COMMEMORER POUR EMBAUMER  OU POUR  PENSER ?

article publié dans 36000 communes, revue de la Fédération Nationale des Maires Ruraux, numéro spécial, septembre 2002 et dans notre Bulletin n°21 (octobre 2002)

COMMÉMORER POUR EMBAUMER  OU POUR  PENSER ?

 par Pierre-Yves Collombat

 

La France adore les enterrements et les commémorations. Ayant rarement un mort de conséquence  sous la main au bon moment, elle a pris de plus en plus l’habitude de convoquer l’Histoire, ce  réservoir inépuisable. Alors, elle commémore : la Grande Révolution évidemment, mais aussi, le sacre de Clovis, la mort de Saint-Louis, la naissance de Napoléon, l’abolition de l’esclavage, l’an 2000 etc. etc.

 

Progressivement l’Institution est venue relayer et rendre permanent ce penchant naturel.

Ainsi Edmond MICHELET, ministre d’Etat, crée-t-il en juillet 1969, une « Délégation aux actions commémoratives », transformée en 1974 par Maurice DRUON  en « Délégation aux commémorations » ; une « Association pour les célébrations nationales » vient l’épauler et en tant que de besoin  des « Commissions et des Missions spéciales ».

« Devenue un rite national en même temps qu’une industrie éditoriale et médiatique, la commémoration poursuit, au gré capricieux des dates sa remobilisation du passé à l’usage du présent. » (Le Débat mars-avril 1999)

 

Mais cette remobilisation du passé, contrairement aux apparences, ne doit pas tout au hasard ; certains évènements ou personnages  s’y prêtent mieux que d’autres : ceux qui ne dérangent pas la vision convenue du passé, donc du présent. Quand l’anniversaire est incontournable, on  gomme ce qu’il pourrait conserver d’inquiétant.

On se souviendra longtemps de la parade commandée à JP.GOUDE pour les deux cents ans de la Révolution Française : un spectacle, composé pour ne produire que l’effet d’un spectacle et surtout pas signifier quelque chose. A quelques détails près, il pourra resservir pour célébrer, sous le millésime qu’on voudra, la naissance de GANDHI, celle du Chemin de fer ou d’HOLLYWOOD ; à moins que ce ne soit le jubilé de la reine VICTORIA. Pour celui-ci, en tous cas rien ne manquerait, ni les régiments écossais de la Garde, ni les ballets londoniens, ni les cipayes, pas même les éléphants indiens. Encore une fois, le but des commémorations n’est pas d’aider à penser le présent en revisitant le passé, mais de conforter le premier en momifiant le second ; accessoirement de stimuler l’industrie touristique et donner du grain à moudre aux rédactions.

 

Figurent au rang des évènements dérangeants de notre Histoire, le coup d’Etat de LOUIS NAPOLEON BONAPARTE et la  manière dont il fut reçu dans le pays. On se serait attendu que la République institutionnelle et médiatique, si friande pourtant de célébrations, rappelle qu’il y a 150 ans, PARIS et un partie des départements se sont soulevés, souvent sans grand espoir de victoire, pour résister à la forfaiture du premier Président de la République Française élu au suffrage universel (masculin) direct. Les occasions de leçons collectives de civisme n’étant pas si courantes, par les temps qui courent, un tel silence intrigue.

 

La raison de ce refoulement pourrait bien être l’ambiguïté de l’événement, celle de l’acteur principal et de toute la troupe. Les admirateurs de LOUIS NAPOLEON, modernisateur de la France, ne tiennent pas à rappeler comment il est arrivé au pouvoir ; les inconditionnels du parlementarisme et de l’Etat de Droit eux, ne parviennent pas à oublier que le parjure a rétabli le suffrage universel supprimé par une Assemblée conservatrice, autorisé les premiers syndicats alors que la République avait noyé dans le sang les aspirations sociales du peuple. Rien d’étonnant si le moment venu il se désintéressa de son sort.

Du côté des français, qu’il s’agisse de la bourgeoisie, des ouvriers ou des paysans, les choses ne sont ni plus simples ni plus claires. Une minorité importante se souleva mais une majorité approuva le coup d’Etat, quand elle ne participa pas activement à la répression.

 

De là un certain malaise face à l’évènement. Même la III°République qui réhabilita les insurgés et pensionna certains proscrits, les laisse à la porte de son Panthéon. « C’était un coup d’Etat, c’est-à-dire une violation de la loi beaucoup plus grave que celle qui avait été commise par CHARLES X en 1830. Il y eut à PARIS et dans les départements quelques résistances ; mais les défenseurs de la Constitution furent partout vaincus ; les uns périrent  les armes à la main ; les autres furent déportés. » Ces deux phrases sont tout ce que le manuel « D’histoire de France » (Cours Supérieur 1895) de E. LAVISSE consacre à l’épisode.

Le « MALET et ISAAC » (édition de 1961), évoque, lui « le coup d’Etat de 1851 » en une page, la moitié étant consacrée aux évènements parisiens :

« Paris terrorisé ne bougea pas.

En revanche, des soulèvements éclatèrent dans une quinzaine de départements et des paysans mêmes  prirent parfois les armes. L’ordre fut promptement rétabli et le gouvernement pu se poser en sauveur aux yeux de la bourgeoisie, menacée, disait-il, d’une jacquerie. »

Suit l’évocation de la terrible répression, des arrestations et déportations puis du plébiscite. « La France abdiquait sa liberté », conclut le manuel ce qui, effectivement ne se prête guère à la commémoration.

 

Pendant longtemps aussi, condamnations et proscriptions, sauf peut-être en ALGERIE, de façon plus ou moins mythique d’ailleurs, restèrent des secrets de familles, enfouis au plus profond des tiroirs familiaux. Même une fois la République assurée, on ne se vantait pas d’avoir souffert pour elle ou d’être un descendant de proscrit.  

 

Ambiguïté des « souverains », ambiguïté du « souverain populaire », ambiguïté des républicains eux-mêmes, silence des victimes, cela rappelle trop l’histoire récente pour que l’Institution commémorante prenne le risque d’une résurrection sans évidence médiatique.

 

Certains cependant l’ont pris ce risque ; des associations locales (nombreuses), des municipalités, des Conseils Généraux. Parmi eux le Conseil Général du VAR a initié et soutenu toute une palette d’actions, de la réédition d’ouvrages introuvables à la réalisation de spectacles, en passant par expositions, conférences, frappes monétaires etc.

 

Dans tous le sud de la France qui regroupe l’essentiel des départements insurgés, la cheville ouvrière de la célébration de la résistance au coup d’état de 1851 a été et demeure l’association interdépartementale « 1851-2001 » que préside l’historien R.MERLE. Son site internet rassemble une importante documentation ouverte à tous.

 

Parce que ces évènements passés concernent directement la démocratie locale et les communes rurales nous  avons demandé à R.MERLE de nous les présenter sous cet angle.

 

C’est que l’histoire de la démocratie locale et des communes est elle-même difficile à lire. Depuis la fin de l’épisode révolutionnaire qui les vit naître, elle peut être suivie selon deux fils rouges de directions contraires : celui, politique, du progrès continu, d’abord lent, puis accéléré ces vingt dernières années, de la décentralisation, autrement dit de l’autonomie locale ; celui administratif, des tentatives répétitives du pouvoir central pour le brider. Dans le temps même où l’on célèbre cette indispensable « cellule de base de la démocratie », ce qui revient à reconnaître qu’elle participe du politique, on continue à n’y voir juridiquement qu’une simple entité administrative. Nous vivons toujours dans cette confusion que la distinction, apparemment claire des domaines administratif et politique, de la Loi et du Règlement ne fait que masquer ; de plus en plus mal d’ailleurs.

 

Les évènements de 1851 avec la distance et dans leur complexité, permettent de penser autrement les questions qui se posent à la démocratie aujourd’hui ; pas parce qu’on pourrait y trouver des leçons, mais par référence à une problématique commune. L’une des problématiques c’est celle, incontestablement, de la « souveraineté », autrement dit, de la légitimité politique.

« Parmi les maux dont souffre la FRANCE, écrit Henri MANDRAS, il en est un, sans doute le plus grave et le plus pernicieux, dont on ne parle guère, sinon pour l’exorciser et non pour le diagnostiquer et le guérir. Ce mal particulier à la France, dont les autres pays ne souffrent pas de la même manière, pourrait être nommé : le mal de BODIN, du nom de celui qui inventa le concept de souveraineté à la Française. » (« Le mal de BODIN. A la recherche de la souveraineté perdue ». Le Débat mi-août 1999)

 

En 1851, les communes insurgées se sont estimées, devant la forfaiture du pouvoir central, détentrices de la « souveraineté » et en charge  des intérêts supérieurs de la République.

Contrairement à la fiction absolutiste et jacobine (enfin, ce à quoi on la réduit) qui veut, avec J.BODIN, que la souveraineté (monarchique ou républicaine «  une et indivisible ») se concentre et se résume au Centre, les collectivités locales n’ayant qu’un rôle administratif et un statut dérivé, les insurgés ont affirmé le rôle et la dimension politique des dites collectivités, des « cellules de base de la démocratie ».

 

Le jacobinisme de stricte observance demeure aujourd’hui le cadre conceptuel de référence de la pensée politique française. Or, il ne permet pas de penser les problèmes auxquels la démocratie est confrontée aujourd’hui dans notre pays. Si les choses évoluent, c’est sous la pression des évènements, de manière pragmatique et au prix d’un bricolage intellectuel instable. Aucune pensée n’accompagne le mouvement de la réalité et l’écart entre les deux se creuse. Que ce soit un travers de l’époque ne justifie pas de s’en satisfaire aussi facilement.

Il faut bien comprendre, en effet, que l’on n’achèvera pas la décentralisation, que l’on ne réalisera pas l’indispensable EUROPE démocratique, que l’on ne réglera pas la question CORSE, que l’on ne tranchera pas celle du vote (local pour l’instant) des étrangers, tant qu’on ne posera pas autrement la question de la souveraineté du peuple et de ses modalités d’expression ; tant que l’on refusera d’admettre qu’elle ne s’exprime pas seulement par voie de référendum et d’élections nationales, mais aussi d’autres manières, par et dans les collectivités locales notamment. Le chantier de cette refondation théorique est immense.

 

C’est à cette réflexion que nous invite ce retour en arrière sur les évènements complexes de 1851. De ce passé nous aurions tort de faire table rase ; il pourrait bien, en effet, être l’une des clefs de notre avenir.

 

P.Y COLLOMBAT.