincérités, tous les dévouements, tous les républicanismes, même dans leurs diversités de dates et de nuances, afin que les fils d’une même France, ralliés dans un même principe, deviennent les citoyens d’une même République. La tâche est assez haute, assez vaste, pour tenter et pour qu’il soit bon d’y appliquer toutes les pensées, toutes les volontés, toutes les capacités. En effet, la Révolution, après une période militante de près d’un siècle, où elle a traversé des fortunes diverses, entre dorénavant dans une période organique. Les destinées de la République ne sont plus affaire de combat, mais affaire de science.
C’est à la science dans tous les ordres d’idées et de faits où s’exerce l’esprit humain, et dans la politique comme dans tout le reste, de chercher, d’étudier, d’expérimenter, enfin d’innover, après preuves faites. Cela est lent, mais cela est sûr, et cette méthode scientifique est vraiment une méthode nécessaire, qui prévient et empêche les aventures en avant comme les aventures en arrière. Ni stagnation, ni précipitation ! Ni timidité, ni témérité ! Telle est la conception saine des choses de la politique. Telle est l’idée sage, et véritablement pratique et virile, que s’en fait le gouvernement. Quelques esprits, dont je comprends et honore les excellents mobiles, mais qui, à mon sens, se trompent, comparant ce qui a été fait à ce qu’ils rêvent, impatients du mieux, injustes envers le bien, calomnient inconsciemment la République, en se plaignant de la lenteur ou de l’insuffisance des progrès accomplis. Est-il certain qu’une autre conduite eut fait plus et mieux ? Soyons justes ! soyons sensés ! laissons là les déclamations vaines ! Et, puisqu’il s’agit de faits, invoquons les faits.
Reportez-vous à dix ans en arrière, — et certes ce n’est pas un long espace de temps dans la vie d’une nation —, alors que la France était envahie jusqu’à la Loire, alors que tout était ruine, malheur, désorganisation, désespoir. Si alors on avait dit : « Une rançon formidable, telle que jamais vainqueur n’en imposa au vaincu, une rançon de cinq milliards sera payée, avant l’heure, sans que le crédit républicain fléchisse, grâce à l’illustre homme d’Etat, au grand patriote à qui on a décerné si justement le nom de Libérateur du territoire. Il faudra des milliards encore pour la réorganisation de notre armée, pour la réfection de notre matériel militaire et naval. Ces milliards, on les trouvera. Il y aura des dégrèvements d’impôts par centaines de millions, et les plus-values du budget n’en continueront pas moins. Un colossal système de travaux publics, comptant aussi par milliards, sera inauguré en vue du complément de nos voies ferrées et de l’amélioration de nos ports. De larges dotations seront fournies aux écoles et aux chemins vicinaux par la création de caisses spéciales, afin de donner toute leur force à ces deux puissants instruments de civilisation, les écoles et les routes. Une des plus grandes, des plus vitales réformes qui puissent être tentées dans aucun pays, une des plus nécessaires sous le régime du suffrage universel, la réforme intégrale de l’instruction publique, organisme et méthode, sera accomplie par l’initiative d’un éminent ministre, — ce ministre, vous le connaissez, c’est l’honorable M. Jules Ferry, président du conseil, — qui aura l’honneur d’attacher son nom à ce qui, il est vrai, est son œuvre, à une phase décisive de l’éducation nationale. Des lois importantes, longtemps désirées, jamais obtenues, telles que les lois sur la presse, sur les réunions, seront votées par le Parlement. Enfin, rien ne sera négligé pour améliorer le niveau matériel et moral de cette France qu’il n’a pu dépendre même de l’empire d’abaisser entièrement. » Oui, si une espérance hardie avait fait de telles prédictions, on aurait crié à l’impossible. Et bien ! cet impossible est la réalité.
Et j’omets bien des traits du tableau. Soyons donc justes envers ce passé de la République. Soyons confiants dans son avenir.
Voilà ce qu’a fait le gouvernement de la République, ce qu’il continuera de faire en y ajoutant sans cesse et en en rapportant tout l’honneur à la nation, sans laquelle il n’est rien, il ne peut rien.
Toujours respectueux de la souveraineté nationale, soit que cette souveraineté s’exerce indirectement par l’intermédiaire du Parlement, soit qu’elle entre elle-même directement en exercice, comme dans la période électorale actuelle, pour choisir en toute sincérité, en toute liberté ses mandataires, le gouvernement n’a jamais qu’un but et une volonté, la volonté et le but de la France.
Fort de la force de son principe et des institutions qui en sont la consécration, il n’a pas besoin des forces artificielles par lesquelles d’autres gouvernements s’efforçaient de remédier à l’irrémédiable faiblesse de leurs principes et de leur origine.
Dans sa force et dans sa probité, il dédaigne et répudie ces pratiques, ces pressions d’un passé qui ne reviendra plus, et par lesquelles ces gouvernements se faisaient un Parlement a leur image, et non à l’image de la nation, qu’ils redoutaient en l’asservissant.
Après cet admirable discours, où éclatent le patriotisme et le jugement supérieur de l’éloquent publiciste que le gouvernement de la République a placé à la tête du département du Var, MM. Bessat, procureur général ; Gariel, ancien proscrit ; Dréo, député ; Castelan, adjoint au maire de Draguignan, et M. Maurel se font applaudir par des discours vigoureux et marqués au sceau d’un ardent républicanisme.
On a principalement acclamé l’éloquence énergique et élevée de M. Bessat, rappelant la dernière parole de Martin Bidauré et rendant justice aux défenseurs de la loi.
Le soir, Aups était illuminé brillamment, et la fête où se détachait cette inscription de circonstance :
Honneur aux victimes de 1851
Nous adressons à la municipalité d’Aups et au conseil général du Var, qui l’a soutenue dans cette généreuse entreprise, toutes nos félicitations, et nous souhaitons que l’exemple de cette belle et haute inspiration républicaine rencontre de nombreux imitateurs.
[1] Jean-Baptiste Carmagnole, un des principaux acteurs de la résistance aupsoise, condamné en correctionnelle à un mois de prison.
[2] C’est une redite : Victor Fabre est procureur de la République à Draguignan.
[3] Philémon Mossy avait alors 15 ans.
[4] C’est le 22 décembre que la gendarmerie vint arrêter sept des Aupsois inculpés, dont Joseph Maurel, le vermicellier, qui relate cette journée dans Mes mémoires sur les événements de 1851 à Aups et neuf mois de captivité, Association 1851, 2016.
[5] Le nombre exact est assez flou. Maurice Agulhon (La République au Village, page 444 de l’édition de 1979) dit qu’il devrait y avoir 2458 condamnations, mais qu’on en trouve 2466.
[6] Avec 3147 poursuivis, le Var est largement en tête des départements où la répression fut la plus large. Le deuxième, les Basses-Alpes, eurent 1664 poursuivis.
[7] Massacré avec 17 autres républicains de Pourrières par des brigands royalistes en l’an VI.
[8] Il s’agit là d’une erreur d’Alexandre Rey : l’amnistie ne fut donnée que le 16 août 1859 et surtout Michel de Bourges ne figurait pas sur la liste des proscrits. Il est mort à Montpellier le 16 mars 1853.
[9] Hippolyte Carnot.
[10] Il fut convaincu en 1871 d’avoir falsifié des documents d’état-civil. Il est décédé le 19 janvier 1880.
[11] William Wilberforce (1759-1833) fut l’un des leaders du mouvement abolitionniste anglais.
[12] Alexandre Rey omet ici de rappeler que Victor Schœlcher fut un des premiers à publier en 1852, depuis son exil londonien, un récit du coup d’Etat et de la résistance qui lui fut opposée : Histoire des crimes du 2 Décembre.
[13] Contraint à l’exil après les journées de Juin 1848, il avait refusé l’amnistie de 1859.