La résistance au coup d’Etat d’après quelques  manuels scolaires

publié dans le bulletin numéro 18, octobre/novembre 2001

La résistance au coup d’Etat du 2 décembre d’après quelques manuels scolaires des années vingt à quarante

 

 par Jean-Marie Guillon

 

 

La lecture des passages consacrés à la fin de la Seconde République dans les manuels scolaires depuis un siècle révèle quelques surprises, qui ne sont pas forcément mauvaises. Une étude systématique s’imposerait, mais tel n’est pas le but de ces quelques lignes. Je me contenterai de relever quelques exemples qui donnent à réfléchir.

 

La France de l’Entre-deux-guerres reste coupée en deux et Vichy sera bien la victoire provisoire d’une France, conservatrice et cléricale, sur l’autre, la France républicaine « avancée ». Le manuel d’Histoire de France rédigé par le chanoine Guillermet le prouve. Ce manuel, édité par H. Guillemare dans la collection « Les classiques catholiques », est destiné aux élèves du certificat d’études et du cours supérieur. Il date des années 1920 (programme de 1922). Voici comment il présente les événements qui nous intéressent :

 

« 4. Louis-Napoléon président de la République (1849-1851). – Les députés de l’Assemblée législative étaient en majorité royalistes. Ils combattirent les républicains et les socialistes. Par les lois de 1850, ils réduisirent le nombre des électeurs et supprimèrent presque entièrement la liberté de la presse. Ces mesures ne les rendirent pas populaires.

 

L’Assemblée législative vota une excellente loi, la loi Falloux (1850), donnant enfin la liberté de l’enseignement secondaire. Désormais, à côté des lycées de l’Etat, il y eut des établissements libres catholiques.

 

L’Assemblée législative avait le projet de remettre un roi sur le trône de France, soit un Bourbon (le comte de Chambord), soit un d’Orléans (le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe). Cela ne faisait pas l’affaire du président Louis-Napoléon, qui voulait garder le pouvoir pour lui seul. Il se brouilla avec la Législative et, pour gagner le peuple à sa cause, il proposa le rétablissement du suffrage universel, aboli en 1850. En même temps, il se rendait très populaire dans l’armée, où le nom du grand Napoléon était toujours en grand honneur.

 

5. Coup d’Etat du 2 décembre 1851. – Le président Louis-Napoléon se débarrassa de la Législative par un coup d’Etat.

 

Dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851, il fit arrêter les principaux députés, déclara l’assemblée législative dissoute et le suffrage universel rétabli. Il annonça que lui-même ferait une nouvelle constitution.

 

Le peuple ne s’insurgea pas et laissa faire ce coup d’Etat. Il n’avait pas envie de reprendre les armes pour une assemblée royaliste qu’il n’aimait pas. Il y eut seulement un petit essai de résistance républicaine à Paris, qui fut tout de suite brisé. C’est là que fut tué le député républicain Baudin. D’ailleurs le prince-président, pour empêcher tout tentative d’insurrection, fit arrêter plus de 30.000 personnes à Paris et en province, qu’on exila, emprisonna et même déporta sans pitié. Les plus illustres de ces exilés furent le grand poète V. Hugo et l’ancien ministre de Louis-Philippe, Thiers.

 

Le peuple français approuva à une immense majorité le coup d’Etat de Louis-Napoléon par ce qu’on appelle un plébiscite, c’est-à-dire un vote général par oui ou par non de tous les citoyens. »

 

Version en quelque sorte lénifiante des événements, catholique, bien pensante, elle est bienveillante à l’égard du pouvoir. Elle se prolonge en fin de leçon par des « Réflexions » sur le suffrage universel très typiques de ce milieu :

 

« Le suffrage universel est une chose très juste en principe. Il est en effet très juste que tous les citoyens prennent part à l’élection des députés, chargés de s’occuper des affaires du pays.

 

Mais, depuis 1848, tous les électeurs français sont égaux en droit, les gens instruits comme les ignorants, les pères de famille pleins d’expérience comme les très jeunes gens célibataires. Est-ce raisonnable ? … Pour remédier à ce défaut du suffrage universel, certains pays ont donné plus de voix (3 ou 4) aux pères de famille ou aux gens instruits qu’à ceux qui n’ont ni expérience ni savoir. C’est ce qu’on appelle le vote plural ».

 

La comparaison avec le manuel Malet Isaac rédigé au même moment (1922) sur le même programme est révélatrice. Le son de cloche est ici bien différent. Il s’agit là d’une version républicaine et laïque des événements :

 

« L’Assemblée législative – Le Président et l’Assemblée législative travaillèrent avec un égal acharnement à détruire le régime et le parti républicain.

 

Les républicains démocrates ou montagnards, dont le chef était Ledru-Rollin, formaient encore à l’Assemblée un minorité active. Pour protester contre l’intervention militaire à Rome en faveur du pape, ils organisèrent le 13 juin 1849 une manifestation qui fut réprimée par la force. Ce fut le signal d’une violente réaction. Les principaux chefs montagnards furent arrêtés ou obligés de s’enfuir à l’étranger.

 

L’Assemblée vota plusieurs lois de réaction. Les deux principales furent : en 1850, la loi Falloux, œuvre du parti catholique, qui abolit le monopole universitaire et établit la liberté d’enseignement, principalement au profit du clergé ; puis la loi électorale du 31 mai qui exigeait, pour être électeur, trois ans de domicile dans le canton ; en fait, c’était abolir le suffrage universel ; le droit de vote fut retiré ainsi à 3 millions d’électeurs, ouvriers pour la plupart.

 

Le coup d’Etat – L’assemblée songeait à une restauration monarchique. Mais Louis-Napoléon songeait de son côté au rétablissement de l’Empire. La Constitution ne lui permettant pas de se faire réélire en 1852, il demanda la révision de la Constitution : elle fut repoussée par l’Assemblée. Alors Napoléon se résolut à un coup de force.

 

Le coup d’Etat, organisé par Morny, Maupas et Saint-Arnaud, eut lieu le 2 décembre 1851. Tandis qu’il faisait arrêter les chefs de la majorité, le Président décrétait la dissolution de l’Assemblée et le rétablissement du suffrage universel (mesure destinée à lui concilier les ouvriers). Les députés monarchistes, s’étant réunis pour protester, furent arrêtés en masse. Les députés républicains essayèrent en vain de soulever les faubourgs : Baudin se fit tuer sur une barricade pour entraîner les ouvriers. Le 4 décembre, la foule des boulevards fut décimée par une terrible fusillade : Paris terrorisé ne bougea plus.

 

Dans les départements, les sociétés républicaines tentèrent de résister. Mais la répression fut prompte, et telle qu’elle mit pour longtemps le parti républicain hors de combat. Des milliers de personnes furent arrêtées, traduites devant les conseils de guerre, déportées, même sans jugement à la Guyane ou en Algérie. 84 députés, parmi lesquels Victor Hugo, furent expulsés de France « pour cause de sûreté générale ».

 

Comme après le 18 brumaire, le coup d’Etat fut ratifié par un plébiscite ; il obtint plus de 7 millions de suffrages contre 600 000. La masse de la population avait approuvé par peur de ceux que l’on appelait « les rouges », républicains avancés et socialistes. »

 

Cette version a une autre allure que la précédente, mais remarquons combien la « périphérie » insurgée reste imprécise…

 

Le fameux manuel Lavisse (Nouveau cours d’histoire, Armand Colin, édition de 1933) offre une relation très comparable de la situation en 1849 -1851, mais avec des variantes et des détails supplémentaires  :

 

« L’Assemblée législative, qui remplaça la Constituante, fut longtemps d’accord avec Louis-Napoléon pour accentuer la réaction. Les derniers clubs furent fermés et les journaux républicains accablés de condamnations. La loi Falloux mit sous la surveillance du clergé tous les établissements publics d’enseignement, et permit l’ouverture d’écoles libres, qui furent presque toutes des écoles catholiques.

 

En fin en mai 1850, l’Assemblée vota une loi qui mutilait hypocritement le suffrage universel. Elle laissait aux citoyens le droit de vote, mais exigeait trois ans de domicile pour qu’ils pussent s’en servir. C’était exclure beaucoup d’ouvriers obligés de se déplacer sans cesse pour trouver de l’ouvrage. À Paris, 64 électeurs sur 100 furent rayés des listes électorales, et, dans la France entière, trois millions sur neuf.

 

12 ~ Le coup d’Etat du 2 décembre 1851. – Le prince-président avait évité d’approuver cette loi-là. Il était bien aise que l’Assemblée se rendit impopulaire. Celle-ci travaillait à rétablir la royauté, Louis-Napoléon voulait garder le pouvoir. Il demanda à l’Assemblée de changer un article de la Constitution qui interdisait la réélection du président. L’Assemblée refusa.

 

Le président était entouré de gens qui manquaient d’argent comme lui, d’aventuriers résolus à tout. Les principaux étaient Morny et le ministre de la Guerre Saint-Arnaud. Ils décidèrent le président à faire un coup d’Etat.

 

Dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851, les députés les plus influents furent arrêtés. Le lendemain 2 décembre, l’Assemblée fut déclarée dissoute, et le suffrage universel rétabli.

 

Une tentative de résistance républicaine à Paris fut brisée par la troupe. Le député Baudin périt sur une barricade, et beaucoup d’insurgés furent fusillés sans jugement. Il y eut des tentatives de résistance dans certains départements. Elles furent également brisées. Des commissions mixtes, composées du préfet, d’un magistrat et d’un général, firent déporter en Algérie ou aux colonies des milliers de citoyens sans même les entendre.

 

Cependant un plébiscite approuva le coup d’Etat ; la Constitution de janvier 1852 nomma Louis-Napoléon président pour dix ans. En décembre suivant, un autre plébiscite rétablit l’Empire, et Louis-Napoléon devint l’empereur Napoléon III. Les dangers de la liberté amenaient donc la France à accepter un maître, comme un demi-siècle auparavant ; mais, cette fois, c’était un maître sans génie » …

 

La formule finale laisse perplexe et ouvre pour le moins la porte à beaucoup d’indulgence à l’égard de la dictature.

 

La dictature, la France allait la connaître quelques années après avec l’Occupation et le régime de Vichy. C’est de cette période que sort mon dernier exemple. Il s’agit des surprenants manuels de Paul Louis Duprez, inspecteur général des écoles primaires, édités par Albin Michel en 1941 et 1942. Surprenants car la musique qu’ils font entendre n’est pas celle que l’on s’attend à écouter. On aimerait en savoir plus sur l’auteur, la réception de ses ouvrages, les modifications éventuelles apportées, etc. Remarquons simplement que ces manuels sont édités à Paris et que, sans doute, au même moment il aurait été impossible de les éditer en zone non occupée, dans le « royaume du Maréchal ». Sans doute la censure allemande était-elle moins sourcilleuse sur l’interprétation du passé que celle de Vichy, moins cléricale, plus « ouverte » vis-à-vis de la tradition républicaine et révolutionnaire. Il n’empêche…

 

Le manuel de 1941 (Histoire de France, cours élémentaire) évoque succinctement – ce sont de petites classes – la Seconde République en soulignant cependant l’obtention du suffrage universel. Le passage se termine ainsi :

 

Louis-Napoléon Bonaparte « fit un coup d’Etat (2 décembre 1851), c’est-à-dire qu’il emprisonna les députés et s’empara du pouvoir. L’illustre Victor Hugo, qui avait voulu combattre le président, fut obligé de partir en exil. Il devait y vivre dix-huit ans ». Mais ce qui suit sur le Second Empire ne manque pas non plus de sel et de courage républicain puisque le régime est désigné comme « gouvernement despotique », « règne de la police » où « tous ceux qui déplaisent au gouvernement sont punis par les tribunaux »… En 1941, sous l’Occupation et Vichy.

 

Le manuel du même auteur daté de 1942 (cours moyen) est encore plus explicite. Il donne assez de détails sur la Seconde République pour consacrer trois paragraphes aux « Lois de réaction » (sic), dont la loi Falloux qui « mit les instituteurs sous la surveillance du clergé et les obligea à enseigner le catéchisme ; en outre, elle permit au clergé d’ouvrir des écoles et de confier l’enseignement à des congréganistes sans diplômes »… Après avoir mentionné la loi électorale de 1850, il en vient au :

 

« Coup d’Etat du 2 décembre 1851. – L’Assemblée législative voulait rétablir la monarchie ; mais le président tenait à garder le pouvoir et il prépara sa réélection par des voyages dans les départements où il se faisait acclamer (remarque 1 : la phrase s’applique à merveille aux voyages du Maréchal…).

 

Pour gagner la sympathie des ouvriers, il proposa à l’Assemblée l’abolition de la loi électorale de 1850 et le rétablissement du suffrage universel sans restriction. La proposition fut repoussée. Dès lors, il jugea qu’il pouvait agir contre l’Assemblée qu’il sentait impopulaire (remarque 2 : une lecture « résistante » de 1942 pense immédiatement à juillet 1940).

 

Dans la nuit du 2 décembre 1851, il fit arrêter les députés les plus influents : Cavaignac, Changarnier, Lamoricière, Thiers, Martin Nadaud, etc., et décréta la dissolution de l’Assemblée.

 

Plusieurs députés, Victor Hugo, Carnot, Schœlcher, Baudin, essayèrent de soulever le peuple contre ce coup d’Etat de Bonaparte ; mais on ne les écouta pas.

 

Toutefois, le 3 décembre, des barricades s’élevèrent dans le faubourg Saint-Antoine, Baudin fut tué sur l’une d’elles et les soldats firent pleuvoir une grêle de balles sur les combattants et même sur la foule désarmée (4 décembre).

 

Un grand nombre de républicains, de Paris et des départements, furent déportés à Lambessa (Algérie) et à Cayenne (Guyane).

 

Le peuple, trompé, approuva par 7 millions de voix le crime de Bonaparte, et un an après, jour pour jour, le 2 décembre 1852, le Président, traître à son serment de maintenir la République, fut proclamé empereur sous le nom de Napoléon III. »…

 

Qu’ajouter de plus à cette profession de foi qui ne manque pas d’allure à ce moment-là ?

 

La leçon se termine, comme il se doit, par un résumé de la même eau (l’Assemblée « vota plusieurs lois réactionnaires, notamment la loi Falloux qui mettait l’enseignement sous la direction du clergé, et une loi électorale qui mutilait le suffrage universel »), une gravure représentant la mort de Baudin sur une barricade, une lecture sur la réaction au coup d’Etat à Paris et, enfin, par une recherche d’ « Histoire locale » qui ne va pas dans le sens de ce que Vichy (qui promeut cette histoire) souhaitait. Le sujet, en effet, est le suivant :

 

« Parlez des victimes du coup d’Etat de 1851, dans la région que vous habitez »….

 

C’est, notons-le, le seul manuel à exprimer ce souci d’enracinement.

 

Au même moment, la presse d’extrême-droite essaye au contraire d’extirper ce passé qui la révulse. L’hebdomadaire Gringoire, publié à Marseille, l’un des hebdomadaires les plus importants du moment, dénonce systématiquement dans une rubrique intitulée « Répétez-le » hommes et choses qui rappellent par trop la République. On peut lire dans son édition du 13 mars 1941 :

 

« Il y a encore beaucoup à faire dans le Var ….. À Toulon, la rue Jean Jaurès est redevenue rue Nationale. Parfait.

 

Mais il reste :

 

Rue Augustin-Daumas. Son nom est lié à la révolte du Var de 1851. Ce n’est pas une référence !

 

Faubourg et rue Armand-Barbès. La plaque porte « Bayard de la Démocratie ». Singulière façon d’écrire l’Histoire. Barbès était un tueur comme Louis Blanc, dont le nom est également offert à l’admiration des foules.

 

Et puis, il faut choisir. Si l’on glorifie les insurgés de 1851, il faut proscrire Henri Pastoureau, dont une rue porte le nom, et qui a maté la rébellion et l’a écrasée à Aups.

 

….

 

À Salon, il est surprenant que les noms de rues portent toujours des noms indésirables comme Daladier, les Droits de l’Homme, la Révolution, etc…

 

Faites la Révolution nationale ! ».

 

L’auteur de l’article, Paul Lombard, a raison sur un point : il faut choisir. Et c’est bien pour ça que nous avons choisi.

 

 

 

                                                                        Jean-Marie GUILLON